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Titre Une gestion plurielle des illégalismes : négociations et contradictions dans la régulation des eaux usées au Maroc
Auteur Pierre-Louis Mayaux, Naïma Fezza, Zhour Bouzidi
Mir@bel Revue L'année du Maghreb
Numéro no 28, 2022 Dossier : Libye(s) en devenir. Déchiffrer le changement sociopolitique en diachronie et à plusieurs échelles
Rubrique / Thématique
Varia et recherches en cours
Page 141-156
Résumé Les travaux sur la gestion des illégalismes par l'État se focalisent le plus souvent sur leur traitement différentiel selon les groupes sociaux concernés. Ce faisant, ils s'intéressent moins aux rapports de force, négociations et compromis internes à l'État qui façonnent la régulation des pratiques illicites. En miroir de la gestion différentielle des illégalismes, cet article se penche ainsi, dans le cas du Maroc, sur leur gestion plurielle, telle qu'elle émerge des interactions entre une diversité d'organisations publiques concernées par un même ensemble de pratiques extra-légales, et qui nourrissent des positionnements différents à leur égard. Il le fait en étudiant l'utilisation d'eaux usées non traitées, donc fortement contaminées, pour une petite agriculture maraîchère au cœur de la ville de Meknès. La gestion de ces usages d'eau illicites implique en premier lieu les agents locaux du ministère de l'Intérieur (les moqqadems) ainsi que leur hiérarchie (caïds, Direction générale des affaires intérieures à Rabat). Mais elle mobilise également d'autres acteurs publics, à l'image de la Régie autonome de distribution de l'eau et d'électricité de Meknès (RADEM), de l'Agence de bassin hydraulique du Sebou (ABHS) qui délivre les autorisations d'usage de l'eau, et de la commune de Meknès. Comment toutes ces organisations interagissent-elles donc dans la gestion de ces illégalismes, et avec quels effets ? L'enquête révèle que la gestion des illégalismes est parcourue de tensions et de contradictions entre ces différents segments de l'État. Ces tensions engendrent des compromis instables et de fréquents basculements entre indulgence, négociations et coercition. Ainsi, les moqqadems se montrent structurellement portés à l'indulgence en raison de deux facteurs principaux : leur confrontation directe et quotidienne avec les capacités de résistance collective des usagers, qui les dissuade de réprimer trop fortement ; et leur homologie de position subalterne avec ces derniers, qui les rend sensible à l'économie morale de la subsistance qui anime les agriculteurs. Mais cette posture d'indulgence avive les tensions avec d'autres acteurs publics. C'est notamment le cas de la RADEM, qui voit une partie des eaux usées être interceptées avant de parvenir à sa station de traitement, ce qui en menace le bon fonctionnement. Ses responsables regrettent la tolérance dont font preuve les moqqadems, en même temps qu'ils critiquent l'inaction de l'ABHS qui a pour mandat légal de vérifier, en collaboration avec le ministère de l'Intérieur, la légalité des prélèvements en eau. La commune de Meknès cherche également à interrompre ces pratiques qui vont à l'encontre de sa stratégie de mise en place d'une zone paysagère et récréative dans cet espace urbain central. Ces diverses pressions conduisent les moqqadems à façonner des compromis changeants et incertains avec les agriculteurs, marqués en particulier par une recherche d'invisibilisation des illégalismes dans l'espace public. Ainsi, et contrairement à ce que la littérature sur les indulgences de l'État tend le plus souvent à montrer, la régulation des pratiques illicites ne garantit nullement un échange politique minimalement satisfaisant entre gouvernants et gouvernés. Les frustrations abondent plutôt de part et d'autre. Nombres d'acteurs administratifs souhaiteraient en effet des sanctions bien plus fermes ; tandis que les moqqadems sont sans cesse exposés à des pressions contradictoires, entre demandes de coercition, capacités de résistance des agriculteurs et reconnaissance de leur droit à la subsistance. Quant aux agriculteurs, la perpétuation de leurs pratiques illicites ne leur ouvre pas la perspective d'un véritable développement, mais témoigne plutôt d'une situation d'impasse et d'absence d'alternative. Comme ailleurs, la situation irrégulière est vécue comme une forme de « citoyenneté dégradée » : elle constitue un agencement complexe, précaire et sans cesse modifié de légalité et d'illégalité. L'élargissement de l'analyse à l'ensemble des intervenants étatiques impliqués dans la gestion des illégalismes permet ainsi de ne pas présupposer trop hâtivement la fonctionnalité de cette gestion pour la reproduction de l'ordre social. La régulation plurielle et souvent contradictoire des illégalismes n'engendre pas nécessairement la gratitude et la loyauté politique des publics concernés. Elle révèle tout autant la fragilité et l'instabilité des compromis entre l'État et ses populations subalternes, et les frustrations que ces compromis engendrent.
Source : Éditeur (via OpenEdition Journals)
Résumé anglais Foucaldian studies on the management of popular illegalisms tend to focus on their differential treatment by the State according to the social groups concerned. In doing so, they have been less interested in the everyday power relations, negotiations and compromises within the state that shape the regulation of illegal practices. In the case of Morocco, this article thus looks at the plural management of illegalisms -rather than their differential one- as it emerges from the interactions between a variety of public agencies concerned with the same set of extra-legal practices, and which have different positions regarding them. It does so by studying the use of untreated, and therefore highly contaminated, wastewater for small-scale market gardening in the heart of the city of Meknes. The management of these illicit water uses primarily involves local agents of the Ministry of the Interior (the moqqadems) as well as their hierarchy (qaïds, General Directorate of Local Authorities in Rabat). But it also includes other public agencies, such as the water company (RADEM), the Sebou river basin agency (ABHS) which issues water use permits, and the city of Meknès. How, then, do all these organizations interact in the management of these illegalities, and with what effects ? The fieldwork reveals that the management of illegalisms is fraught with tensions and contradictions between different segments of the state. These tensions lead to unstable compromises and frequent shifts between forbearance, negotiation and coercion. Thus, the moqqadems are structurally inclined to forbearance because of two main factors : their daily confrontation with users' capacities of resistance, which dissuades them from repressing too harshly ; and their homology of subaltern position with the latter, which makes them sensitive to the moral economy of subsistence that animates the farmers. However, this posture of indulgence only heightens tensions with other State actors. This is particularly the case with the water company, RADEM, which sees some of its wastewater being intercepted before reaching the treatment plant, which threatens its proper functioning. RADEM officials lament the tolerance shown by the moqqadems, while also criticizing the inaction of the ABHS despite its legal mandate to verify, in collaboration with the Ministry of the Interior, the legality of water withdrawals. The municipality of Meknes is also trying to put an end to farming practices, which run counter to its strategy of setting up a “green” and recreational space in the area. These various pressures lead the moqqadems to forge shifting and uncertain compromises with the farmers, marked in particular by an attempt to invisibilize their practices in the public space. Thus, and contrary to what the literature on state indulgences generally demonstrates, the regulation of illicit practices in no way guarantees a minimally satisfactory political exchange between the rulers and the ruled. Rather, frustrations abound on both sides. Many State actors would like to see much stronger sanctions, while the moqqadems are constantly exposed to contradictory pressures, including calls for coercion, farmers' capacity to resist and adapt, and the recognition of their moral right to subsistence. As for the farmers, the perpetuation of their illicit practices does not open up any prospect of genuine development, but rather epitomizes a situation of deadlock and lack of alternative. As elsewhere, the illegal condition is experienced as a form of "degraded citizenship" : it constitutes a complex, precarious and constantly shifting combination of legality and illegality. Broadening the analysis so as to include all state actors involved in the management of illegality thus makes it possible not to presume the functionality of this management for the reproduction of the social order. The plural and often contradictory regulation of illegalisms does not necessarily nurture the gratitude and political loyalty of the public concerned. It reveals as much the precarity and instability of the compromises between the state and its subaltern populations, and the frustrations that these compromises engender.
Source : Éditeur (via OpenEdition Journals)
Article en ligne https://journals.openedition.org/anneemaghreb/11394