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Revue L'année du Maghreb Mir@bel
Numéro no 31, 2024
Texte intégral en ligne Accessible sur l'internet
  • Éditorial

  • Varia & recherches en cours

    • Tisser dans le désert : interactions et adaptations autour d'un ouvroir missionnaire au Mzab (1892-1950) - Mélina Joyeux accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      À travers une étude de cas centrée sur le poste de Ghardaïa, chef-lieu du Mzab, cet article étudie les recompositions de la mission d'une congrégation catholique féminine, les Sœurs missionnaires de Notre-Dame d'Afrique – plus connues sous le nom de Sœurs blanches –, au cours de six décennies au contact du terrain. Les réactions suscitées par l'action missionnaire dans les différentes composantes de la population locale imposent des adaptations successives et un investissement dans la durée face aux maigres résultats obtenus. Il en découle une chronologie différenciée par rapport à d'autres régions comme la Kabylie et un surinvestissement des activités artisanales autour de l'ouvroir, point d'entrée pour nouer progressivement des interactions. À la fois centre de formation technique et de production artisanale, cette œuvre particulière permet aux religieuses de travailler auprès des filles et des femmes, cibles principales de la mission. L'ouvroir apparaît ainsi comme un « monde du contact », dans lequel religieuses et femmes du Mzab s'engagent inégalement et avec des objectifs différents, redéfinis tout au long de la relation. Cette action missionnaire est analysée à travers les archives centrales de la congrégation (diaires et chroniques, rapports annuels, correspondance, photographies), largement inédites, et celles des missionnaires d'Afrique ou Pères blancs, l'ordre masculin auquel elle est liée. Croisées avec des archives de l'administration coloniale et la littérature ethnographique, les sources missionnaires conduisent à interroger la façon dont les sœurs perçoivent et interprètent ces interactions, tout en cherchant à déceler des indices du rapport des populations locales à la mission.Dans une première partie, la mission est replacée dans son environnement social, politique et religieux, des raisons qui poussent les pères missionnaires et les autorités coloniales à faire appel aux Sœurs blanches jusqu'au profil des religieuses qui s'installent dans une société coloniale particulière sans avoir reçu de formation spécifique. Malgré le soutien des autorités coloniales, leur première approche des populations locales est marquée par la méconnaissance et la confrontation. L'action missionnaire se concentre alors sur les groupes minoritaires, ce qui rend rapidement caduque la stratégie apostolique initiale.Au tournant du xxe siècle, la mission est réorganisée pour placer l'ouvroir au cœur des œuvres. Le propos se concentre alors sur le rôle du tissage dans la stratégie missionnaire et sur la façon dont les religieuses érigent l'ouvroir en un véritable centre d'artisanat colonial. Les sœurs investissent ainsi une activité féminine quotidienne pour la fondre dans des cadres nouveaux, en lien avec le développement d'une économie impériale et les politiques coloniales de promotion des « arts indigènes ». Elles s'approprient des savoir-faire vernaculaires et réorientent les productions vers le marché touristique. S'adressant d'abord aux plus pauvres, l'ouvroir revêt aussi une dimension sociale, à travers l'enjeu de la rémunération féminine. L'article souligne alors toutes les ambiguïtés d'une œuvre d'assistance par le travail, confrontée à d'incessants arbitrages entre ses différentes finalités et ses divers publics.La dernière partie s'attarde justement sur les limites de ces stratégies d'adaptation et sur les écueils de l'action missionnaire. De l'échec à constituer une communauté chrétienne aux multiples impasses rencontrées pour atteindre les femmes ibadites ou pour développer l'instruction scolaire, les sœurs n'ont de cesse de réinventer leurs œuvres pour tenter de les pérenniser. Abordant la société du Mzab par ses marges, elles participent à la perturbation et à la recomposition des relations entre les différentes communautés, bouleversées par la rupture des équilibres politiques, économiques et sociaux induite par la colonisation. Si elles ne parviennent pas aux résultats escomptés, elles acquièrent progressivement une certaine familiarité avec les filles et les femmes du Mzab. Ces tâtonnements révèlent en outre des formes de résistance à la mission et mettent en lumière les capacités d'action des Mozabites face à la domination coloniale.
      Through a case study centered on the missionary station of Ghardaïa, the largest city of the Mzab region, this paper examines the establishment and the reorganizations of a female Catholic congregation's mission, the Missionary Sisters of our Lady of Africa – better known as “White Sisters” –, over the course of six decades in close contact with the field. The reception of missionary action among the various components of the local population requires successive adaptations and a long-term investment in the face of scant results. This context led to a chronology that differed from that of other regions of mission such as Kabylia, and to an over-investment in craft activities around the workshop, which served as an opportunity for building interactions over time. Both a technical training center and a craft production facility, it enabled the nuns to work with girls and women, the main targets of their mission. It thus appears as a “world of contact”, in which nuns and Mzab women engage unevenly and with different purposes, redefined throughout the relationship. This missionary action is analyzed through the archives of the White Sisters (diaries and chronicles, annual reports, correspondence, photographs), most of which remain unseen, and those of the Missionaries of Africa or “White Fathers”, the male order to which it is linked. Cross-referenced with archives of the colonial administration and ethnographic literature, these missionary sources enable us to question the way in which the sisters perceived and interpreted these interactions, while at the same time looking for clues to the attitude of the local populations towards the mission.First, the mission is set in its social, political, and religious environment, from the reasons that led the missionary fathers and the colonial authorities to call upon the White Sisters, to the profile of the nuns who settled in a particular colonial society with no specific training. Despite the support of the colonial authorities, their first approach to the local population was marked by misunderstanding and confrontation. Missionary action therefore focused on minorities, quickly nullifying the initial apostolic strategy.At the dawn of the 20th century, the mission was reorganized to place the workshop at the heart of the missionary works. The paper then focuses on the role of weaving in the nuns' strategy, and how they turned the workshop into a major center for colonial crafts. In doing so, the sisters invested an everyday feminine activity and transformed it in new settings, in line with the development of an imperial economy and colonial policies to promote “indigenous arts”. They appropriated local craft skills and reoriented the production towards the growing tourist market. Focusing first and foremost on the poor, the workshop also had a charitable purpose, with a particular focus on women's wages. But the article also highlights the ambiguities of such charity faced with constant trade-offs between its different aims and its various audiences.The final section focuses on the limits of these strategies and the pitfalls of missionary action. From the failure to establish a Christian community to the many impasses encountered in reaching Ibadite women or developing school education, the sisters were constantly reinventing their work to perpetuate it. Approaching Mzab society from the margins, they contributed to the disruption and reshaping of relations between the different communities, disrupted by the upset of political, economic, and social balances brought about by colonization. Although they did not achieve the expected results, they gradually acquired a certain familiarity with the Mzab girls and women. These trials and tribulations also reveal forms of resistance to the mission and highlight the Mozabites' agency in the face of colonial domination.
    • Les effets paradoxaux du transfert des forces de sécurité en Tunisie (juin 1955-mars 1956) - Khansa Ben Tarjem accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      La Tunisie est le premier pays de l'empire colonial français à connaître une phase d'autonomie interne avant l'indépendance. Celle-ci débute le 3 juin 1955 et s'achève le 20 mars 1956. Cet article vise à analyser le processus de transfert des compétences de maintien de l'ordre durant cette période. Le transfert des pouvoirs de police n'est pas un processus uniforme. Il dépend notamment de la structure de l'État colonisé et des modalités de la décolonisation (le timing, la durée, l'organisation et l'intensité des mouvements de résistance nationalistes). La première partie examine l'organisation du Protectorat et du maintien de l'ordre colonial ainsi que les résistances nationalistes qui se caractérisent par la présence d'un parti hégémonique, le Néo-Destour. Engagé avec d'autres acteurs du mouvement national dans une insurrection armée (1952- 1954), il détient des liens importants avec les combattants nationalistes, dits fellaga. Cette analyse permettra de mieux comprendre les négociations et les enjeux du transfert de l'appareil sécuritaire notamment après la proposition de Pierre Mendès-France, le président du Conseil français, d'entamer des négociations pour une autonomie interne lors de son discours à Tunis le 31 juillet 1954. Durant ces négociations, la France aspire à maintenir des parties importantes de l'appareil sécuritaire sous son contrôle aussi longtemps que possible. La deuxième partie explore cette stratégie. Le gouvernement français impose un transfert progressif et lent des compétences de police. Par ailleurs, il tente de s'approprier indéfiniment les prérogatives de renseignement, de surveillance du territoire et de contrôle des zones frontalières en redéfinissant des missions maintien de l'ordre interne en missions de défense, contrairement à la pratique en métropole.Les termes des accords d'autonomie interne de juin 1955 divisent le mouvement national tunisien déclenchant une guerre fratricide entre les partisans du bureau politique du Néo-Destour dirigé par Habib Bourguiba et ceux du secrétaire général du parti, Salah Ben Youssef. L'issue de cette compétition ne dépend pas uniquement du nombre de partisans, mais également de la capacité à mobiliser des ressources coercitives et des soutiens étrangers, notamment coloniaux et régionaux. Bien qu'ils tiennent les rênes du gouvernement tunisien, les Bourguibistes dépendent de la tutelle et des ressources policières françaises pour réprimer leurs rivaux tout en négociant avec la France les conditions d'émancipation de la Tunisie.Pour expliquer ce paradoxe, cet article avance l'hypothèse que l'opposition yousséfiste au traité d'autonomie interne aurait non seulement contribué au transfert de l'appareil de maintien de l'ordre et mais aussi à l'accélération de l'indépendance. Il examine comment ce transfert n'est pas le seul fait de la puissance coloniale. En effet, les nationalistes se saisissent de ce processus, y résistent et l'exploitent pour redéfinir leur rapport à la domination coloniale et leur place dans le mouvement nationaliste. En instrumentalisant le conflit yousséfiste, les bourguibistes et le gouvernement tunisien réussissent à négocier le soutien français contre leurs adversaires, l'accélération du transfert des pouvoirs de police et la création d'une force armée paralégale, contrôlée par le parti Néo-Destourien. Ils mobilisent ces milices pour éliminer l'opposition yousséfiste, avec la bénédiction et le soutien des autorités françaises. Toutefois, lorsque les négociations pour l'indépendance connaissent des difficultés, Bourguiba agite le risque d'une reprise des violences à l'initiative du Néo-Destour et non plus seulement des yousséfistes. C'est ainsi qu'il utilise les forces de police sous le contrôle du gouvernement tunisien et les milices néo-destouriennes comme moyen de pression pour faire aboutir les négociations.
      Tunisia was the first country in the French colonial empire to experience a phase of internal autonomy before independence. This began on 3 June 1955 and ended on 20 March 1956. The aim of this article is to analyse the process of transferring policing powers during this period. The transfer of police powers was not a uniform process. In particular, it depended on the structure of the colonised state and the terms of decolonisation (the timing, duration, organisation and intensity of nationalist resistance movements). The first part examines the organisation of the Protectorate and the maintenance of the colonial order, as well as nationalist resistance, characterised by the presence of a hegemonic party, the Neo-Destour. Along with other members of the national movement, it was involved in an armed insurrection (1952-1954), and had important links with the nationalist fighters known as the fellaga. This analysis will provide a better understanding of the negotiations and the stakes involved in transferring the security apparatus, particularly after Pierre Mendès-France, the French Prime Minister, proposed opening negotiations for internal autonomy during his speech in Tunis on 31 July 1954. During these negotiations, France sought to keep large parts of the security apparatus under its control for as long as possible. Part Two explores this strategy. The French government imposed a gradual and slow transfer of police powers. At the same time, it is attempting to appropriate indefinitely the prerogatives of intelligence, territorial surveillance and control of border areas by redefining internal policing missions as defence missions, contrary to practice in mainland France.The terms of the internal autonomy agreements of June 1955 divided the Tunisian national movement, triggering a fratricidal war between the supporters of the Neo-Destour political bureau led by Habib Bourguiba and those of the party's secretary general, Salah Ben Youssef. The outcome of this competition depended not only on the number of supporters, but also on the ability to mobilise coercive resources and foreign support, particularly colonial and regional. Although they held the reins of the Tunisian government, the Bourguibists depended on French tutelage and police resources to repress their rivals while negotiating with France the conditions for Tunisia's emancipation.To explain this paradox, this article puts forward the hypothesis that the Yussefist opposition to the internal autonomy treaty contributed not only to the transfer of the law enforcement apparatus but also to the acceleration of independence. He examines how this transfer was not the sole responsibility of the colonial power. Nationalists seized upon this process, resisted it and exploited it to redefine their relationship with colonial domination and their place in the nationalist movement. By exploiting the Yussefist conflict, the Bourguibists and the Tunisian government succeeded in negotiating French support against their adversaries, the acceleration of the transfer of police powers and the creation of a paralegal armed force, controlled by the Neo-Destour party. They mobilised these militias to eliminate the Yusufist opposition, with the blessing and support of the French authorities. However, when the negotiations for independence ran into difficulties, Bourguiba warned that the Neo-Destour party, and not just the Yussefists, might resume the violence. He therefore used the police forces under the control of the Tunisian government and the Neo-Destour militias as a means of exerting pressure to bring the negotiations to a successful conclusion.
    • Security and religion in democratizing Tunisia: re-enacting surveillance through religious narratives and gendered dynamics - Fabrizio Leonardo Cuccu, Alessandra Bonci accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Malgré un processus de démocratisation entamé en 2011 et souvent qualifié de réussi (Stepan, 2012 ; Freedom House, 2015 ; Bugeja, 2016), jusqu'au récent processus de recul, certaines institutions nationales tunisiennes n'avaient subi que des changements mineurs, voire aucun changement. C'est le cas du ministère de l'Intérieur et de l'ensemble de l'appareil sécuritaire, dont la réforme a souvent été discutée mais jamais mise en œuvre (Grewal, 2018). Cette recherche se concentre sur l'intersection entre l'appareil de sécurité et le contrôle de l'État sur la religion, en examinant le rôle des femmes fonctionnaires travaillant au sein du ministère des Affaires religieuses, appelées wa'ydhat. Dans le cadre de cette recherche, la sécurité est comprise comme consistant en “des engagements quotidiens, routiniers et parfois inconscients” (Ochs, 2011, p. 3) des praticiens du secteur religieux et de la sécurité. L'analyse du travail des wa'ydhat nous permet de mettre en évidence les liens entre les récits locaux et mondiaux de la sécurité, qui soulignent le rôle central des femmes dans la lutte contre le terrorisme en raison de leurs prétendues qualités “pacifiques” inhérentes, et leur rôle réel d'observatrices au sein d'un système de surveillance et de contrôle. Comme l'affirme Moghadam, “en période de consolidation du régime et d'édification de l'État, les questions de genre, de famille et de relations hommes-femmes passent au premier plan. L'État devient le gestionnaire du genre” (1993, p. 94). Cependant, au lieu de produire de nouvelles politiques de genre en conformité avec le nouveau moment historique, la Tunisie reproduit exactement les mêmes débats et les mêmes rôles stéréotypés de genre que ces dernières années.Il est intéressant de noter que le travail des wa'ydhat se situe à l'intersection entre le secteur religieux et le secteur de la sécurité en Tunisie, soulignant le rôle de l'État dans le contrôle des récits et des pratiques religieuses. Afin d'examiner au mieux cette intersection et le rôle des praticiens de la sécurité dans l'élaboration et la réactualisation des mesures de sécurité, nous étudions leur expérience quotidienne et leur compréhension de leur position au sein de l'appareil de sécurité. En nous renseignant sur leur travail quotidien, notre objectif est de mettre en évidence la manière dont “la sécurité nationale délimite l'expérience individuelle” (Ochs, 2011, p. 3), comment le discours national sur la sécurité est reproduit dans la vie de tous les jours et comment, à leur tour, ces pratiques quotidiennes façonnent l'appareil de sécurité. Analyser la dimension “quotidienne” ou “banale” de la sécurité signifie se concentrer sur la manière dont les pratiques de sécurité sont interprétées, adaptées et/ou négociées par différents individus et groupes, à travers le prisme de leurs expériences vécues (Crawford et Hutchinson, 2016, p. 1190). En examinant les pratiques de sécurité reproduites dans le travail des praticiens, nous pouvons déterminer si et comment les récits de sécurité dominants sont adaptés ou plutôt remis en question (Luckham, 2017), et comment la légitimation et les récits des systèmes de sécurité sont compris par des individus et des groupes spécifiques. Alors que les politiques et les pratiques de sécurité sont souvent considérées comme un processus descendant et fortement hiérarchique, l'analyse des pratiques de sécurité au niveau micro implique une compréhension de la construction sociale de la sécurité en tant que processus horizontal. L'establishment politique façonne les pratiques et les récits du gouvernement et de la communauté internationale. Le travail des wa'ydhat est crucial pour comprendre le mécanisme de sécurité en Tunisie aujourd'hui. De plus, la présence des wa'ydhat depuis 2011 s'inscrit dans une dynamique de continuité des politiques sécuritaires avec le régime de Ben Ali. En conclusion, le rôle des wa'ydhat au sein de l'appareil de contrôle et de surveillance en Tunisie se situe à l'intersection entre l'évolution des pratiques de surveillance dans le monde, sous l'égide de la guerre mondiale contre le terrorisme, et l'histoire du contrôle de l'État sur la religion dans le pays, qui remonte aux années de Bourguiba.Cet article se compose de trois sections, en commençant par une vue d'ensemble du débat autour du clivage modérés/radicaux en Tunisie. Cette section est cruciale pour comprendre le contexte sociologique et politique des politiques de sécurité et explique comment la lutte entre les forces dites laïques et les partis religieux a créé une hiérarchie entre l'islam dirigé par l'État et l'islam non dirigé par l'État, sécurisant ainsi la religion. La deuxième partie de l'article montre l'évolution de l'appareil de sécurité dans le cadre du maintien de l'ordre religieux. Enfin, nous présentons le cas des wa'ydhat dans le contexte post-révolutionnaire comme un exemple critique de la sécurisation de l'islam et de la coopération entre la sécurité et la gestion du religieux.
      Despite a process of democratization that started in 2011 and has often been described as successful (Stepan, 2012; Freedom House, 2015; Bugeja, 2016), until the recent backsliding process, some Tunisian national institutions have undergone little or no change. This was the case of the Ministry of Interior and the larger security apparatus whose reform was often discussed but never implemented (Grewal 2018). This research focuses on the intersection between the security apparatus and the state control over religion, examining the role of female civil servants working under the Ministry of Religious Affairs, called wa'ydhat. For the purpose of this research, security is understood as consisting “of everyday, routine, and sometimes unconscious engagements” (Ochs, 2011: 3) of practitioners in the religious and security sector. The analysis of the work of wa'ydhat allows us to highlight the connections between local and global narratives of security, which emphasize the role of women as central in the fight against terrorism due to their purported inherent “peaceful” qualities, and their actual role as watchers within a system of surveillance and control. As Moghadam claims, “at times of regime consolidation and state building, questions of gender, family and male-female relations come to the fore. The state becomes the manager of gender” (1993: 94). However, instead of producing new gender policies in conformity to the new historical moment Tunisia is reproducing the exact same debates and gender stereotyped roles of the past years. Interestingly, the work of wa'ydhat stands at the intersections between the religious and the security sector in Tunisia, highlighting the role of the state in controlling religious narratives and practices. In order to best examine this intersection, and the role of security practitioners in shaping and re-enacting security measures, we investigate their everyday experience and understanding of their position within the security apparatus. By inquiring about their everyday work, our aim is to highlight how “national security delineates individual experience” (Ochs, 2011: 3), how the national discourse on security is reproduced in day-to-day life and how in turn, these everyday practices shape the security apparatus. Analyzing the “everyday” or “mundane” dimension of security means focusing on the way in which security practices are interpreted, adapted, and/or negotiated by different individuals and groups through the lens of their lived experiences (Crawford and Hutchinson, 2016: 1190). With looking at practices of security reproduced in the work of practitioners, we can determine if and how dominant security narratives are adapted or rather challenged (Luckham, 2017), and how the legitimation of systems of security are understood by specific individuals and groups. While security policies and practices are often understood as a top-down and strongly hierarchical process, analyzing security practices at the micro level entails an understanding of the social construction of security as a horizontal process. The political establishment shapes the practices and narratives of the government and the international community. The work of the wa'ydhat is crucial to understanding of the security mechanism in Tunisia today. Furthermore, the presence of the wa'ydhat since 2011 fits into a dynamic of continuity of security policies with Ben Ali's regime. In conclusion, the role of wa'ydhat within the control and surveillance apparatus in Tunisia exists at the intersection between the evolution of surveillance practices worldwide, under the umbrella of the global war on terror, and the history of state control over religion in the country, dating back to the years of Bourguiba. This article consists of three sections, starting with an overview of the debate around the moderate/radical divide in Tunisia. This section is crucial to understand the sociological and political background of the security policies, and explains how the struggle between the so-called secular forces and the religious parties have created a hierarchy between state-led Islam and non-state-led Islam, securitizing religion. The second section of this paper shows the evolution of the security apparatus within a frame of religion policing. Finally, we present the case of the wa'ydhat in the post-revolutionary setting as a critical example of securitization of Islam, and cooperation between security and religious management.
    • The financial character of policing in Tunisia: collusions, extraversion and the criminalization of informality - Daniela Musina accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Cet article cherche à éclairer le développement de l'assemblage sécuritaire financier en Tunisie, en adoptant une perspective de sociologie politique internationale. Cette approche examine le développement des pratiques de sécurité et de maintien de l'ordre sous un angle transnational et postcolonial. Le policing financier dans le Sud global se manifeste aujourd'hui à travers la combinaison des programmes de lutte contre le blanchiment d'argent (AML) et le financement du terrorisme (CFT). Ces programmes sont systématiquement et racialement couplés pour cibler les contextes asiatiques ou africains, excluant ainsi largement les fonds et profits des acteurs et contextes à forte concentration de capital, souvent blanchis pour l'évasion fiscale. Pour soutenir son argument, l'article s'appuie sur des théories sociologiques qui déconstruisent et dépassent le nationalisme méthodologique et l'exceptionnalisme dans l'analyse du pouvoir coercitif en Tunisie et dans la région. Il contribue à ces perspectives en utilisant les concepts d'enchevêtrement, d'assemblage et de collusion pour comprendre les pratiques et les effets des programmes de lutte contre le blanchiment d'argent et le financement du terrorisme. Ces concepts éclairent le caractère co-constitutif (enchevêtré) de ces pratiques, leurs configurations extraverties et complexes, ainsi que les relations de légitimation (collusions) qui permettent, à des moments critiques, des manipulations discursives et matérielles pour recentraliser le pouvoir, repositionnant les acteurs de la sécurité autour du pouvoir présidentiel central. Cela a été particulièrement évident lors du tournant de 2021.L'article donne une importance empirique à cet argument théorique en retraçant les développements de l'intelligence financière et préemptive. Il explore les pratiques transnationales des ‘listes noires' (qui ont touché la Tunisie en 2018) et les mesures de suivi et de profilage traçage et de gel des fonds qui en résultent. Ce processus engendre trois effets visibles dans le contexte tunisien. Premièrement, il entraîne une expansion juridique de la police financière, y compris dans ses résultats répressifs, et crée une exception à comprendre dans son caractère performatif, expérimental et relationnel, et non comme ontologiquement absolue. Deuxièmement, de nouvelles institutions sont intégrées dans des réseaux transnationaux, et elles canalisent des stratégies extraverties vis-à-vis des bailleurs et partenaires extérieurs. La Commission Nationale de Lutte Contre le Terrorisme (CNLCT) et la Commission Tunisienne d'Analyse Financière (CTFA) en sont des exemples. En même temps, ces institutions sont soumises aux manipulations du pouvoir central et coercitif. Les expériences avec les nouvelles technologies, comme la blockchain, entrent également en jeu ici – conformément à une tendance plus large visible dans tout le continent africain – non seulement comme pratiques d'extraversion visant à dé-sanctionner la Tunisie et à rassurer financièrement les investisseurs étrangers et les institutions économiques internationales, mais aussi car elles font prevue du caractère expérimental et infrastructurel de la sécurité contemporaine. Enfin, le troisième effet est la disqualification et la criminalisation de l'économie informelle, observée à travers la manière dont les canaux hawala et les réseaux d'échange pour la circulation de l'argent, des biens et des personnes sont de plus en plus ciblées et utilisés pour légitimer ces tentatives de contrôle. Bien que leur efficacité soit relative, les mesures financières coercitives ont des conséquences violentes pour les économies vulnérables à la frontière tunisienne et au-delà. Ce processus est accéléré par l'amalgame arbitraire entre les circuits informels de circulation de l'argent, la mobilité et le transit des migrants, et la confusion entre passeurs de fonds et trafiquants.
      This article attempts to shed light on the development of a financial/security assemblages in Tunisia, from an international political sociology perspective that looks at the development of practices of security and policing from a transnational and postcolonial vantage point. Financial policing in the Global South nowadays takes largely shape through the combination of anti-money laundering (AML) and counter financing of terrorism (CFT) agendas, which are systematically and racially coupled to target Asian or African contexts and, as such, largely exclude money and profits benefitting high capital concentration contexts and actors that is usually laundered for tax evasion. To advance the argument, the article first aligns with theoretical sociological accounts that deconstruct and overcome methodological nationalism and exceptionalism of analyses of coercive power in Tunisia and the region. It contributes to these perspectives by mobilizing together concepts of entanglement, assembled and collusion for understanding the practices and effects of the AML/CFT agenda. These concepts serve to illuminate the co-constitutive (entangled) character of these practices, while bearing their negotiated dependent extraverted configurations, but also their complex and networked (assembled) character. Finally, they serve to identify relations of legitimation (collusions) that follow horizontal lines while enabling, in particular critical junctures, discursive and material manipulations used to recentralize power vertically, ultimately repositioning the ‘security custodians' around central presidential power: an effect rendered particularly sharp by the self-coup of 2021 and its unfolding consequences. The article then attempts to give empirical salience to the theoretical argument by tracing the processual developments of financial and pre-emptive intelligence from transnational forms of blacklisting (which affected Tunisia in 2018) to profiling, tracking, fund freezing practices that unfold contextually. This process generates three visible effects in the Tunisian context. Firstly, it generates a legal expansion of the financial policing assemblage, including in its repressive outcomes, and the making of exception that has to be understood in its performative, experimental and relational character, and not as ontologically absolute. Secondly, the related creation of new institutions that, although having little power on their own and being substantially controlled by the presidential power and that of the Ministry of Interior, are embedded in transnational networks and serve to channel extraverted strategies vis à vis donors and external partners. The Commission National de Lutte Contre le Terrorisme (CNLCT) and especially the Commission Tunisienne d'Analyse Financière (CTFA), this latter receiving the bulk of attention here, with all their different functional and political significances, are a case in point. Experiments with new technologies, such as blockchain, come into play here (and in line with a broader trend visible in the whole African continent) not only as extraversion practices to reassure investors in European countries and international economic institutions, and consequently exit sanctioning lists, but as they strengthen the contemporary experimental and infrastructural character of 'security' which maintains and reproduces its regimes. Finally, the third effect considered is the disqualification and criminalisation of the informal economy, considered here through the observation of how hawala channels and exchange networks for money, good and people circulation acquire centrality to legitimize these attempts at control, whose effectiveness must be relativized, but which nevertheless have violent and disqualifying consequences for vulnerable economies at the Tunisian border and beyond. This process is accelerated by the progressive conflation of informal money circulation channels with mobility and migrant transit, and of money couriers (passeurs de fonds) with smugglers.
    • La transformation de l'ancien centre de détention secrète de Derb Moulay Cherif en musée des « années de plomb » (Casablanca, Maroc) - Anissa Habane accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Au Maroc, durant la période des « années de plomb » (1956-1999), caractérisée par l'intensité de la répression par le pouvoir royal contre toute opposition politique ou sociale, le pays a abrité plusieurs centres de détention secrète. Parmi eux, il y a l'ancien commissariat de Derb Moulay Cherif à Casablanca qui fonctionna de 1959 à 1991. Durant plusieurs décennies, ce site secret pièce maîtresse du système répressif a séquestré, torturé, tué, des militants politiques, syndicaux, étudiants mais aussi des anonymes. Après la mort du roi Hassan II en 1999, une littérature carcérale en langue française et arabe a permis de divulguer et d'informer sur les conditions de détention dans ces lieux. À son accession au trône en 1999, le nouveau souverain Mohammed VI établit en réponse aux mobilisations de groupes de défense des victimes et des droits humains, deux instances. D'abord la Commission indépendante d'arbitrage en 1999, visant à identifier et à indemniser les victimes et ayants droit de la disparition forcée et de la détention arbitraire. Puis l'Instance équité et réconciliation (IER) chargée d'établir la vérité sur les faits et sur les violations des droits de l'homme commises à l'encontre des opposants sur une période circonscrite entre 1956 et 1999, dans l'objectif d'indemniser des victimes, d'analyser les causes institutionnelles des violations des droits humains et de proposer des réformes pour prévenir leur répétition. Ce contexte de réconciliation nationale permet alors l'émergence de commémorations dans l'espace public, interdite jusqu'alors. En mars 2000, le Forum Vérité Justice (FVJ) rassemblant différents groupes de victimes ayant subi la répression organisa un rassemblement de près de 1 500 personnes devant l'ancien centre de détention secrète de Derb Moulay Cherif (CDS-DMC) afin de réclamer sa transformation en musée, amorçant le processus de patrimonialisation. Dans les années qui suivirent, la patrimonialisation se poursuit ensuite par le haut, par le biais d'une mobilisation d'institutions publiques, de politiques, d'experts, d'associations, d'artistes. À partir d'un terrain exploratoire, cet article analyse le processus de patrimonialisation de l'ancien centre de détention secrète de Derb Moulay Cherif qui mobilise depuis plus de deux décennies, plusieurs acteurs associatifs et institutionnels enclins à sa préservation et à sa transmission. En 2023, où en est le processus patrimonial ? En s'appuyant sur l'exploitation de récits de détenus sous les « années de plomb » ; d'articles scientifiques ; de documents écrits ou d'enregistrements de conférences en lien avec la problématique traitée, mais aussi d'observations sur le terrain et de plusieurs entretiens semi-directifs conduits en 2023, je reviens sur trois temporalités. La première concerne la mise en place d'anciens centres de détention secrète dans le royaume marocain post-indépendant permettant de saisir cette période douloureuse, honteuse et peu valorisante de l'histoire nationale. La deuxième revient sur la temporalité de la mobilisation. Faute d'un investissement possible à l'intérieur de l'ancien CDS-DMC, les actions ont été conduites, exclusivement dans l'espace public, et de façon éphémère et modeste. La troisième revient sur la patrimonialisation bloquée par la non récupération du bâtiment ayant abrité l'ancien centre de détention secrète, empêchant de l'investir pour le moment d'une fonction muséale et y favoriser la préservation de la mémoire et l'éducation des générations futures. La mise en valeur du CDS-DMC demeure un enjeu mémoriel important face au désintérêt des autorités et des détenteurs du pouvoir. D'autant plus que la mobilisation des anciens détenus politiques des années 2000 s'essouffle avec l'avancée dans l'âge. Ainsi, en l'absence de volonté politique d'aller au bout de la recommandation de l'IER de transformer le site en un projet de préservation de la mémoire, l'ensemble des personnes ayant côtoyé de près ou de loin le CDS-DMC relèvent de « la mémoire empêchée » (Ricoeur, 2000, p. 83), empêchant que le travail et devoir de mémoire puissent se faire entièrement.
      In Morocco, during the "Years of Lead" (1956-1999), a period of intense repression by the monarchy power against any political or social opposition. The country was home to several secret detention centers. Among these was the former Derb Moulay Cherif police station in Casablanca, which operated from 1959 to 1991. For several decades, this secret site, the centerpiece of the repressive system, held, tortured and killed political activists, union members and student activists, as well as random individuals. After the death of King Hassan II in 1999, an emerging body of prison literature in French and Arabic made it possible to expose and inform about the conditions of detention in these secret detention centers. On his arrival to the throne in 1999, the new sovereign Mohammed VI set up two institutions as a response to the mobilization of victims' and human rights groups. The first one, which is the Commission indépendante d'arbitrage, was set up in 1999 to identify and compensate victims of enforced disappearance and arbitrary detention. Then came the Instance équité et réconciliation (IER), tasked to investigate the truth about human rights violations committed against opponents over a limited period between 1956 and 1999, with the aim of compensating victims, analyzing the institutional causes of human rights violations and proposing reforms to prevent their recurrence. This context of national reconciliation has allowed commemorations in the public arena, previously prohibited. In March 2000, the Forum Vérité Justice (FVJ), bringing together various groups of victims of the repression, organized a rally of almost 1,500 people in front of the former secret detention center of Derb Moulay Cherif (CDS-DMC) to demand its transformation into a museum, thus initiating the process of patrimonialization. In the years that followed, the process of patrimonialization continued from the top down, through the mobilization of public institutions, politicians, experts, associations and artists. Based on an exploratory field study, this article analyzes the process of patrimonialization of the former secret detention center of Derb Moulay Cherif, which for over two decades has mobilized a number of non-profit and institutional actors committed to its preservation and transmission. In the year 2023, where does the patrimonialization process stand? Drawing on the accounts of detainees during the "Years of Lead", scientific papers, written documents and recordings of conferences related to the issue at stake, as well as field observations and several semi-guided interviews conducted in 2023, I will reflect on three different temporalities. The first concerns the establishment of former secret detention centers in the post-independent Moroccan kingdom, enabling us to grasp this painful, shameful and dark period in the country's history. The second looks back at the temporality of the mobilization. The absence of a possible investment inside the former CDS-DMC, the actions were carried out exclusively in the public space, and in an ephemeral and modest way. The third is blocked by the inability to make use of the building itself has prevented it from being turned into a museum for the time being, to preserve memory and educate future generations. The development of the CDS-DMC remains an important memorial issue, given the lack of interest shown by the authorities and those in power. Furthermore, as the mobilization of former political prisoners in the 2000s fades within ages. Thus, in the lack of political willingness to follow through on the IER's recommendation to transform the site into a project for the preservation of memory, all those who have been in contact with the CDS-DMC from near or far refer to "blocked memory" (mémoire empêchée - Ricoeur, 2000, p. 83), preventing the work and duty of remembrance from being fully carried out.
    • Plaider la « bonne gouvernance sécuritaire » au Maroc : Domestiquer les savoirs de réforme en régime de contrainte consensuelle - Irene Lizzola accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Dès la clôture des travaux de l'Instance équité et réconciliation (IER) en 2006, l'établissement d'une « bonne gouvernance sécuritaire » s'érige à leitmotiv des velléités de réforme des institutions sécuritaires. Lors de ce moment charnière, le régime marocain a ouvert à l'externalisation de la production des savoirs de réforme touchant au sécuritaire, par le biais de l'association progressive d'ONG et d'acteurs transnationaux à l'élaboration des politiques publiques en la matière. Si, d'un côté, ce lexique réformiste promeut l'engagement dépolitisé des acteurs et la construction institutionnelle d'une apparence libérale, de l'autre, il constitue un outil dans les mains d'ONG professionnalisées et internationalisées, qui leur permet de garder ouverte la discussion avec les autorités autour de l'enjeu sécuritaire. Le régime, en quête de relégitimation, endosse le discours de la co-production des politiques publiques, à garantir par l'implication de la « société civile ». D'une part, la confrontation entre les acteurs repose sur un consensus qui se traduit par l'alignement commun sur le traitement légaliste et managérial de la réforme du sécuritaire. D'autre part, ce consensus apparait comme étant contraint, au niveau du seuil de critique toléré par les institutions sécuritaires. Ainsi, la confrontation entre les parties s'inscrit dans un régime de contrainte consensuelle. Dans ce registre, le consensus se construit autour de l'obligation réciproque à la validation d'un discours réformiste légaliste et gestionnaire, fortement internationalisé et déconflictualisant les enjeux, qui fédère les parties, ainsi qu'à l'acceptation mutuelle des logiques qui accompagnent la sélectivité partenariale encadrant la participation des acteurs associatifs et transnationaux à la « co-production » de l'action publique. Ici, les différents acteurs jouent avec ces facteurs de contrainte, à partir du moment où chaque partie tire son bénéfice de la participation à la dynamique partenariale. Bien qu'encadrée, celle-ci permet aux acteurs associatifs, transnationaux et institutionnels de se légitimer mutuellement en tant que porteurs des bonnes recettes réformistes.Dans un premier temps, nous allons interroger la construction du discours réformiste relatif à la gestion du sécuritaire, en questionnant l'ancrage de ce dernier dans le vocabulaire de la transitologie. Ici, nous allons nous intéresser à la domestication du concept de « gouvernance sécuritaire », telle qu'elle a été élaborée par le Centre d'études en droits humains et démocratie (CEDHD), en guise d'intermédiaire et de « courtier » chargé de la mise en place du dialogue entre le DCAF (Geneva Center for Security Sector Governance) et les institutions sécuritaires marocaines.Dans un deuxième temps, l'intérêt sera porté pour la mise en lumière du revers de la médaille de la rhétorique de la « co-construction » de la sécurité, prônée par les sécuritaires. Celle-ci s'accompagne de l'établissement de cadres contraints de participation, la sélectivité partenariale à l'œuvre ne permettant qu'une association partielle de la « société civile » souhaitant prendre part à l'action publique en matière sécuritaire. Enfin, nous allons considérer les pratiques de sensibilisation à la réforme de la gouvernance sécuritaire, en soulignant le caractère légaliste, gestionnaire et managérial des discours qui les justifient, et qui en encadrent les réalisations concrètes. Ici, le discours développementaliste, fortement néolibéralisé, s'impose comme la grammaire partagée permettant aux acteurs les plus professionnalisés, internationalisés, et les moins contestataires, de s'investir sur le terrain de l'action publique sécuritaire. Cet article s'appuie sur un travail de terrain réalisé au Maroc entre 2019 et 2022, pour une période discontinue de neuf mois, dans les villes de Rabat et Casablanca, conduit à la fois aux sièges des associations étudiées (CEDHD, FVJ, Institut Prometheus), via la réalisation d'entretiens semi-directifs avec leurs membres fondateur·ices (dont quatre sont mobilisés dans cet article) et la consultation de leurs archives et publications (rapports, études, enquêtes), et, par le biais d'observations non participantes, dans le cadre d'activités (conférences de presse, séminaires), organisées par celles-ci, en partenariat avec les acteurs institutionnels et le DCAF. Le terrain sur place a été complété par des enquêtes ponctuelles menées à distance, notamment en période de crise sanitaire, due à la pandémie de Covid-19 (de mars 2020 à août 2021), qui ont permis la réalisation d'entretiens semi-directifs, la collecte de sources écrites (littérature grise produite par les ONG et leurs partenaires) et le suivi d'activités (conférences, séminaires), diffusées sur les réseaux sociaux des associations. Ces différents matériaux empiriques font l'objet d'une analyse qualitative qui combine l'étude du discours des acteurs, de leurs trajectoires et de leurs pratiques d'engagement (le partenariat, l'enquête associative, la formation, etc.). L'analyse proposée interroge ainsi la construction du dialogue « consensuel », ainsi que les contraintes qui le structurent, entre les acteurs impliqués dans la mise en circulation des savoirs de réforme relatifs à la gouvernance sécuritaire.
      Since the conclusion of the Equity and Reconciliation Commission's work in 2006, the establishment of “good security governance” has become the leitmotif of attempts to reform security institutions. During this pivotal moment, the Moroccan regime opened up the outsourcing of the production of reform knowledge relating to security, through the progressive association of NGOs and transnational actors in the development of public policies. If, on the one hand, this reformist lexicon promotes NGOs' depoliticized commitment and the institutional construction of a liberal appearance, on the other, it constitutes a tool in the hands of professionalized and internationalized NGOs, which allows them to keep the discussion open with the authorities around the security issue. The regime, in search of relegitimization, endorses the rhetoric of co-production of public policies, to be guaranteed by the involvement of the “civil society”.The confrontation between the actors is based on a consensus which results in common alignment on the legalistic and managerial treatment of security reform. However, this consensus appears to be constrained, at the level of the threshold of criticism tolerated by security institutions. Thus, the confrontation between the parties is part of a regime of consensual constraint. In this register, the consensus is built around the reciprocal obligation to validate a legalist and managerial reformist discourse, strongly internationalized and deconflictualizing the issues, which unites the parties, as well as the mutual acceptance of the logics which accompany partnership selectivity governing the participation of associative and transnational actors in the “co-production” of public action. Here, the different actors play with these constraint factors, from the moment when each party benefits from the participation in the partnership dynamic. Although framed, this allows associative, transnational and institutional actors to legitimize each other as bearers of good reformist recipes.Firstly, we will question the construction of the reformist discourse relating to the management of security, by questioning the anchoring of the latter in the vocabulary of transitology. Here, we will focus on the domestication of the concept of “security governance”, as it was developed by the Center for Human Rights and Democracy Studies (CEDHD), as an intermediary and “broker” responsible for the establishment of dialogue between DCAF (Geneva Center for Security Sector Governance) and Moroccan security institutions.Secondly, we will highlight the other side of the coin of the rhetoric of the “co-construction” of security, advocated by the security forces. In fact, this discourse is accompanied by the establishment of constrained participation frameworks, the partnership selectivity at work only allowing a partial association of “civil society” wishing to participate in public security policies.Finally, we will consider the practices of raising awareness of the reform of security governance, emphasizing the legalistic, managerial and managerial nature of the discourses which justify them, and which frame their concrete achievements. Here, the developmentalist discourse, strongly neoliberalized, imposes itself as the shared grammar allowing the most professionalized, internationalized, and least protesting actors to invest in the field of public security policies.This article is based on fieldwork carried out in Morocco between 2019 and 2022, for a discontinuous period of nine months, in the cities of Rabat and Casablanca, conducted both at the headquarters of the associations studied (CEDHD, FVJ, Institut Prometheus), through semi-structured interviews with their founding members (four of whom are used in this article) and consultation of their archives and publications (reports, studies, surveys), and, through non-participant observations, at activities (press conferences, seminars) organized by them, in partnership with institutions and the DCAF. The on-site fieldwork was supplemented by occasional surveys carried out remotely, particularly during the Covid-19 health crisis (from March 2020 to August 2021), which enabled semi-structured interviews to be conducted, written sources to be collected (grey literature produced by the NGOs and their partners) and activities to be monitored (conferences, seminars), broadcast on the associations' social networks. These various empirical materials are the subject of a qualitative analysis that combines the study of actors' discourse, their trajectories and their engagement practices (partnership, associative investigation, training, etc.). The analysis questions the construction of “consensual” dialogue, as well as the constraints that structure it, between the actors involved in the circulation of reform knowledge relating to security governance.
    • « Pas de retour à nos maisons sans satisfaction de nos revendications ». Le Hirak du Rif en actes face au Makhzen - Ahmed Chapi accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Au Maroc, si la contestation menée par le Hirak du Rif (2016-2017) a fini par être étouffée par l'État du fait de l'ampleur de la campagne de répression, les différentes tentatives menées pour stopper le mouvement ont d'abord contribué à alimenter la dynamique protestataire. Notre argument principal est que, si les activistes du mouvement ont recouru initialement (et principalement) aux modes d'action protestataires les plus routiniers (tels que les manifestations dont les heures et lieux étaient publiquement annoncés à l'avance), ils ont progressivement innové tactiquement (à travers, par exemple, des manifestations surprises dites chen-ten et des concerts de casseroles), investi de nouveaux lieux de protestation (comme les différents quartiers de la ville d'Al Hoceima et les plages) et favorisé l'implication de profils manifestants hétérogènes (dont beaucoup sont jeunes et/ou ont un rapport distant à l'égard de l'espace militant). Ces processus ont favorisé la continuité du mouvement et lui ont donné un caractère disruptif. La mobilisation s'est appuyée sur des réseaux informels de proximité, les solidarités du quotidien et des dispositifs de représentation du groupe comme le serment (al-qasam). Les protestataires se sont sentis mutuellement obligés de poursuivre la contestation malgré les risques, ce qui a rendu difficiles les « retours en arrière ». Notre article se centre sur les activistes de la ville d'Al Hoceima, qui était l'épicentre de la contestation. Il s'appuie sur différentes sources (entretiens semi-directifs, observations, corpus de vidéos, traces numériques et presse électronique) collectées dans le cadre d'une recherche doctorale en cours. Les entretiens ont été conduits à Al Hoceima et dans différentes villes européennes où une partie des activistes se sont réfugiés (tandis que d'autres ont été menés en ligne). Pour appuyer empiriquement notre propos, nous avons sélectionné un certain nombre de séquences protestataires qui nous sont apparues comme autant de moments de bifurcation. Dans un premier temps, nous revenons sur les conditions d'émergence d'un mouvement qui rejette résolument la présence de tout type d'organisation militante, qu'elle soit partisane, syndicale ou associative. Lors des premiers mois (octobre 2016-février 2017), les modes d'action sont plutôt routiniers (sit-in et marches dont les heures et lieux sont annoncés à l'avance, grèves). Mais, face au verrouillage des principales places publiques par les forces de l'ordre, nous verrons en deuxième partie que les activistes vont développer, à partir de fin février 2017, des « manifestations surprises » afin de contourner ce verrouillage sécuritaire et de réinvestir la rue. Ce mode d'action favorise une large participation populaire et insuffle un nouvel élan protestataire puisque les activistes se voient questionnés quotidiennement par les habitants sur la date de la prochaine manifestation, les poussant ainsi à investir la rue fréquemment. Dans un troisième temps, nous verrons que les tentatives de court-circuitage et de délégitimation du mouvement opérées par le wali de la région et les élus locaux génèrent l'effet inverse : ces tentatives contribuent à la diffusion spatiale de la contestation puisque les activistes se mettent à organiser des rassemblements dans tous les quartiers de la ville et sur plusieurs jours, produisant ainsi une émulation collective et faisant du Hirak une réalité vécue au quotidien. Enfin, en mai 2017, lorsque l'option des arrestations de masse est activée, celles-ci ciblent les meneurs. Toutefois, la contestation se poursuit lors des semaines suivantes, à travers des rassemblements nocturnes dans les quartiers, des concerts de casseroles, ou encore des marches (dont certaines sur les plages), grâce aux activistes insérés dans les réseaux de mobilisation du mouvement qui n'ont pas (encore) été détenus. Ces derniers poursuivent l'engagement malgré les risques devenus plus élevés, car ils développent ou renforcent progressivement une très forte appétence pour la protestation de rue, en s'investissant dans différentes actions tout au long de la dynamique protestataire (manifestations surprises ou encore rassemblements de quartiers). La division du travail militant à l'œuvre dans le Hirak, plus horizontale et plus lâche par comparaison avec les organisations militantes traditionnelles, favorise la reconfiguration du mouvement en matière de modes, lieux et profils de la protestation, ce qui lui permet de s'inscrire dans la durée.
      In Morocco, while the protests led by the Hirak Rif Movement (2016-2017) were eventually stifled due to the scale of the repressive campaign, the various attempts to stop the movement have first helped to fuel the protest dynamic. Our main argument is that while the movement's activists employed initially (and above all) the most routine tactics of protest (such as demonstrations whose times and locations were publicly announced in advance), they progressively innovated tactically (through, for example, surprise demonstrations known as "chen-ten" and pot-banging protests), moved to new protest sites (such as the various districts of Al Hoceima and the beaches) and encouraged the involvement of heterogeneous protest profiles (many of whom are young and/or have a distant connection to the activist universe) ; these processes fostered the movement's continuity and gave it a disruptive character. The mobilization relied on informal networks of proximity, everyday forms of solidarity and devices of group representation such as the oath (al-qasam). Protesters felt mutually obliged to continue protesting despite the risks, making it difficult to "step back". Our article focuses on the activists in the city of Al Hoceima, which was the epicenter of the protests. It draws on various sources (semi-structured interviews, observations, video corpus, digital traces, and electronic press) collected as part of an ongoing doctoral dissertation. The interviews were conducted in Al Hoceima, in various European cities where some of the activists have taken refuge, and online. To provide empirical evidence, we have selected several protest sequences that appeared to us as bifurcation moments. First, we look back at the conditions of emergence of a movement that resolutely rejects the presence of any kind of organization, be it partisan, union-related, or associative. During the first few months (October 2016-February 2017), protest tactics are rather routine (sit-ins and marches whose times and locations are publicly announced in advance, strikes). However, as security forces start blocking access to the main public squares, we'll see in the second part that, from the end of February 2017, activists develop "surprise demonstrations" in order to circumvent these police restrictions and take to the streets once again. This new form of protest fosters broad popular participation and instills a new protest momentum, as activists are questioned daily by inhabitants about the date of the next demonstration, in turn, prompting them to take to the streets frequently. Thirdly, we'll see that attempts by the wali and local elected representatives to bypass and delegitimize the movement have the opposite effect: these attempts contribute to the spatial diffusion of contention, as activists organize gatherings in all parts of the city over several days, generating collective emulation and making the Hirak an everyday reality. Finally, in May 2017, when the decision of mass arrests is made, these target the leaders. However, the protests continue in the following weeks, through night-time rallies in the neighborhoods, pot-banging and marches (some of which on the beaches), thanks to activists embedded in the movement's mobilization networks who have not (yet) been detained. These activists remain committed despite the heightened risks, as they gradually develop or strengthen a strong inclination to protest, taking part in various actions throughout the protest sequence (such as surprise demonstrations and neighborhood rallies). The looser, more horizontal division of activist labor at work in the Hirak, in comparison with traditional activist organizations, favors the reconfiguration of the movement in terms of protest tactics, locations and profiles, enabling it to sustain itself over time.
    • La géographie des élections en Algérie, de 2007 à 2017 - Gilles Van Hamme accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      L'analyse électorale a tendance à minorer l'intérêt des élections dans des systèmes autoritaires ou à pluralisme limité. Pourtant, il reste intéressant d'analyser le comportement électoral lors d'élections sans enjeux – ou plus exactement, dont l'enjeu n'est pas l'accès au pouvoir -, tant on peut observer une diversité des formes d'opposition au pouvoir ou à l'inverse mieux comprendre les réseaux sur lesquels le pouvoir peut s'appuyer. C'est précisément l'objectif de cet article que de caractériser les bases socio-territoriales du soutien et des oppositions aux forces du pouvoir en Algérie entre 2007 et 2017. L'analyse proprement dite est fondée sur une collecte systématique des données à l'échelle des wilayas et des communes, leur cartographie, et leur croisement avec les caractéristiques sociales et économiques des différents territoires. Quelques constats ont pu en être dégagés.D'abord, la non participation et les votes nuls ou blancs, en hausse tendancielle, présentent une géographie assez stable, plus urbaine que rurale. Ensuite, les partis du bloc au pouvoir (FLN et RND) et ceux d'opposition montrent une géographie très mouvante, ne permettant pas de d'identifier de bastions stables, à l'exception notable du soutien à certains partis d'opposition en Kabylie. Enfin, le bloc du pouvoir a pu se maintenir en 2017 dans 80 % des communes où il était au pouvoir, indiquant sa capacité à maintenir son influence depuis l'échelon local jusqu'au niveau national.Dans les espaces urbains, le soutien au pouvoir apparait très limité, et l'opposition se marque avant tout par une participation très faible et l'importance des votes nuls ou blancs. Cette configuration spatiale n'est pas spécifique à l'Algérie, mais se retrouve dans nombre de régimes politiques et électoraux fermés. Elle rend compte du faible soutien au régime de la part des classes populaires urbaines et/ou des classes moyennes intellectuelles concentrées dans les grandes villes. A l'inverse, la participation électorale et le soutien au pouvoir – même s'il reste minoritaire en proportion de la population en âge de voter – sont plus élevés dans les zones rurales et périphériques, quoiqu'avec des différences régionales et locales considérables comme l'illustre l'exemple de la Kabylie, véritable bastion de l'opposition au pouvoir. Cela illustre sans doute une certaine capacité du pouvoir à mobiliser une partie de l'électorat via ses réseaux. Toutefois, de ce point de vue, l'analyse pointe une contradiction. D'une part, le bloc au pouvoir est capable de s'appuyer sur des réseaux locaux à travers une grande partie du pays, lui permettant de maintenir son hégémonie sur une grande partie des assemblées locales et nationale. D'autre part, l'analyse électorale met en évidence l'absence de stabilité de la base socio-territoriale de bloc FLN-RND.
      Electoral analysis tends to ignore the interest of electoral studies in authoritarian regimes or in systems with limited pluralism. However, it remains interesting to analyse the electoral behavior of elections whose stake is not access to power, since we can observe a variety of forms of opposition to power or, conversely, better understand the networks on which power can rely. It is precisely the aim of this article to characterize the socio-territorial configuration of the hegemonic forces in power as well as the opposition parties in Algeria between 2007 and 2017. The analysis is based on a systematic collection of data at the level of wilayas and municipalities, their mapping and their correlation with the social and economic characteristics of the different territories. This analysis leads to some interesting results. First, non-participation and spoiled or blank ballots show a fairly stable geography, more urban than rural. Secondly, the parties of the ruling bloc (FLN and RND) and those of the opposition show a very variable geography, making it impossible to identify electoral bastions, with the notable exception of support for some opposition parties in Kabylie. Finally, the power bloc was able to maintain itself in 2017 in 80% of the municipalities where it was in power, indicating its ability to maintain its influence from the local to the national level.In urban areas, support for power appears to be very limited, and opposition is characterised by very low voter turnout and the importance of spoiled or blank ballots. This spatial configuration is not specific to Algeria but is found in many closed political and electoral systems. It reflects the lack of support for the regime from urban popular classes and/or intellectual middle classes concentrated in large cities. Conversely, electoral participation and support for the government – even if it remains a minority in proportion to the voting-age population – are higher in rural and peripheral areas, although with considerable regional and local differences as illustrated by the example of Kabylie, a true stronghold of opposition to the government. This undoubtedly illustrates a certain ability of the government to mobilize part of the electorate through its networks. However, from this perspective, the analysis points to a contradiction. On the one hand, the ruling bloc is able to rely on local networks across much of the country, allowing it to maintain its hegemony over a large part of the local and national assemblies. On the other hand, electoral analysis highlights the lack of stability in the socio-territorial base of the ruling bloc.
    • Le secteur de la santé en Algérie entre arabisation, défrancisation et anglicisation - Fatima Zohra Chebab, Karim Ouaras accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      La question linguistique en Algérie ne cesse d'interpeller la société algérienne, de susciter l'intérêt de la communauté scientifique et d'étonner le regard des observateurs par la complexité et l'instabilité qui la caractérisent. Interminable chantier, comme dans tous les pays du Maghreb, elle évolue au gré des contextes politiques, nationaux et internationaux, constamment changeants. Après de longues décennies de tiraillements idéologiques et de projections, restées inachevées, cette question se pose toujours avec la même acuité en Algérie et obéit encore à des enjeux autres que linguistiques. Le traitement « irrationnel » qui lui est réservé a fini par produire des malaises sociaux handicapants et engendrer des situations de tension dans de nombreux secteurs vitaux en Algérie. Le secteur sanitaire en est un, et pas des moindres, car constituant l'univers francophone par excellence en Algérie, un univers auquel se heurte frontalement la politique de l'arabisation prônée par l'Algérie depuis son indépendance en 1962 et celle de l'anglicisation précipitée qui semble retenir l'attention de l'Algérie post-Hirak, dite « nouvelle ». Espace de rencontre et de conflit linguistique, le milieu sanitaire en Algérie donne à voir une cartographie complexe en termes de pratiques linguistiques où l'on voit se côtoyer un personnel soignant francisant du fait de sa formation, un personnel administratif de plus en plus arabisant – du fait de sa formation aussi – et des patients aux pratiques plurilingues effectives (arabe algérien, berbère et français). Dans cet espace où l'on prodigue soin et conseil, la communication devient de plus en plus difficile et sujette à des malentendus, incertitudes et ambiguïtés. Dans la lignée des rares travaux consacrés aux pratiques langagières en milieu sanitaire, le présent article se donne pour objectif de rendre compte de la complexité de la cartographie linguistique caractérisant la structure hospitalière en contexte algérien. L'étude qu'il porte s'inscrit essentiellement dans le domaine de la sociolinguistique et de l'analyse du discours mais sans perdre de vue les éclairages des Sciences sociales dans leur globalité. Cette étude met l'accent sur les dernières mesures politico-linguistiques imposées à ce secteur et examine l'instabilité de sa praxis linguistique.Les bouleversements politiques qu'a connus l'Algérie ces toutes dernières années ont placé la question linguistique au centre des débats esquivant ainsi les multiples difficultés rencontrées tant à l'échelle nationale qu'internationale. Cette situation a remis en question les statuts des langues nationales et étrangères et a engagé une reconsidération de la primauté des unes par rapport aux autres. D'essence plurilingue à dominante francophone, le milieu sanitaire est de plus en plus exposé au triptyque injonctif « Arabisation, Défrancisation, Anglicisation ». Si d'apparence, les langues en présence en milieu hospitalier algérien évoluent dans une perspective plus ou moins harmonieuse, les enjeux qui les entourent les marquent d'une empreinte conflictuelle pouvant déstabiliser leur fonctionnement effectif consistant à répondre à des finalités d'ordre sanitaire. Révélatrice de tensions et de conflits dans le milieu hospitalier algérien, cette situation commence à inquiéter les professionnels de santé. Basée sur une approche qualitative et compréhensive, la présente étude se propose d'examiner les enjeux qui sous-tendent la nouvelle orientation politique en termes de choix linguistiques prônant substitution de la langue anglaise à la langue française en Algérie. Cette nouvelle donne n'est autre que le fruit des récurrentes tensions diplomatiques entre Alger et Paris, liées essentiellement aux enjeux mémoriels. À défaut de résoudre et assainir objectivement ces dernières, on s'attelle à défranciser et angliciser après avoir tenté d'arabiser. La présente étude tente d'examiner cette nouvelle donne de la politique linguistique en milieu hospitalier algérien et ce à partir de l'analyse des données d'une enquête qualitative menée auprès des acteurs de la santé du Centre hospitalo-universitaire de Mostaganem.L'analyse démontre que l'arabisation de ce secteur puis la volonté de l'angliciser ne sont en réalité qu'une tentative de « défrancisation » d'un secteur francophone par excellence. Ne prenant pas en compte les attentes des professionnels de santé et de la société algérienne dans sa globalité, ces décisions injonctives et coercitives risquent de se heurter encore une fois aux dynamiques du terrain qui obéissent à des logiques complexes.
      The language issue in Algeria continues to engage Algerian society, attracts the attention of many scholars, and astonish observers with its complexity and instability. It is an endless project, as in all Maghreb countries, evolving with constantly changing political contexts. After decades of ideological conflicts and projections which remained unfinished, this issue still constitutes a significant challenge in Algeria, driven by factors beyond linguistic ones. The "irrational" approach to this issue has led to social discomfort and tensions in various vital sectors in Algeria, including the healthcare sector. This sector serves as a space of linguistic encounter and conflict, revealing a complex linguistic cartography where French-speaking healthcare professionals, due to their training, coexist with an increasingly Arabized administrative staff, and patients with effective multilingual practices (Algerian Arabic, Berber, and French). In this space of care and advice, communication becomes increasingly difficult and prone to misunderstandings, uncertainties, and ambiguities.In line with the recent research dedicated to language practices in healthcare spaces, this article aims to examine the complexity of the linguistic cartography characterizing the hospital structure in the Algerian context. Based on sociolinguistic and discourse analysis approaches, this study focuses on the latest political-linguistic measures imposed on this sector and examines the instability of its linguistic praxis.Recent political upheavals in Algeria have placed the linguistic issue at the center of debates, escaping the multiple challenges faced both nationally and internationally. This situation has prompted a reevaluation of the status of national and foreign languages and a reconsideration of their primacy over one another.The predominantly French-speaking healthcare environment, which is inherently multilingual, is increasingly exposed to linguistic injunctive decisions: "Arabization, De-Francization, Anglicization." While, at first glance, the coexisting languages in Algerian hospitals seem to evolve somewhat harmoniously, the surrounding issues mark them with a conflictual dimension that can disrupt their effective functioning in addressing healthcare goals. This situation, revealing tensions and conflicts in the Algerian healthcare setting, is starting to worry healthcare professionals.Based on a qualitative and comprehensive approach, this study aims to examine the underlying issues of the new political orientation in terms of language planning advocating for the substitution of French with English in Algeria. This new direction is a result of diplomatic tensions between Algiers and Paris, primarily related to memorial issues. Failing to objectively resolve these tensions, the authorities have attempted to “de-francize” and anglicize after initially trying to Arabize. It does so by analyzing data from a qualitative survey conducted among healthcare professionals at the University hospital center of Mostaganem.The analysis reveals that the Arabization and subsequent attempts to Anglicize the healthcare sector are essentially efforts to "de-francize" an inherently French-speaking sector. Ignoring the expectations of healthcare professionals and Algerian society, these directive and coercive decisions may once again clash with the social dynamics, which are determined by complex logics.