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Titre Manière de dire et manière d'exercer la parenté en Kabylie. Pour une approche renouvelée du croisement genre et fait matrimonial
Auteur Mohand Anaris
Mir@bel Revue L'année du Maghreb
Numéro no 30, 2023 Dossier : L'ordre et la force
Rubrique / Thématique
Varia & Travaux en cours
Résumé En anthropologie de la parenté, la notion d'« échange » est souvent sollicitée dans l'analyse du fait matrimonial. Systématisée par Claude Lévi-Strauss, celle-ci a été reprise par Pierre Bourdieu pour l'appliquer à l'analyse de ses données ethnographiques sur la Kabylie. En raison de la rareté de travaux proprement anthropologiques sur les questions de la parenté et du fait matrimonial en Kabylie, il n'y a pas eu une réévaluation de cette façon de concevoir le fait matrimonial en cette région. Cette contribution se propose, dans un premier temps, d'apporter une lecture critique d'une conception du mariage en termes d'échange et de partage de droits sur les femmes. L'exercice consiste à mettre en lumière les limites d'une théorie qui considère que les femmes ne peuvent apparaitre, dans le marché matrimonial, qu'en tant qu'objets ou symbole dont le sens est constitué en dehors d'elles (selon P. Bourdieu) ou comme le suprême cadeau, parmi ceux qui peuvent s'obtenir sous la forme de dons réciproques (selon C. Lévi-Strauss). L'analyse se propose d'élucider comment ces propositions concernent essentiellement la façon dont les individus de sexe masculin, les hommes, font et perçoivent la pratique matrimoniale. Or, de l'autre côté du miroir, il y a également d'autres logiques qui n'ont pas forcément pour pivot une vision exclusivement imprégnée par les valeurs masculines. Les femmes ont également leur façon de dire et d'exercer la parenté. Les logiques féminines et masculines peuvent alors se rejoindre, se compléter ou s'opposer mais, comme le souligne S. Dayan-Herzbrun, il faut distinguer les rituels et les codes, des pratiques effectives bien plus complexes comme il faut se mettre à l'écoute de ce que disent et font celles qui sont généralement catégorisées du côté des dominées. Le texte entend ainsi suggérer des pistes de réflexion qui intègrent la dimension genrée échappant à l'emprise des constructions logiques prégnantes qui parfois orientent le regard avant même qu'il n'ait vu. S'appuyant sur des matériaux qualitatifs recueillis lors d'une enquête de terrain, menée entre 2009 et 2016 dans le cadre d'une thèse en anthropologie, la réflexion suggère une intégration plus affirmée de la dimension du genre dans la lecture des faits relevant du champ de la parenté. Une des entrées privilégiées est d'interroger le champ lexical du « dire la parenté » en Kabylie. L'examen de la terminologie kabyle de la parenté révèle des résultats qui dissocient la parenté d'avec un système décrit comme « patrilinéaire » et « patriarcal ». Le vocabulaire est marqué par une matripolarité attestée et généralisable à toutes les langues du domaine berbère. À un autre niveau, l'analyse met en évidence les descriptions féminines des relations de parenté. Celles-ci font montre d'une lecture qui se réfère presque systématiquement et volontairement à des affiliations quasi-exclusivement féminines et matrifocales ; ego de référence est souvent un individu de sexe féminin. Ainsi, très couramment, les femmes emploient un discours gynocentré et matripolaire qui donne l'impression que tout se fait par et pour les femmes à la quasi-exclusion des hommes. Enfin, l'étude établie le rôle central et décisif que jouent les femmes dans les processus matrimoniaux. En conclusion, les éléments déclinés dans cet article montrent que les choix matrimoniaux sont souvent orientés en fonction de l'intérêt des groupes et/ou des individus de sexe féminin ou masculin concernés par la relation que crée chaque mariage. Ceci conforte l'affirmation de Bourdieu qui soutient à juste titre que la signification du mariage se lit dans la stratégie qui le porte au moment où elle est déployée. Cependant, la lecture anthropologique de ces stratégies peut être centrée sur la vision du monde des hommes et leur façon de voir et de présenter les faits conformément au code d'honneur qui régit la vie sociale. Mais à l'inverse, c'est-à-dire quand on se situe du point de vue d'égo féminin, la lecture et l'interprétation des relations de parenté révèlent des aspects que les propositions classiques dominantes ont longtemps empêché de voir.
Source : Éditeur (via OpenEdition Journals)
Résumé anglais In the anthropology of kinship, the concept of "exchange" is frequently invoked in the analysis of matrimonial practices. Systematized by Claude Lévi-Strauss, this concept was adopted by Pierre Bourdieu to apply to the analysis of his ethnographic data on Kabylie. Due to the scarcity of anthropological studies specifically addressing issues of kinship and matrimonial practices in Kabylie, there has not been a reevaluation of this way of conceptualizing matrimonial practices in the region. This contribution aims to provide a critical examination of the notion of marriage in terms of exchange and the sharing of rights over women.The exercise involves highlighting the limitations of a theory that considers women to only appear in the matrimonial market as objects or symbols whose meaning is constituted outside of them (according to P. Bourdieu) or as the ultimate gift, among those that can be obtained through reciprocal gifts (according to C. Lévi-Strauss). The analysis seeks to elucidate how these propositions primarily concern the way in which male individuals, engage in and perceive matrimonial practices.However, on the other side of the mirror, there are also other logics that do not necessarily pivot around a vision imbued with masculine values. Women also have their way of expressing and practicing kinship. Feminine and masculine logics can then converge, complement, or oppose each other, but, as emphasized by S. Dayan-Herzbrun, it is necessary to distinguish between rituals and codes and the more complex effective practices. It is essential to listen to what those usually categorized as subordinate say and do.The text aims to suggest reflections that integrate the gender dimension, escaping the influence of prevalent logical constructions that sometimes direct the gaze before it has even seen. Drawing on qualitative materials collected during fieldwork conducted between 2009 and 2016 as part of an anthropology thesis, the reflection suggests a more assertive integration of the gender dimension in the interpretation of facts related to kinship.One privileged entry examines the lexical field of "expressing kinship" in Kabylie. The Kabyle's kinship terminology reveals results that dissociate kinship from a system described as "patrilineal" and "patriarchal". The vocabulary is marked by a matripolarity attested and generalizable to all languages in the Berber area. On another level, the analysis highlights female descriptions of kinship relations. These often demonstrate a reading that almost systematically and intentionally refers to quasi-exclusively female and matrifocal affiliations; the reference ego is often a female individual. Thus, women commonly employ a gynocentric and matrifocal discourse that gives the impression that everything is done by and for women, almost to the exclusion of men.Finally, the study establishes the central and decisive role played by women in matrimonial processes. In conclusion, the elements presented in this article show that matrimonial choices are often oriented based on the interests of groups and/or individuals of both female and male genders involved in each marriage. This reinforces Bourdieu's assertion that the meaning of marriage is read in the strategy that propels it at the moment it is deployed. However, the anthropological interpretation of these strategies can be centered on the worldview of men and their way of seeing and presenting facts in accordance with the code of honor that governs social life. Conversely, when viewed from the perspective of the female ego, the interpretation of kinship relations reveals aspects that dominant classical propositions have long prevented from being seen.
Source : Éditeur (via OpenEdition Journals)
Article en ligne https://journals.openedition.org/anneemaghreb/12614