Contenu du sommaire : Ni guerre, ni paix
Revue | Politix |
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Numéro | vol. 26, no 104, 2013 |
Titre du numéro | Ni guerre, ni paix |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
Éditorial
- Éditorial - p. 3-5
Dossier : Ni guerre, ni paix
- Ni guerre, ni paix : Dislocations de l'ordre politique et décantonnements de la guerre - Dominique Linhardt, Cédric Moreau de Bellaing p. 7-23 Conçu comme une introduction au dossier thématique, ce texte esquisse les enjeux et les hypothèses d'une sociologie des formes politiques instables, telles qu'elles se donnent à voir dans des contextes pris dans l'écart entre la guerre et la paix. Il insiste dans cette perspective sur l'intérêt qu'il y a de porter attention aux phénomènes de décantonnement et de resocialisation de la guerre, observables, au-delà du cas des « nouvelles guerres », à travers des types d'actions et de dispositifs qui obéissent à une rationalité guerrière et coexistent, en même temps, avec l'horizon d'un ordre politique et social au moins relativement stable. Il formule en ce sens un certain nombre de pistes relatives à l'analyse des dynamiques entre droits, violences et institutions qui caractérisent de telles configurations.Neither War nor Peace
As an introduction to the topic of the issue, we outline in this paper the matters and assumptions of a sociology unstable political forms, as they are given to see in contexts caught in the gap between war and peace. With this regard, we emphasize the benefits we expect from paying attention to phenomena of disconfinement and resocialization of war, observable, beyond the case of the “new wars”, through types of actions and devices that conform to a rationality of war and, simultaneously, coexist with the expectation of an at least relatively stable political order. We also insist on certain lines of analysis of the interactions between rights, violence and institutions apparent in such configurations. - Juger en situation de guerre civile : Les cours de justice Taleban en Afghanistan (2001-2013) - Adam Baczko p. 25-46 Depuis 2001, l'insurrection Taleban s'implante en Afghanistan dans le contexte d'une guerre civile qui a pour caractéristique d'amener la politisation croissante des conflits privés. Par la mise en place de cours de justice, les Taleban sont parvenus à déborder les lignes de clivage qui se manifestent dans les conflits privés et s'efforcent, dans le même mouvement, d'objectiver le mouvement armé et le caractère national de sa cause. Ainsi, ces cours de justice Taleban, par leur accessibilité pour la population en même temps que par la manifestation de leur efficacité, ont permis à l'insurrection d'étendre son assise sociale par-delà les frontières ethniques et tribales. Le cas Taleban suggère ainsi que, dans une situation de guerre civile, l'établissement d'institutions judiciaires se présente comme un élément du répertoire stratégique, la capacité de juger étant un élément déterminant pour s'affirmer comme unité politique contre les revendications concurrentes d'appropriation du monopole étatique.Judging in a Context of Civil War
Since 2001, the Taleban insurgency in Afghanistan is gaining momentum in a context of civil war, characterized by the growing politicization of private conflicts. The author shows that the Taleban have managed to stay unaffected by the resulting social divides thanks to the objectivization of the armed movement through its judiciary institutions. Taleban courts, combining social exteriority, accessibility and coercion have allowed the insurgency to enlarge its social base across ethnic and tribal boundaries. The Taleban case suggests that in a situation of civil war, judging is decisive for an insurgency to establish itself as the political authority. - La guerre des préfets : Répression, clientélisme et illégalismes d'État dans l'entre-guerres tchadien - Marielle Debos p. 47-65 Si l'administration d'État est un objet classique des sciences sociales, il reste beaucoup à apprendre sur son fonctionnement dans les États gouvernés par la violence. L'article propose de saisir la formation et les pratiques de l'administration territoriale au Tchad. Comment l'État local gouverne-t-il l'entre-guerres, c'est-à-dire les espaces et temps marqués par un mode de gouvernement violent et où la prochaine guerre reste l'horizon d'attente ? L'article montre comment le clientélisme, les illégalismes d'État et la prédation (rendue possible par l'impunité octroyée à certains agents de l'administration) prolongent la guerre. La violence d'État est d'autant plus efficace qu'elle est associée à une forte emprise de l'État local sur la vie quotidienne des habitants. Le maintien d'une telle administration ne relève pas d'un simple dysfonctionnement, mais d'un mode de gouvernement historiquement situé. Au-delà du cas du Tchad, il s'agit de s'interroger sur la part des armes que des situations de stabilité ou de paix apparentes camouflent.The Prefects' War
Studies of state administration have occupied a prominent place in social sciences. However, current literature offers little understanding of its functioning in states governed by violence. The article seeks to provide an analysis of the formation and practices of local administration in Chad. How does the local state govern the inter-war, i.e. the spaces and times which are affected by a violent mode of governing and where war remains on the horizon ? The article shows how clientelism, state illegal practices and predation (as a result of impunity granted to local state officials) are a form of continuation of the war. State violence is all the more efficient that it is combined with the local state's firm grip on people's daily life. Such an administration is not simply dysfunctional ; it is linked to a historically grounded mode of governing. Beyond the case of Chad, the article interrogates insidious forms of violence hidden by apparent stability or peace. - La « charte d'ishlah » signée après la tragédie de Tanjung Priok : Un exemple de « réconciliation » après la violence d'État en Indonésie contemporaine ? - Clotilde Riotor p. 67-85 Dix-sept années après la « tragédie de Tanjung Priok », qui fait référence à l'intervention sanglante de l'armée indonésienne lors d'une manifestation de « musulmans » dans ce quartier nord de Jakarta, une charte d'« ishlah » (« paix ») a été signée dans une mosquée, en 2001, à la fois par des gradés de l'armée et par une partie des victimes des événements. La charte a été rédigée alors que se précisait la perspective d'un jugement au pénal pour violations des droits de l'homme des militaires impliqués dans ces événements ; elle a entraîné la division des victimes et déclenché une controverse publique. Loin de décrire a priori cette tentative de règlement alternatif de conflit comme une forme de « réconciliation » après un cas de violence d'État, nous montrerons dans cet article que la notion de « réconciliation », en tant qu'élément du discours politique national, a été mobilisée à des fins stratégiques par une partie des signataires dans l'optique de légitimer la charte et de l'utiliser pour contourner la voie judiciaire.The Ishlah Charter Signed after the Tanjung Priok Tragedy
Seventeen years after the “Tanjung Priok tragedy”, a bloody intervention of the Indonesian army during a demonstration of “Muslims”, which took place in the North Jakarta subdistrict of that name a charter of “ishlah” (peace) was signed inside a mosque in 2001, both by military officers and a large group of victims of the event. The charter was elaborated when the possibility loomed that the soldiers involved in these events would be put on trial for violations of human rights. The charter has divided the victims and triggered a public controversy. Far from describing a priori such an attempt of alternative conflict resolution as a form of “reconciliation” in a case of state violence, we will show in this paper that the notion of “reconciliation”, as part of the national political discourse, has been mobilized for strategic purposes by some of the signatories with a view to legitimizing the charter and to using it to bypass the court. - La situation coloniale entre guerre et paix : Enjeux et conséquences d'une controverse de qualification - Laure Blévis p. 87-104 Cet article se propose de revenir sur les controverses portant sur la caractérisation et la qualification du régime colonial français (étudié ici au travers de son laboratoire algérien). Cette étude permet de dégager plusieurs figures : la situation coloniale comme guerre permanente, comme état d'exception ou comme régime ambivalent oscillant entre la paix et la guerre. Cependant, ces controverses ne sont pas que théoriques ou scientifiques, elles ont été présentes tout au long de la colonisation. L'exception coloniale a même été régulièrement dénoncée en France comme dans la colonie au nom de l'écart entre les principes métropolitains de gouvernement et les pratiques coloniales. L'ambiguïté du régime colonial a non seulement pesé sur les administrations coloniales qui ont eu à rendre compte de leurs actions et à les justifier, mais elle a également nourri les mobilisations des différents acteurs de la colonie, aussi bien colons que colonisés.The Colonial Situation Between War and Peace
This article intends to study the controversies regarding the characterization and qualifications of colonial regimes (through the Algerian case). It focuses on several patterns : the colonial situation as permanent war, as state of exception, or as ambivalent regime fluctuating between peace and war. However, these controversies are not only theoretical or limited to the academic sphere. They were crucial during the entire colonial period. Colonial exceptions were regularly denounced, both in France and in the colony, precisely for the discrepancy between governmental metropolitan principles and colonial practices. The ambiguity of colonial regime not only has been a constraint for colonial administrators who had to justify their actions, but has also nourished the mobilisations of colonial actors, being French settlers of colonised Algerians. - Quand les services de renseignement repensent la guerre : Éléments d'une archéologie de la « sécurité nationale » (États-Unis, 1919-1941) - Alexandre Rios-Bordes p. 105-132 D'où vient la « sécurité nationale » ? De la genèse de ce concept extraordinairement équivoque, on ne sait pas grand-chose, sinon ce que la littérature historique a établi depuis longtemps, c'est-à-dire qu'il s'agit d'un produit américain des premiers temps de Guerre froide, inspiré par l'expérience du conflit mondial et dicté par la confrontation avec l'Union soviétique, accompagnant l'intégration de ce qu'on allait justement appeler l'« appareil de sécurité nationale ». Sans rien nier de l'importance de ce moment charnière, le présent article se propose d'ouvrir une nouvelle piste, en s'intéressant à ce qui se joue discrètement, un quart de siècle plus tôt, au sein des deux modestes services de renseignement des forces armées, la Military Intelligence Division (MID) et l'Office of Naval Intelligence (ONI). À partir de leçons spécifiques tirées de l'expérience de la « guerre moderne », on y opère la rupture définitive, théorique et pratique, avec quatre distinctions centrales dans la pensée militaire : la guerre et la paix, le militaire et le civil, l'intérieur et l'extérieur, l'ami et l'ennemi. Notre hypothèse est que, ce faisant, les services de renseignement ouvrent silencieusement mais concrètement la voie à cette forme de rationalité gouvernementale que l'on désignera bientôt par le concept de « sécurité nationale ».When the Intelligence Services Reconsider the Nature of War
Where does “national security” come from ? The genesis of this extraordinarily ambiguous concept is largely unknown, besides what a few historical works have long established, i.e. that “national security” is an offspring of the early Cold War, inspired by the experience of the Second World War and dictated by the confrontation with the Soviet Union, accompanying the integration of what was to be called the “National Security State”. While not denying in any sense the importance of this turning point, this article intends to offer a new perspective by focusing on what is discretely happening a quarter of a century before, within the two modest military intelligence services, the Military Intelligence Division (MID) and the Office of Naval Intelligence (ONI). There, based on the lessons drawn from the experience of “modern war”, a theoretical and practical break is carried out with four distinctions traditionally essential in military thinking : war and peace, military and civilian, front and rear, friend and foe. Our hypothesis is that this silent, but concrete and definite break paved the way to this form of governmental rationality which was to be referred to as “national security”. - La subversion prise par le bout des doigts : Aux origines policières du Plan Cóndor : de la lutte contre la délinquance intérieure à la coalition d'États contre la subversion internationale - Gabriel Périès p. 133-153 Ce travail repose sur l'analyse des conventions internationales inter-polices établies entre 1905 et 1920 en Amérique du Sud concernant l'application d'une innovation technique : la fiche d'identification dactyloscopique. Il s'agit de déterminer la continuité entre ces conventions qui fixent les usages bureaucratiques et normatifs de l'identification policière de la « délinquance subversive » sociale et politique avec les procédures de fichage dans le cadre de l'Opération Cóndor (1972-1983), dont l'objectif a été l'extermination, militairement organisée, de cette forme spécifique de « délinquance ».The Fingerprints of Subversion
This work analyses international inter-police agreements established in Latin America between 1905 and 1920 which were related to fingerprint identification files. It attempts to show a clear link between these agreements, which established the norms and bureaucratic procedures of police identification with regard to social and political “subversive delinquency”, and the manner in which Operación Cóndor (1972-1983) employed files to fulfill its objective of removing, by military means, to this particular form of “delinquency”. - L'horizontale du pouvoir : Droit, force et renseignement dans l'exécution des décisions de justice en Russie - Gilles Favarel-Garrigues p. 155-179 Le rôle des entrepreneurs de violence dans la formation du capitalisme russe a été bien documenté, mais la situation concernant les années 2000 est moins connue. Une forte tendance à la juridicisation des litiges a été observée en Russie depuis la fin des années 1990, mais le recours accru au droit marque-t-il une diminution de l'usage de la violence ? Cet article s'intéresse à la manière dont sont combinées des compétences juridiques et violentes dans la résolution des litiges interpersonnels, en analysant l'exécution des décisions de la justice commerciale à la fin des années 2000. L'observation du travail des huissiers, qui ont le statut de fonctionnaires, montre qu'ils coproduisent fréquemment cette tâche avec des entreprises privées composées d'anciens agents des services répressifs. Généralement appelées « agences de collecte de dettes », ces entreprises privées réalisent des prestations coercitives qui contribuent à l'émergence de nouvelles formes de gouvernementalité en Russie, à un moment de son histoire où Vladimir Poutine exerce un deuxième mandat présidentiel dédié au renforcement de la « verticale du pouvoir ».The Power Horizontal
The role of violent entrepreneurs in the making of Russian capitalism is well documented ; yet, its evolution during the 2000s is far less known. Though a trend towards the legalization of conflicts has been observed since the late 1990s, does this mean that violence is less or no longer used ? This paper deals with the way law and force are used and articulated when solving economic conflicts, by focusing on the execution of decisions by commercial courts during the late 2000s. The analysis of the work of bailiffs in Yekaterinburg shows that they collaborate with private firms staffed with former law-enforcement agents. Known as debt-collection agencies, these private firms contribute to the development of new forms of governmentality in Russia, in the shadow of governmental efforts to build a “power vertical”. - Un lieu d'exception ? : Retour sur le statut de la rétention administrative dans un contexte démocratique - Nicolas Fischer p. 181-201 En combinant une réflexion théorique et une perspective empirique, cette contribution se propose de réexaminer quelques-unes des analyses consacrées en sciences sociales au « camp » comme forme sociale, et la manière dont ces travaux définissent son rapport problématique à l'ordre politique. Elle s'ouvre sur un retour théorique sur la thèse de l'enclavement politique des camps : leur gestion est considérée comme relevant largement de « politiques policières », définies et mises en œuvre empiriquement, et qui échappent ainsi largement à toute forme de régulation politique et juridique. Si le camp constitue en ce sens un point aveugle de l'ordre politique démocratique, cette perspective est par la suite problématisée à partir de l'étude empirique du cas de la rétention administrative des étrangers en France. Dans ce cas particulier, la précarité et l'opacité originelles de l'enfermement ont été publiquement dénoncées, avec une double conséquence : l'institutionnalisation de la mesure, et son ancrage dans l'ordre juridico-politique à travers la mise en place d'un contrôle associatif assurant notamment la visibilité publique des conditions de rétention.A Place of Exception ?
This contribution combines a theoretical reflexion and an empirical survey to reconsider recent research on “camps” as social forms, and on their problematic relationship with the political order. The article opens with a theoretical critic of a vision of camps as politically “abandoned” devices : in this perspective, camps are seen as mostly managed by street-level, empirically-defined-and-enforced “policemen's policies” – policies which, as such, generally avoid political supervision or judicial review. In that sense, camps are a blind point inside democratic polities. The second part of the article however challenges this vision, basing itself on empirical research performed by the author on immigration detention centres in France. In this case, the original informality, opacity and precariousness of administrative detention was publicly denounced, with two essential consequences : first, immigration detention was institutionalized. Second, it was strongly connected to its political and legal environment through the organization of an independent control (performed by non-state Human Rights organizations) inside the centres, a measure that gave detention a public visibility.
- Ni guerre, ni paix : Dislocations de l'ordre politique et décantonnements de la guerre - Dominique Linhardt, Cédric Moreau de Bellaing p. 7-23
Varia
- « Nous vengerons nos pères... » : De l'usage de la colère dans les organisations politiques d'extrême gauche dans les années 1968 - Florence Johsua p. 203-233 Cet article propose d'étudier un versant particulier des logiques qui ont pu participer aux ruptures d'allégeance avec l'ordre établi caractéristiques des engagements critico-sociétaires des années 1968 en France. Par le prisme d'une sociologie de l'engagement attentive aux émotions des protagonistes, à leurs conditions sociales et historiques de production et à leurs effets, il analyse le rôle de la colère et du désir de vengeance éprouvés par une fraction particulière de la génération post-guerre en France, jeunes hommes et femmes d'origine juive nés à la fin de la Seconde Guerre mondiale ou après la Libération, dont les familles ont été personnellement touchées par la traque et le génocide des Juifs, pour éclairer sous ce jour les logiques constitutives de leur engagement « communiste révolutionnaire ». À partir de l'analyse de sources orales, écrites et iconographiques, sont plus particulièrement étudiés les processus de politisation des acteurs et les conditions du passage à l'engagement. La recherche souligne le rôle d'une configuration particulière, formée par la rencontre entre des dispositions incorporées favorisant la colère et le désir de représailles, un contexte ouvrant une voie d'extériorisation de la violence subie et un cadre organisationnel et politique, qui crée alors les conditions de possibilité d'une conversion de la colère en puissance d'agir.“We Will Avenge our Fathers...”This article examines a particular side of the logics that may have contributed to the broken allegiances to the established order that characterized critical social engagements in the 1968 era in France. Through the lens of a historically rooted sociology of commitment attentive to the protagonists' emotions, the article analyses the role of anger and the desire for revenge felt by a particular fraction of the French post-war generation to shed light on the logics that gave way to their “communist revolutionary” affiliation. Personal histories, and particularly the vast presence within their ranks of persons from Jewish background whose families were directly affected by the genocide of the Second World War, was especially crucial. Based upon oral, written and iconographic sources, the paper studies the politicization process and the conditions that led to such commitment. The research demonstrates that the conversion of anger into agency is the result of a peculiar mix of embodied dispositions to anger and desire for retaliation, a context favourable to the externalization of the violence suffered by the group, and a politically organized structure.
- « Nous vengerons nos pères... » : De l'usage de la colère dans les organisations politiques d'extrême gauche dans les années 1968 - Florence Johsua p. 203-233
Notes de lecture
- Notes de lecture - p. 235-243