Titre | Le flirt à Rabat au Maroc : Engagements des corps et arrangements socio-spatiaux | |
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Auteur | Chadia Arab, Christophe Guibert | |
Revue | L'année du Maghreb | |
Numéro | no 29, 2023 Dossier : Intimités en tension | |
Rubrique / Thématique | Dossier : Intimités en tension |
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Page | 115-136 | |
Résumé |
Au Maroc, de nombreux signes témoignent de la possibilité de flirter dans l'espace public. Les pratiques de séductions hétérosexuelles au Maroc ne vont pourtant pas de soi dans un pays les corps, a fortiori ceux des femmes, font l'objet d'un fort contrôle politique et social. Notre article entend rompre avec les discours dominants et les visions ethnocentriques, au Maroc comme en France, qui considèrent les sexualités au Maroc uniquement par le prisme du religieux et de la passivité des femmes. Cet article traite spécifiquement des enjeux de pouvoir et des corps dans l'espace public : de ce qu'il est possible de faire et de ce qui ne l'est pas. Notre analyse se focalise sur les couples hétérosexuels marocains non mariés à partir d'enquêtes de type exploratoires (observations non participantes dans des lieux sélectionnés durant plusieurs journées consécutives et une quinzaine d'entretiens semi-directifs avec des couples) menées en avril 2016 à Rabat, la capitale administrative du pays. Selon les résultats de notre enquête qualitative, les manières de flirter avant le mariage, potentiellement répréhensibles au regard de la société, sont assez homogènes. L'article montre que les jeunes femmes et les jeunes hommes innovent en termes de stratégies pour vivre leurs expressions de l'intime au travers de ce que nous avons nommé « bulles géographiques », identifiées au préalable et qui constituent des lieux qui à la fois protègent des regards indiscrets et réprobateurs et permettent une intimité. Les couples, et plus encore les femmes dans les couples, portent ainsi une attention cruciale aux choix des lieux de leurs rencontres amoureuses : il s'agit de ne pas être vu, tout en demeurant en sécurité pour flirter. L'article s'organise en deux parties. La première présente le cadre juridique et moral contraignant de la sexualité au Maroc, tout en mettant en lumière une récente dynamique de transition sociale et sexuelle. Cette transition est éminemment liée à la publicisation des questions de libertés individuelles et sexuelles, dont l'émergence a permis de mettre en débat la sexualité des Marocaines et des Marocains, en participant à la normaliser et à la rendre licite que celle-ci s'exprime dans le cadre du mariage ou en dehors. La seconde partie porte plus spécifiquement sur deux lieux de l'enquête. Le café le Printemps constitue une « bulle géographique » en plein centre-ville de Rabat, dans le quartier Hassan : il offre un espace privé ouvert au public où les jeunes couples sont très présents, beaucoup plus qu'ailleurs dans ce quartier de la ville, et autorise le flirt. Les corniches et les plages sont aussi des lieux où les jeunes couples peuvent se retrouver, à l'abri des regards indiscrets, comme le montrent les photographies qui illustrent l'article. Les couples se comportent tels des « équipes », ainsi que le formule Erving Goffman (1973), opérant conjointement un strict contrôle de leurs gestes, de leurs représentations, des distances corporelles et enfin des regards venant de l'extérieur. Complicité dans le couple donc, mais également entre les couples dans un même lieu. Ces précautions sous-tendent l'existence de ces « bulles géographiques » et du flirt en leur sein, à distance du contrôle des autorités : la pratique intime et individuelle se révèle donc également une pratique collective et pensée au regard du groupe. Les « bulles géographiques » permettent ainsi de préserver la respectabilité des jeunes femmes (surtout) au sein des familles et d'éviter les mécanismes d'exclusion et de marginalisation. Elles témoignent en définitive de pratiques territorialisées qui contribuent, même modestement, à remettre en cause les comportements hétéronormés dominants. Les couples rencontrés lors de l'enquête, du fait de leur simple présence dans l'espace public, participent à la déconstruction des comportements institutionnels de genre et donc à un processus localisé de la mixité femmes-hommes. Source : Éditeur (via OpenEdition Journals) |
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Résumé anglais |
In Morocco, the possibility of flirting in the public space is evident in many ways. However, heterosexual seduction practices in Morocco are not to be taken for granted in a country where bodies, especially women's bodies, are subject to strong political and social control. Our article intends to break with the dominant discourses and ethnocentric visions, in Morocco as in France, which consider sexualities in Morocco only through the prism of religion and women's passivity. This article deals specifically with issues of power and bodies in the public space : what is possible and what is not. Our analysis focuses on unmarried Moroccan heterosexual couples. It is drawn from exploratory surveys (non-participant observations in selected locations during several consecutive days and 15 semi-structured interviews with Moroccan couples) conducted in April 2016 in Rabat, the country's administrative capital. According to the results of our qualitative survey, the ways of flirting before marriage, potentially reprehensible in the eyes of society, are quite homogeneous. The article shows that young women and men innovate in terms of strategies for living out their expressions of intimacy through what we have called “geographical bubble”. These bubbles, identified beforehand, constitute places that both protect them from indiscreet and reproachful eyes and allow for intimacy. Couples, and especially women, pay crucial attention to the choice of locations for their romantic encounters : they want to avoid being seen, while remaining safe to flirt. The article is organized in two parts. The first presents the restrictive legal and moral framework of sexuality in Morocco, while highlighting a recent dynamic of social and sexual transition. This transition is eminently linked to the publicization of issues of individual and sexual freedom, the emergence of which has made it possible to debate the sexuality of Moroccan men and women, helping to normalize it and make it legitimate whether it is expressed within or outside of marriage. The second part of the paper focuses more specifically on two locations of the survey. The Printemps café, a “geographical bubble” in the heart of downtown Rabat, offers a private space open to the public where young couples are very present, much more so than elsewhere in the city, and allows flirting. The cornices and beaches are also places where young couples can meet, away from prying eyes, as shown in the photographs that illustrate the article. The couples behave like “teams”, as Erving Goffman (1973) formulates it, operating jointly a strict control of their gestures, representations, body distances and finally of the glances coming from outside. Complicity within the couple therefore, but also between couples in the same place. These precautions underlie the existence of these “geographical bubbles” and of flirting within them, at a distance from the control of the authorities : the intimate and individual experiences are thus also revealed to be a group practice and conceived with regard to the group. The “geographical bubbles” thus make it possible to preserve the respectability of young women (especially) within families and to avoid the mechanisms of exclusion and marginalization. In the end, they are evidence of territorialized practices that contribute, even if modestly, to questioning dominant heteronormative behaviors. The couples met during the survey, by their mere presence in the public space, participate in the deconstruction of institutional gender behaviors and thus in a localized process of gender mixing. Source : Éditeur (via OpenEdition Journals) |
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Article en ligne | https://journals.openedition.org/anneemaghreb/11780 |