Titre | « Pas de retour à nos maisons sans satisfaction de nos revendications ». Le Hirak du Rif en actes face au Makhzen | |
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Auteur | Ahmed Chapi | |
Revue | L'année du Maghreb | |
Numéro | no 31, 2024 | |
Rubrique / Thématique | Varia & recherches en cours |
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Résumé |
Au Maroc, si la contestation menée par le Hirak du Rif (2016-2017) a fini par être étouffée par l'État du fait de l'ampleur de la campagne de répression, les différentes tentatives menées pour stopper le mouvement ont d'abord contribué à alimenter la dynamique protestataire. Notre argument principal est que, si les activistes du mouvement ont recouru initialement (et principalement) aux modes d'action protestataires les plus routiniers (tels que les manifestations dont les heures et lieux étaient publiquement annoncés à l'avance), ils ont progressivement innové tactiquement (à travers, par exemple, des manifestations surprises dites chen-ten et des concerts de casseroles), investi de nouveaux lieux de protestation (comme les différents quartiers de la ville d'Al Hoceima et les plages) et favorisé l'implication de profils manifestants hétérogènes (dont beaucoup sont jeunes et/ou ont un rapport distant à l'égard de l'espace militant). Ces processus ont favorisé la continuité du mouvement et lui ont donné un caractère disruptif. La mobilisation s'est appuyée sur des réseaux informels de proximité, les solidarités du quotidien et des dispositifs de représentation du groupe comme le serment (al-qasam). Les protestataires se sont sentis mutuellement obligés de poursuivre la contestation malgré les risques, ce qui a rendu difficiles les « retours en arrière ». Notre article se centre sur les activistes de la ville d'Al Hoceima, qui était l'épicentre de la contestation. Il s'appuie sur différentes sources (entretiens semi-directifs, observations, corpus de vidéos, traces numériques et presse électronique) collectées dans le cadre d'une recherche doctorale en cours. Les entretiens ont été conduits à Al Hoceima et dans différentes villes européennes où une partie des activistes se sont réfugiés (tandis que d'autres ont été menés en ligne). Pour appuyer empiriquement notre propos, nous avons sélectionné un certain nombre de séquences protestataires qui nous sont apparues comme autant de moments de bifurcation. Dans un premier temps, nous revenons sur les conditions d'émergence d'un mouvement qui rejette résolument la présence de tout type d'organisation militante, qu'elle soit partisane, syndicale ou associative. Lors des premiers mois (octobre 2016-février 2017), les modes d'action sont plutôt routiniers (sit-in et marches dont les heures et lieux sont annoncés à l'avance, grèves). Mais, face au verrouillage des principales places publiques par les forces de l'ordre, nous verrons en deuxième partie que les activistes vont développer, à partir de fin février 2017, des « manifestations surprises » afin de contourner ce verrouillage sécuritaire et de réinvestir la rue. Ce mode d'action favorise une large participation populaire et insuffle un nouvel élan protestataire puisque les activistes se voient questionnés quotidiennement par les habitants sur la date de la prochaine manifestation, les poussant ainsi à investir la rue fréquemment. Dans un troisième temps, nous verrons que les tentatives de court-circuitage et de délégitimation du mouvement opérées par le wali de la région et les élus locaux génèrent l'effet inverse : ces tentatives contribuent à la diffusion spatiale de la contestation puisque les activistes se mettent à organiser des rassemblements dans tous les quartiers de la ville et sur plusieurs jours, produisant ainsi une émulation collective et faisant du Hirak une réalité vécue au quotidien. Enfin, en mai 2017, lorsque l'option des arrestations de masse est activée, celles-ci ciblent les meneurs. Toutefois, la contestation se poursuit lors des semaines suivantes, à travers des rassemblements nocturnes dans les quartiers, des concerts de casseroles, ou encore des marches (dont certaines sur les plages), grâce aux activistes insérés dans les réseaux de mobilisation du mouvement qui n'ont pas (encore) été détenus. Ces derniers poursuivent l'engagement malgré les risques devenus plus élevés, car ils développent ou renforcent progressivement une très forte appétence pour la protestation de rue, en s'investissant dans différentes actions tout au long de la dynamique protestataire (manifestations surprises ou encore rassemblements de quartiers). La division du travail militant à l'œuvre dans le Hirak, plus horizontale et plus lâche par comparaison avec les organisations militantes traditionnelles, favorise la reconfiguration du mouvement en matière de modes, lieux et profils de la protestation, ce qui lui permet de s'inscrire dans la durée. Source : Éditeur (via OpenEdition Journals) |
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Résumé anglais |
In Morocco, while the protests led by the Hirak Rif Movement (2016-2017) were eventually stifled due to the scale of the repressive campaign, the various attempts to stop the movement have first helped to fuel the protest dynamic. Our main argument is that while the movement's activists employed initially (and above all) the most routine tactics of protest (such as demonstrations whose times and locations were publicly announced in advance), they progressively innovated tactically (through, for example, surprise demonstrations known as "chen-ten" and pot-banging protests), moved to new protest sites (such as the various districts of Al Hoceima and the beaches) and encouraged the involvement of heterogeneous protest profiles (many of whom are young and/or have a distant connection to the activist universe) ; these processes fostered the movement's continuity and gave it a disruptive character. The mobilization relied on informal networks of proximity, everyday forms of solidarity and devices of group representation such as the oath (al-qasam). Protesters felt mutually obliged to continue protesting despite the risks, making it difficult to "step back". Our article focuses on the activists in the city of Al Hoceima, which was the epicenter of the protests. It draws on various sources (semi-structured interviews, observations, video corpus, digital traces, and electronic press) collected as part of an ongoing doctoral dissertation. The interviews were conducted in Al Hoceima, in various European cities where some of the activists have taken refuge, and online. To provide empirical evidence, we have selected several protest sequences that appeared to us as bifurcation moments. First, we look back at the conditions of emergence of a movement that resolutely rejects the presence of any kind of organization, be it partisan, union-related, or associative. During the first few months (October 2016-February 2017), protest tactics are rather routine (sit-ins and marches whose times and locations are publicly announced in advance, strikes). However, as security forces start blocking access to the main public squares, we'll see in the second part that, from the end of February 2017, activists develop "surprise demonstrations" in order to circumvent these police restrictions and take to the streets once again. This new form of protest fosters broad popular participation and instills a new protest momentum, as activists are questioned daily by inhabitants about the date of the next demonstration, in turn, prompting them to take to the streets frequently. Thirdly, we'll see that attempts by the wali and local elected representatives to bypass and delegitimize the movement have the opposite effect: these attempts contribute to the spatial diffusion of contention, as activists organize gatherings in all parts of the city over several days, generating collective emulation and making the Hirak an everyday reality. Finally, in May 2017, when the decision of mass arrests is made, these target the leaders. However, the protests continue in the following weeks, through night-time rallies in the neighborhoods, pot-banging and marches (some of which on the beaches), thanks to activists embedded in the movement's mobilization networks who have not (yet) been detained. These activists remain committed despite the heightened risks, as they gradually develop or strengthen a strong inclination to protest, taking part in various actions throughout the protest sequence (such as surprise demonstrations and neighborhood rallies). The looser, more horizontal division of activist labor at work in the Hirak, in comparison with traditional activist organizations, favors the reconfiguration of the movement in terms of protest tactics, locations and profiles, enabling it to sustain itself over time. Source : Éditeur (via OpenEdition Journals) |
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Article en ligne | https://journals.openedition.org/anneemaghreb/13000 |