Contenu du sommaire : La science, une activité sociale comme une autre ? Controverses autour de l'autonomie scientifique
Revue | L'Année sociologique |
---|---|
Numéro | vol. 63, no 2, 2013 |
Titre du numéro | La science, une activité sociale comme une autre ? Controverses autour de l'autonomie scientifique |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
In memoriam Raymond Boudon
- Raymond Boudon, a personal view - Siegwart Lindenberg p. 295-300
- Raymond Boudon (1934-2013) - Bernard Valade p. 301-305
Article posthume
- La science aux sources des faux savoirs dans l'espace public - Raymond Boudon p. 307-341 Toute science repose sur des principes, par essence indémontrables, et qui peuvent seulement être validés à l'usage, après qu'aient été entreprises des recherches diverses fondées sur ces principes, lesquelles peuvent aboutir ou échouer. Il résulte de cette difficulté, que Montaigne avait déjà clairement identifiée et qui, dit-il, nous met au rouet, que le diagnostic sur la validité, l'absence de validité ou les limites de validité d'un principe ne peut généralement être porté dans le court terme. C'est pourquoi les sciences peuvent donner et donnent normalement cours pour un temps plus ou moins prolongé à des idées fausses. Il faut distinguer ces faux savoirs de ceux qui dérivent de principes dont la fragilité ne fait guère de doute, mais qui continuent de mener leur vie dans l'espace public, comme c'est le cas de l'astrologie, parce qu'ils sont portés par une demande et par des entrepreneurs qui l'exploitent. Du fait que les faux-savoirs issus des difficultés que soulève la validation des principes bénéficient pour un temps plus ou moins long de l'autorité de la science et des scientifiques, ils peuvent avoir et ont effectivement parfois une action sournoise sur la vie sociale et politique bien plus profonde que celle des pseudo-sciences avérées. On esquisse ici de brèves monographies portant sur quelques uns des principes adoptés par les sciences humaines et sociales, celles auxquelles on s'intéressera ici. On n'a aucune peine à comprendre les raisons pour lesquelles elles ont endossé ces principes. Or elles les ont poussé dans leurs déclinaisons contestables à des errements parfois porteurs d'effets politiques et sociaux graves. Les difficultés qui s'opposent à la validation des principes ne justifient toutefois en aucune façon le scepticisme à l'égard des sciences qui tend à prospérer aujourd'hui sous l'influence du postmodernisme, s'agissant aussi bien des sciences humaines et sociales que des sciences de la nature.Science as a source of false beliefs in the public domain
All sciences are based on principles that are essentially unprovable, and that can only be validated by practical use, where they are the basis of extensive research that can either succeed or fail. This is a problem that Montaigne had already identified when he said that it is a form of torture, and it means that any assessment of a principle's validity, and the lack of or limits to its validity, cannot usually be made in the short term. This is why science can allow false ideas to emerge and even to continue for some time. But we must distinguish this false knowledge from the sort – such as astrology – that derives from what are well-known to be weak principles, but which continue to persist in the public domain because they are supported by public demand and by the entrepreneurs who exploit it. Because the false knowledge derived from the difficulties involved in validating principles benefits, in the short or longer term, from the authority of science and scientists it can and sometimes does have an insidious and significantly greater effect on social life than the false knowledge of the accepted pseudo-sciences. We provide brief monographs here about some of the principles adopted by the humanities and social sciences that are the subject of this article. There is no problem in understanding why these principles have been endorsed. But in their more questionable forms they have led to bad habits that have had grave political and social effects. The difficulties which validation principles encounter do not justify in any way, however, the thriving contemporary skepticism about science nurtured by postmodernism, in relation to the human and social sciences as much as the natural sciences.
- La science aux sources des faux savoirs dans l'espace public - Raymond Boudon p. 307-341
La science, une activité sociale comme une autre ? Controverses autour de l'autonomie scientifique (1)
- Introduction - Michel Dubois p. 345-357
- Les déterminations de la vitesse de la lumière (1676-1983). Étude de sociologie internaliste des sciences - Dominique Raynaud p. 359-398 Cet article se propose de contribuer au débat sur les méthodes de la sociologie des sciences à partir d'une étude empirique des déterminations de la vitesse de la lumière réalisées entre 1676 et 1983. Loin d'être construites et déconstruites à volonté, les valeurs de c ont subi un processus de révision tendanciellement unidirectionnel et irréversible. Ces méthodes sont restées dans la course seulement quand elles étaient assorties d'une incertitude inférieure ou égale à la meilleure valeur connue. L'étude des « entrées » et « sorties » des méthodes sur le front de recherche met en évidence la nature de la compétition scientifique, forme d'« émulation redistributrice » différente de la rivalité politique ou de la concurrence économique. En parvenant à des résultats différents du constructivisme sur les thèmes de l'inscription littéraire, des jeux de construction/déconstruction, de la négociation et de la persuasion, l'article esquisse une sociologie internaliste des sciences, qui se donne pour objet d'étudier les aspects qui caractérisent la science en tant que science.Determining the speed of light (1676-1983). An internalist study in sociology of science
This article aims at contributing to the methods of the sociology of science, from an empirical study of the determinations of the velocity of light between 1676 and 1983. Far from being constructed and deconstructed at pleasure, the values of c have undergone a tendentially unidirectional and irreversible process of revision. The competing methods remained in the running as long as they produced an uncertainty less than, or equal to, the best known value. The analysis of “entrances” and “exits” of the methods on the research front makes clear the nature of scientific competition, which is a form of “redistributive emulation” that owes nothing to political rivalry or economic competition. By achieving results that differ from constructivism on the themes of literary inscription, games of construction/deconstruction, negotiation, and persuasion, this article outlines a kind of internalist sociology of science, which aims at exploring all aspects that make science science. - La politisation de la science. Revues éphémères et mouvements de critique des sciences en France - Renaud Debailly p. 399-427 L'article étudie les liens entre science et politique à la lumière des mouvements de critique des sciences apparus au cours des années 1970. Les critiques émises par les scientifiques sur leur propre activité sont d'abord analysées comme un processus de politisation distinct de l'engagement pacifiste des physiciens nucléaires après la Seconde Guerre Mondiale. Après avoir mis en lumière la diversité de ce processus, l'analyse lexicométrique des revues militantes publiées entre 1970 et 1977 permet de montrer que la question de la différenciation entre science et société traverse ces mouvements et qu'elle est finalement au fondement même du processus de politisation. Cette conclusion nous amène à pointer les limites de l'idée selon laquelle science et politique sont nécessairement inséparables.The Politicization of Science. Ephemeral Journals and Movements of Criticism of Sciences in France
The article focuses on the relationships between science and policy in the light of critical science movements that emerged during the 1970s. Criticisms by scientists of their own activity are first analyzed as a process of politicization which diverges from the nuclear physicists' commitment to peace after the Second World War. Having highlighted the diversity of this process, the lexicometrical analysis of activists journals published between 1970 and 1977 shows that the question of differentiation between science and society impregnates these movements and finally constitutes the foundation of the process of politicization. This conclusion leads us to point out the limitations of the idea that science and politics are necessarily inseparables. - Faire politique d'un système d'observation de la Terre : l'élaboration du programme européen Copernicus/GMES (Global monitoring for environment and security) - Arnaud Saint-Martin, Jérôme Lamy p. 429-472 Cet article propose une nouvelle approche de la structuration technique, organisationnelle et politique des activités spatiales. Tirant parti du modèle des « écologies liées » formulé par Andrew Abbott, il analyse le processus de constitution d'une écologie propre du spatial européen, à partir de l'élaboration du programme d'observation de la Terre Copernicus/GMES (Global Monitoring for Environment and Security). Imaginé à la fin des années 1990 par l'Union européenne (UE), l'Agence spatiale européenne (ESA) et d'autres acteurs institutionnels, ce dernier vise à combiner des recueils de données sur une variété de phénomènes environnementaux et humains au moyen de satellites et de dispositifs d'observation au sol. Avec Galileo (le système de navigation global par satellite), GMES est promu comme outil d'« implémentation » des politiques communautaires et illustre l'ambition stratégique de l'UE de s'affirmer comme puissance spatiale. Nous montrons comment, par le truchement du GMES, les structures se mettent en place d'un spatial européen communautaire, et non plus uniquement intergouvernemental (sous la juridiction de l'ESA). Selon notre perspective, l'enjeu réside dans la compréhension de la division de cette logique qui s'instaure durant les années 2000, et de la délimitation des territoires en résultant : d'un côté, la Commission européenne a en charge la « gouvernance politique » et budgétaire du GMES ; de l'autre, l'ESA dispose des compétences techniques et scientifiques pour mettre en œuvre et déployer les satellites et les segments sol. Les acteurs des écologies du spatial européen et de la politique européenne travaillent ainsi à l'élaboration d'un modus vivendi. Nous analysons comment ces champs d'action sont limités dans le cadre même du règlement inter-écologique. La définition d'un « marché des utilisateurs », qui excèderait les seuls investisseurs publics (soutiens traditionnels du spatial), constitue ici un enjeu politique majeur pour les instances européennes. Au final, c'est une séparation relativement nette des sphères de compétence et d'activité que nous observons dans l'écologie émergente du spatial européen : l'expertise technique, l'exécution administrative et la décision politique interagissent, mais ne se confondent pas dans un cadre d'activité indifférencié.This paper proposes a new approach of the technical, organizational, and political structuring of space activities. Drawing from the “linked ecologies” model theorized by Andrew Abbott, we take the development of the program Copernicus Earth Observation/GMES (Global Monitoring for Environment and Security) as an analyzer of the process of establishing a specific European space ecology. Conceived in the late 1990s by the European Union (EU), the European Space Agency (ESA) and other institutional actors, GMES aims at aggregating collections of data on a variety of environmental and human phenomena through satellite and ground observation systems. With Galileo (the global navigation satellite system), GMES is promoted as a tool for “implementation” of EU policies and it illustrates the strategic ambition of the EU to assert itself as a space power. We show how, through GMES, a European space community is being structured, and not only an intergovernmental one (under the jurisdiction of ESA). From our point of view, the challenge lies in understanding the division of labor organized throughout the 2000s, and the resulting territorial demarcations: on one hand, the European Commission is in charge of the “political governance” and the GMES budget; on the other, ESA provides technical and scientific expertise to implement and operate satellites and ground segments. Actors from both the ecologies of the European space community and the European political system invent a modus vivendi. We analyze how these fields of action are limited by and within a specific inter-ecological settlement. Here, the definition of a “market of downstream services” designed to exceed the support of public investors (traditional supporters of space activities) is a major political issue for the European authorities. In the end, we observe a relatively clear separation of these spheres of competence and activity within the boundaries of the emerging European space ecology: the technical, administrative implementation and policy-making practices may interact, but they do not dissolve into an undifferentiated pattern of activity.
Varia
- De la distinction à la diversité culturelle. Éclectismes qualitatifs, reconnaissance culturelle et jugement d'amateur - Hervé Glevarec, Michel Pinet p. 471-508 Depuis les années 1960, le développement du champ culturel et les changements de la signification des pratiques culturelles ont affaibli la légitimité culturelle de la haute culture et produit un éclectisme culturel, notamment des catégories diplômées, en direction des genres contemporains. Dans le prolongement d'une modélisation dite de la « tablature », cet article se propose de mettre à l'épreuve le lien ainsi tissé entre catégories diplômées ou supérieures – les plus éclectiques – et champ des pratiques couvertes. Il s'appuie sur une exploitation raisonnée de l'enquête Pratiques culturelles des Français de 2008 en recourant à une classification hiérarchique portant sur la population des personnes éclectiques sur le plan culturel. L'analyse statistique montre la diversité qualitative des formes d'éclectismes. Ainsi permet-elle d'engager une discussion sur les liens entre structure positionnelle et portefeuille de goûts et entre légitimité sociale et légitimité culturelle. Nous prônons un changement de modèle, de la distinction à la diversité culturelle, au nom de la différenciation des éclectismes, de l'argument de reconnaissance culturelle des genres artistiques et d'un régime de consommation ni ascétique, ni méprisant.From Distinction to Cultural Diversity. Qualitative Eclectisms, Cultural Recognition and Expert JudgmentSince the 1960s, the development of the cultural field and the change in meaning of cultural practices have weakened the absolute legitimacy of high culture and have produced an eclectic cultural figure including higher education graduates, more open to contemporary genres. As an extension of the “Tablature” model, this article tests the link between upper categories – the most eclectic – and the field of cultural practices. Based on a national survey on French cultural practices in 2008, this article uses a classification analysis method on culturally eclectic people. Statistical analysis indicates a qualitative diversity of forms of eclectic people. It allows us to discuss the links between position and the portfolio of tastes, between social legitimacy and the cultural recognition of genres. We argue for a model of cultural diversity, basing the argument on the differentiation of eclecticisms, cultural recognition of artistic genres and contemporary non-ascetic nor ‘contemptuous' consumption.
- Le cercle herméneutique : de quel type de problème s'agit-il ? - C. Mantzavinos p. 509-527 Le cercle herméneutique a été utilisé par tous ceux qui ont défendu la thèse de l'autonomie méthodologique des sciences humaines par rapport aux sciences naturelles. Il est généralement perçu comme un problème ontologique ou logique par les Herméneutistes. Le but de cet article est de montrer que le cercle herméneutique n'est ni l'un ni l'autre. Tout indique, plutôt, qu'il fait référence à un phénomène empirique, qui peut être étudié dans le cadre de la psycholinguistique et d'autres disciplines empiriques. Il ne peut pas, par conséquent, être utilisé comme argument pour légitimer la séparation entre les sciences naturelles et les sciences humaines, et ne peut donc pas contribuer à soutenir la thèse de l'autonomie des sciences humaines.The Hermeneutic Circle: What Kind of Problem is it?
The hermeneutic circle serves for all those who raise a claim to the methodological autonomy of the human sciences with regard to the natural sciences. In this paper I check the soundness of this argument. It is argued that the hermeneutic circle is neither a genuine ontological problem nor a logical problem and consequently that it cannot lend legitimacy to the claim of autonomy of the human sciences. Rather, it is shown that it is an empirical problem, which has long been studied using the tools of the empirical sciences.
- De la distinction à la diversité culturelle. Éclectismes qualitatifs, reconnaissance culturelle et jugement d'amateur - Hervé Glevarec, Michel Pinet p. 471-508
La science, une activité sociale comme une autre ? Controverses autour de l'autonomie scientifique (2)
- Réseaux et entourages citationnels en chimie : quatre types d'implications dans la recherche - Béatrice Milard
- Les controverses scientifiques révélatrices de la nature différenciée des sciences ? Les enseignements de l'affaire benveniste - Pascal Ragouet
- « Private knowledge » et « programme disciplinaire » en sciences sociales : étude de cas à partir de la correspondance de Robert K. Merton - Michel Dubois