Titre | De la police coloniale française à la police nationale marocaine : décolonisation et héritages policiers (1953-1960) | |
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Auteur | Benjamin Badier | |
Revue | L'année du Maghreb | |
Numéro | no 30, 2023 Dossier : L'ordre et la force | |
Rubrique / Thématique | Dossier : L'ordre et la force |
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Résumé |
Parmi les nombreuses continuités institutionnelles entre le protectorat français sur l'Empire chérifien (1912-1956) et le Maroc indépendant figurent les forces de l'ordre, et en particulier la police. La Direction générale de la sûreté nationale (DGSN), toujours au centre de l'appareil policier de nos jours, n'a pas été créée ex nihilo en 1956, mais à partir de la Police chérifienne, l'institution protectorale contrôlée par les Français. Les continuités policières, qui s'opèrent à différentes échelles, institutionnelles, doctrinales et humaines, ont de quoi surprendre, tant la Police chérifienne a joué un rôle central dans le maintien de l'ordre colonial et dans la rude répression des mobilisations favorables à l'indépendance. Cet article se penche sur l'histoire institutionnelle de la police au Maroc entre août 1953, lorsque l'exil du sultan Mohammed V déclenche une vague de violences nationalistes qui met à rude épreuve la police coloniale, jusqu'à l'année 1960, lorsque le lien privilégié avec la France est remis en cause par le régime marocain sur tous les plans, y compris dans la police. Tout comme l'histoire de la police du protectorat, l'histoire de la police marocaine dans la décolonisation et après l'indépendance reste à faire. Les archives diplomatiques françaises permettent de reconstituer le cadre institutionnel de la police sous le protectorat, mais aussi après l'indépendance – du fait même des continuités. Si les archives de la DGSN ne sont pas disponibles, celles de l'Assemblée nationale consultative (1956-1959), conservées aux Archives du Maroc, fournissent un éclairage précieux, ainsi que le point de vue critique de la gauche marocaine. Une première partie revient sur les mutations de la Police chérifienne au début des années 1950, lorsqu'elle peine à se reformer pour faire face aux mobilisations nationalistes, de plus en plus violentes. Créée en 1913, la Police chérifienne est pensée comme une police d'État, compétente sur l'ensemble de la zone française du protectorat. Si elle a pour mission de lutter contre le nationalisme dès les années 1930, la surveillance et la répression des partis marocains devient sa mission principale après la guerre. Plusieurs fois réformée, prenant la police métropolitaine comme modèle, la police coloniale au Maroc est de plus en plus centralisée et se spécialise dans le renseignement. Mais elle reste constamment en sous-effectifs, peine à remplir les missions qui lui sont confiées, et souffre d'une rivalité avec l'armée française, acteur central du colonial policing. L'organisation et les missions de la Police chérifienne permettent d'écarter une hypothèse qui aurait pu expliquer la continuité institutionnelle post-coloniale. Celle-ci doit peu au principe d'administration indirecte sur lequel repose le protectorat, ou au projet français de réformer l'État marocain. La Police chérifienne est pourtant une institution mixte, dont un tiers des effectifs sont des agents marocains, et le maintien de l'ordre s'appuie aussi sur des institutions précoloniales, comme les assès et les mokhazni. Mais l'idée d'un transfert éventuel n'est aucunement la cause de ce caractère composite, qui s'explique plutôt par la nécessité de maintenir l'ordre, par le besoin d'intermédiaires coloniaux et par la faiblesse des moyens français. La forte continuité entre police coloniale française et police nationale marocaine tient en réalité au contexte précis de la passation de pouvoir entre les autorités coloniales et le palais marocain après l'automne 1955. Ce contexte est celui d'une forte dégradation de la sécurité dans le pays, et d'une alliance renouvelée entre la monarchie et les Français, lorsque ces derniers rappellent le sultan d'exil et ouvrent la voie à l'indépendance (mars 1956). L'intérêt commun de ces acteurs est de doter le pays d'un régime monarchique fort, contre les nationalistes (notamment le parti de l'Istiqlal) et leur prétention à gouverner. D'où une transmission institutionnelle, notamment des forces de police qui sont précisément spécialisées dans la lutte contre le nationalisme. La DGSN, rattachée directement au palais, reprend les structures de la Police chérifienne, et de nombreux policiers français restent dans la police nationale marocaine comme coopérants (un tiers des effectifs en 1957). Il y a bien marocanisation de la police, mais celle-ci est progressive. Le véritable tournant se situe en 1960, lorsque le Maroc remet en cause les liens privilégiés avec la France. L'expulsion des derniers agents de police français coïncide avec un tournant autoritaire contre la gauche marocaine, qui dénonce un régime policier héritier du régime colonial, au moment où le Maroc prend justement ses distances avec la France. Source : Éditeur (via OpenEdition Journals) |
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Résumé anglais |
Among the numerous institutional continuities between the French protectorate over the Cherifian Empire (1912-1956) and independent Morocco, the security forces, particularly the police, stand out. The General Directorate for National Security (DGSN), which remains at the core of the police apparatus to this day, was not created from scratch in 1956, but rather evolved from the Cherifian Police, the protectorate institution controlled by the French. The police continuities, which unfold across various institutional, doctrinal, and human levels, seem astonishing, given the central role the Cherifian Police played in maintaining colonial order and harshly repression independence movements.This article delves into the institutional history of the police in Morocco from August 1953, when the exile of Sultan Mohammed V triggered a wave of nationalist violence that severely tested the colonial police, to the year 1960, when the privileged connection with France was questioned by the Moroccan regime on all fronts, including within the police. Like the history of the police during the protectorate, the history of the Moroccan police during decolonization and after independence remains to be written. French diplomatic archives enable the reconstruction of the general institutional framework of the police during the protectorate, as well as after independence – precisely due to these continuities. While the archives of the DGSN are not available, those of the Consultative National Assembly (1956-1959), held at the Archives of Morocco, provide valuable insights, along with the critical perspective of the Moroccan left. The first part examines the transformations of the Cherifian Police in the early 1950s, when it struggled to reorganize itself to confront the increasingly violent nationalist mobilizations. Established in 1913, the Cherifian Police was conceived as a state police force with jurisdiction across the entire territory of the French zone of the protectorate. While by the 1930s its mission was to combat nationalism, surveillance and repression of Moroccan political parties became its main focus after the war. Undergoing several reforms and modeling itself after the metropolitan police, the colonial police became increasingly centralized and specialized in intelligence. However, it consistently suffered from understaffing, struggled to fulfill its assigned tasks, and faced rivalry with the French army, a central actor in colonial policing. The organization and tasks of the Cherifian Police discard a hypothesis that could have explained the post-colonial institutional continuity. This continuity owes little to the principle of indirect rule on which the protectorate is based, or to the French project of reforming the Moroccan state. The Cherifian Police is a mixed institution, with one-third of its personnel being Moroccan agents; the maintenance of order similarly relies on pre-colonial institutions, such as the assès and the mokhazni. However, the idea of a potential transfer is by no means the cause of this composite nature, which is rather explained by the necessity of maintaining order, the need for colonial intermediaries, and the limited French resources.The strong continuity between the French colonial police and the Moroccan national police is actually to be explained by the specific context of power transition between colonial authorities and the Moroccan palace after the fall of 1955. This context is one of heightened security deterioration and a renewed alliance between the monarchy and the French, as the latter recall the sultan from exile and pave the way for independence (March 1956). The shared interest of these actors is to establish a strong monarchical regime in the country to counter the nationalists (particularly the Istiqlal Party) and their aspiration for governance. This leads to an institutional transfer, especially of the police forces specialized in combating nationalism. The DGSN, established at that time, reports to the Palace rather than the Ministry of the Interior. It inherits the structures of the Cherifian Police, and many French police officers remain in the Moroccan national police as collaborators (one-third of the personnel in 1957). There is indeed a process of Morocconization of the police, but it is gradual. The true turning point occurs in 1960 when Morocco questions its privileged ties with France. The expulsion of the last French police agents coincides with an authoritarian shift against the Moroccan left, which denounces a police regime inherited from the colonial era. Source : Éditeur (via OpenEdition Journals) |
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Article en ligne | https://journals.openedition.org/anneemaghreb/12466 |