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Titre Tisser dans le désert : interactions et adaptations autour d'un ouvroir missionnaire au Mzab (1892-1950)
Auteur Mélina Joyeux
Mir@bel Revue L'année du Maghreb
Numéro no 31, 2024
Rubrique / Thématique
Varia & recherches en cours
Résumé À travers une étude de cas centrée sur le poste de Ghardaïa, chef-lieu du Mzab, cet article étudie les recompositions de la mission d'une congrégation catholique féminine, les Sœurs missionnaires de Notre-Dame d'Afrique – plus connues sous le nom de Sœurs blanches –, au cours de six décennies au contact du terrain. Les réactions suscitées par l'action missionnaire dans les différentes composantes de la population locale imposent des adaptations successives et un investissement dans la durée face aux maigres résultats obtenus. Il en découle une chronologie différenciée par rapport à d'autres régions comme la Kabylie et un surinvestissement des activités artisanales autour de l'ouvroir, point d'entrée pour nouer progressivement des interactions. À la fois centre de formation technique et de production artisanale, cette œuvre particulière permet aux religieuses de travailler auprès des filles et des femmes, cibles principales de la mission. L'ouvroir apparaît ainsi comme un « monde du contact », dans lequel religieuses et femmes du Mzab s'engagent inégalement et avec des objectifs différents, redéfinis tout au long de la relation. Cette action missionnaire est analysée à travers les archives centrales de la congrégation (diaires et chroniques, rapports annuels, correspondance, photographies), largement inédites, et celles des missionnaires d'Afrique ou Pères blancs, l'ordre masculin auquel elle est liée. Croisées avec des archives de l'administration coloniale et la littérature ethnographique, les sources missionnaires conduisent à interroger la façon dont les sœurs perçoivent et interprètent ces interactions, tout en cherchant à déceler des indices du rapport des populations locales à la mission.Dans une première partie, la mission est replacée dans son environnement social, politique et religieux, des raisons qui poussent les pères missionnaires et les autorités coloniales à faire appel aux Sœurs blanches jusqu'au profil des religieuses qui s'installent dans une société coloniale particulière sans avoir reçu de formation spécifique. Malgré le soutien des autorités coloniales, leur première approche des populations locales est marquée par la méconnaissance et la confrontation. L'action missionnaire se concentre alors sur les groupes minoritaires, ce qui rend rapidement caduque la stratégie apostolique initiale.Au tournant du xxe siècle, la mission est réorganisée pour placer l'ouvroir au cœur des œuvres. Le propos se concentre alors sur le rôle du tissage dans la stratégie missionnaire et sur la façon dont les religieuses érigent l'ouvroir en un véritable centre d'artisanat colonial. Les sœurs investissent ainsi une activité féminine quotidienne pour la fondre dans des cadres nouveaux, en lien avec le développement d'une économie impériale et les politiques coloniales de promotion des « arts indigènes ». Elles s'approprient des savoir-faire vernaculaires et réorientent les productions vers le marché touristique. S'adressant d'abord aux plus pauvres, l'ouvroir revêt aussi une dimension sociale, à travers l'enjeu de la rémunération féminine. L'article souligne alors toutes les ambiguïtés d'une œuvre d'assistance par le travail, confrontée à d'incessants arbitrages entre ses différentes finalités et ses divers publics.La dernière partie s'attarde justement sur les limites de ces stratégies d'adaptation et sur les écueils de l'action missionnaire. De l'échec à constituer une communauté chrétienne aux multiples impasses rencontrées pour atteindre les femmes ibadites ou pour développer l'instruction scolaire, les sœurs n'ont de cesse de réinventer leurs œuvres pour tenter de les pérenniser. Abordant la société du Mzab par ses marges, elles participent à la perturbation et à la recomposition des relations entre les différentes communautés, bouleversées par la rupture des équilibres politiques, économiques et sociaux induite par la colonisation. Si elles ne parviennent pas aux résultats escomptés, elles acquièrent progressivement une certaine familiarité avec les filles et les femmes du Mzab. Ces tâtonnements révèlent en outre des formes de résistance à la mission et mettent en lumière les capacités d'action des Mozabites face à la domination coloniale.
Source : Éditeur (via OpenEdition Journals)
Résumé anglais Through a case study centered on the missionary station of Ghardaïa, the largest city of the Mzab region, this paper examines the establishment and the reorganizations of a female Catholic congregation's mission, the Missionary Sisters of our Lady of Africa – better known as “White Sisters” –, over the course of six decades in close contact with the field. The reception of missionary action among the various components of the local population requires successive adaptations and a long-term investment in the face of scant results. This context led to a chronology that differed from that of other regions of mission such as Kabylia, and to an over-investment in craft activities around the workshop, which served as an opportunity for building interactions over time. Both a technical training center and a craft production facility, it enabled the nuns to work with girls and women, the main targets of their mission. It thus appears as a “world of contact”, in which nuns and Mzab women engage unevenly and with different purposes, redefined throughout the relationship. This missionary action is analyzed through the archives of the White Sisters (diaries and chronicles, annual reports, correspondence, photographs), most of which remain unseen, and those of the Missionaries of Africa or “White Fathers”, the male order to which it is linked. Cross-referenced with archives of the colonial administration and ethnographic literature, these missionary sources enable us to question the way in which the sisters perceived and interpreted these interactions, while at the same time looking for clues to the attitude of the local populations towards the mission.First, the mission is set in its social, political, and religious environment, from the reasons that led the missionary fathers and the colonial authorities to call upon the White Sisters, to the profile of the nuns who settled in a particular colonial society with no specific training. Despite the support of the colonial authorities, their first approach to the local population was marked by misunderstanding and confrontation. Missionary action therefore focused on minorities, quickly nullifying the initial apostolic strategy.At the dawn of the 20th century, the mission was reorganized to place the workshop at the heart of the missionary works. The paper then focuses on the role of weaving in the nuns' strategy, and how they turned the workshop into a major center for colonial crafts. In doing so, the sisters invested an everyday feminine activity and transformed it in new settings, in line with the development of an imperial economy and colonial policies to promote “indigenous arts”. They appropriated local craft skills and reoriented the production towards the growing tourist market. Focusing first and foremost on the poor, the workshop also had a charitable purpose, with a particular focus on women's wages. But the article also highlights the ambiguities of such charity faced with constant trade-offs between its different aims and its various audiences.The final section focuses on the limits of these strategies and the pitfalls of missionary action. From the failure to establish a Christian community to the many impasses encountered in reaching Ibadite women or developing school education, the sisters were constantly reinventing their work to perpetuate it. Approaching Mzab society from the margins, they contributed to the disruption and reshaping of relations between the different communities, disrupted by the upset of political, economic, and social balances brought about by colonization. Although they did not achieve the expected results, they gradually acquired a certain familiarity with the Mzab girls and women. These trials and tribulations also reveal forms of resistance to the mission and highlight the Mozabites' agency in the face of colonial domination.
Source : Éditeur (via OpenEdition Journals)
Article en ligne https://journals.openedition.org/anneemaghreb/12928