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Titre Les voyages reproductifs vers la Tunisie : l'intime au prisme des pratiques de l'assistance médicale à la procréation
Auteur Irene Maffi, Betty Rouland, Carole Wenger
Mir@bel Revue L'année du Maghreb
Numéro no 29, 2023 Dossier : Intimités en tension
Rubrique / Thématique
Dossier : Intimités en tension
Page 39-61
Résumé Bien qu'au Maghreb, et plus largement en Afrique, l'infertilité soit source de stigmatisation et de souffrances sociales et individuelles, nombreux sont les pays du continent encore dépourvus de cliniques d'assistance médicale à la procréation (AMP) et de professionnel∙les de santé formé∙es en médecine de la reproduction. Cette situation s'explique par les coûts élevés des technologies utilisées, le manque de formation spécialisée et l'absence de politiques nationales et internationales visant à soutenir les couples infertiles en Afrique. Depuis quelques années, la Tunisie émerge comme un hub régional des soins reproductifs au Maghreb, et plus largement en Afrique francophone. Les services d'AMP y occupent une position commerciale stratégique dans la région, donnant cours à une pluralité de nouvelles mobilités reproductives. Les chercheures ont ainsi collecté les différents récits des couples infertiles se croisant au sein d'un centre d'AMP privé à Tunis. Dans cet article, nous exposerons les récits des couples en provenance des pays voisins à la Tunisie (Libye, Algérie), de l'Afrique sub-saharienne ainsi que les Tunisiens résidents à l'étranger (TRE) en provenance des différents pays d'émigration (Europe, Pays du Golfe). Les observations menées au sein du centre de fertilité, les échanges avec le personnel médical ainsi qu'avec les équipes de direction et de communication permettent d'appréhender les itinéraires reproductifs vers la Tunisie. L'article examine la problématique de l'infertilité au Maghreb, l'évolution des services privés d'AMP en Tunisie et la dimension de l'intimité au travers des enjeux, des stigmates et des normes genrées qui caractérisent les pratiques médicales dans ce domaine. Nos recherches démontrent notamment la persistance de certaines normes qui s'inscrivent dans un régime de genre plus ancien dans lequel les femmes sont les seules responsables de l'infertilité. Nous nous penchons également sur les paysages reproductifs au Maghreb, en nous intéressant à la fois aux itinéraires reproductifs et à la condition des couples infertiles rencontrés, en passant par les espaces dématérialisés (internet). Dans le domaine de la santé en général comme dans celui de l'infertilité en particulier, les espaces virtuels et l'existence de ces communautés en ligne revêtent un rôle prépondérant. Ils permettent en outre de préserver l'intimité et l'anonymat puisque les internautes touché∙es par l'infertilité peuvent échanger sur leurs expériences et exprimer leurs souffrances sans peur d'être stigmatisé∙es. La surreprésentation des femmes sur ces plateformes numériques est significative des normes genrées qui continuent à dominer la procréation dans les pays du Maghreb comme ailleurs. Tissés et articulés par les couples infertiles maghrébins et ouest africains rencontrés, les paysages reproductifs transnationaux analysés offrent une perspective originale pour aborder l'intime au Maghreb. Dans le contexte de l'AMP, l'intime se définit à la fois à travers les relations au sein du couple, des rapports avec la famille et les proches ; et d'autre part, dans la relation thérapeutique avec le personnel médical. Les itinéraires reproductifs empruntés invitent à décentrer le regard et à se focaliser sur d'autres types d'espaces de circulations depuis le Maghreb jusqu'à la rive sud du Sahara et même au-delà (pays européens et du Golfe où sont installés les TRE) ; à spatialiser les récits de couples en mouvement tout en se saisissant des transformations sociales mondialisées qu'elles caractérisent (biomobilités, bioéconomies, biotechnologies) ; et à appréhender le caractère sensible de ces récits qui portent une très forte charge émotionnelle. La matérialité des itinéraires reproductifs déployés (structures médicales, technologies, moyens de transports et de communications, etc.) s'entremêle à d'autres aspects immatériels intimement liés à la dimension affective du désir de procréer et de la souffrance morale et sociale face à son impossibilité. La stigmatisation sociale liée au recours à l'AMP cause l'invisibilisation de ces trajectoires transnationales. En conclusion, nos recherches ouvrent des chantiers concernant les nouvelles mobilités transnationales en santé reproductive ainsi que leurs implications morales, sociales, familiales et émotionnelles.
Source : Éditeur (via OpenEdition Journals)
Résumé anglais Although in the Maghreb, and more broadly in Africa, infertility is a source of stigmatisation and social and individual suffering, many countries on the continent still lack reproductive health clinics and health professionals trained in reproductive medicine. This is due to the high cost of biomedical technologies, the lack of specialised training and the absence of national and international policies to support infertile couples in Africa. In recent years, Tunisia has emerged as a regional hub for reproductive care in the Maghreb, and more broadly in French-speaking Africa. Private IVF clinics occupy a strategic commercial position in the region, giving rise to a plurality of new reproductive mobilities. The researchers collected the stories of infertile couples crossing paths in a private fertility clinic in Tunis. In this article, we will present the stories of couples from neighbouring countries to Tunisia (Libya, Algeria), sub-Saharan Africa as well as Tunisians residing abroad (TRA) from different countries of emigration (Europe, Gulf Countries). The observations carried out within the fertility clinic, the exchanges with the medical staff as well as with the management and communication teams provide an understanding of these reproductive itineraries to Tunisia. In this article, we examine the problem of infertility in the Maghreb, the evolution of private IVF clinics in Tunisia and the dimension of intimacy through the stakes, stigmas and gendered norms that characterise medical practices in this field. In particular, our research demonstrates the persistence of certain norms that are part of an older gender regime in which women are solely responsible for infertility. We also look at the reproscapes in the Maghreb, focusing on reproductive itineraries and social conditions of the infertile couples we met, including the dematerialised spaces (internet) they resort to. In the field of health in general, as in that of infertility in particular, virtual spaces and the existence of these online communities have come to play a prominent role. They preserve intimacy and anonymity allowing Internet users affected by infertility to share their experiences and express their suffering without fear of being stigmatised. The over-representation of women on these digital platforms is indicative of gender norms that continue to dominate procreation in Maghreb countries and beyond. Articulated by the infertile North African and West African couples encountered, the transnational reproductive landscapes analysed in the paper offer an original perspective to approach the intimate in the Maghreb. In the context of ARTs, intimacy is defined on the one hand through relationships within the couple, relationships with family and loved ones; and on the other hand, in the therapeutic relationship with medical staff. The reproductive routes taken, invite us to decentralise the gaze and focus on other types of circulation from the Maghreb to the southern shore of the Sahara and even beyond (European and Gulf countries where the TRA have emigrated); to spatialise the narratives of couples in motion while grasping the globalised social transformations they characterise (biomobility, bioeconomies, biotechnologies); and to understand the sensitive nature of these narratives, which carry a very strong emotional charge. The materiality of the reproductive routes deployed (medical structures, technologies, means of transport and communication, etc.) is intertwined with other immaterial aspects intimately linked to the affective dimension behind the desire to procreate and the moral and social suffering in the face of its impossibility. The social stigma linked to the use of ARTs causes the invisibilisation of these transnational trajectories. In conclusion, our research opens up paths of analysis concerning new transnational mobilities in reproductive health as well as their moral, social, familial and emotional implications.
Source : Éditeur (via OpenEdition Journals)
Article en ligne https://journals.openedition.org/anneemaghreb/11589