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Revue | Revue historique |
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Numéro | no 674, avril 2015 |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
- Hommage - Claude Gauvard, Jean-François Sirinelli p. 251-252
- Portraits de fous en Grèce ancienne - Gwenaëlle Le Person p. 253-270 À l'époque classique, la folie est signifiée par le terme mania mais différentes origines lui sont attribuées. Les médecins l'expliquent d'un point de vue physiologique et tentent d'établir une typologie des troubles qui affectent le raisonnement en distinguant de la mania d'autres pathologies telles que l'épilepsie et la mélancolie. Ces considérations peuvent paraître en opposition avec les descriptions du théâtre tragique qui attribuent une origine divine aux troubles de la raison et les associent à la souffrance et à la destruction. Si ces sources soulignent que la « folie » est polymorphe et qu'il n'existe pas de représentation unifiée du délire, la description des symptômes de certaines affections, notamment de la mania, comme le vocabulaire employé pour dire les troubles de la raison prouvent cependant qu'une certaine image de la folie est partagée par les mentalités. Il s'agit donc, à partir de ces sources, de tenter de dresser un portrait du fou c'est-à-dire de dégager les traits caractéristiques de son visage et les spécificités de son comportement. Ce portrait du fou, certes incomplet, tente d'être le plus proche possible des réalités socioculturelles et des mentalités de cette époque.Madness is the main topic of Greek tragedy that describes the physical and behavioural devastating impacts on heroes as Hercules or great female characters as Phaedra. It reveals the human fragility in front of the divine that is always depicted as the master of the human fate. Insanity becomes the major tragic tool in Euripides plays that accurately depict the progressive transformation of the hero suffering from dementia highlighting the closeness with the monstrous and the wild world. Madness is always signified by the same word, mania. It comes from the verb mainomai that means “being stricken by rage and dementia” and culturally refers to Dionysius and his enthusiastic faithful on noisy and bouncing thiasus during the celebration of his divinity. The Tragic authors are inspired by these unbridled Dionysian rites to describe the behaviour of their hero suffering from mental illness, but they replace the intention of wellbeing usually aimed by the faithful with the idea of a divine vengeance. The Hippocratic doctors have also written down descriptions of insane patients but they attempt to give a rational, namely a physiological, origin to madness. However, similar descriptions arise from these two types of sources showing that there is an “ordinary” representation of madness shared by the Greek society. This common idea of insanity can be identified through the face features even before being demonstrated by a specific behaviour. Obviously, madness takes many forms but it is usually signified by the word mania understood in broad sense including all the mental disorders. Therefore, the aim, here, is to provide a portrait of the mad person that means to identify the distinctive features of his face and of his behaviour. The portrait of the mentally ill person, obviously incomplete, tries to be as close as possible to sociocultural realities and mentalities of the ancient Greek world.
- Augustin, le sens et les sens. Réflexions sur le processus de spiritualisation du charnel dans l'Église médiévale - Didier Méhu p. 271-302 L'histoire de l'Église médiévale est marquée par un processus de matérialisation du spirituel qui se caractérise notamment par la valorisation des édifices de culte, la légitimation de la valeur transitive des images manufacturées, la justification des possessions temporelles et la judiciarisation de l'institution ecclésiale. La période comprise entre le IXe et le XIIIe siècle constitue une étape décisive dans ce processus, mais on peut le suivre dès l'âge de Constantin et l'observer encore au temps de la Contre-Réforme. Le présent article pose l'hypothèse d'un tournant théorique effectué par l'œuvre d'Augustin au début du Ve siècle. En articulant de manière originale la dialectique charnel/spirituel (caro/spiritus) dans un sens non dualiste, l'évêque d'Hippone proposa une conception de l'homme et de la communauté impliquant la domination du charnel par le spirituel et une perspective eschatologique guidée par la spiritualisation du charnel. Il donna ainsi un nouveau sens (c'est-à-dire une direction et une signification) à l'être humain, qui assumait non seulement la tension entre le corps et l'esprit mais aussi la construction d'une communauté chrétienne inscrite dans le siècle. L'analyse approfondie de quelques œuvres d'Augustin datant des années 410-420 (Sermons sur l'Évangile de Jean, De Genesi ad litteram, De Trinitate, De civitate Dei) permet de dégager les principaux concepts qui fondent sa vision de l'homme et de la société (sensus, corpus, cor, visio, caro, spiritus, iter, homo viator, civitas, visio Dei). Ces concepts nous semblent pouvoir être envisagés comme les fondements théoriques d'une structure sur laquelle l'Église médiévale s'est construite et a évolué. Nous proposons ainsi de considérer sous un angle à la fois structural et dynamique le double processus de matérialisation du spirituel et de spiritualisation du charnel qui a caractérisé le long millénaire médiéval.The history of the Medieval Church has been characterized by the progressive materialization of the spiritual. The ornamentation of the church building and its spiritual exegesis, the official recognition of the transitive value of the hand-made images, the justification of the possession of land rents and properties, and the transformation of the Church in a judicial and hierarchical institution are some evidences of this process. Most of them occur between the 9th and the 13th centuries, but we can observe the materialization of the Church since the time of Constantine and follow it up to the Church Reform of the 16th and 17th centuries. The present paper suggests that the work of Saint Augustine was the turning point of a new understanding of the dialectic between carnal (caro) and spiritual (spiritus). By relating the two ethic principles in a non-dualist way, the bishop of Hippone proposed a new conception of the human being and of the human society, which submitted the carnal to the spiritual as well as considering an eschatological progression, which intended to spiritualize the carnal. Thus, he gave to the human being a new sense (that is a new understanding and a new direction), which assumed the tension between body and soul, as well as the edification of a Christian society rooted in space and time. By a detailed analysis of Augustine works written in the two first decades of the 5th century (Homilies on the Gospel of John, De Genesi ad litteram, De Trinitate, De civitate Dei), we wish to determine his principal anthropological and sociological concepts (sensus, corpus, cor, visio, caro, spiritus, iter, homo viator, civitas, visio Dei). These can be seen as fundaments of the social structure upon which the medieval Church grew up and changed. Thus, we try to give explanations of the two processes, which occur in the long medieval millennium: the materialization of the spiritual and the spiritualization of the carnal.
- Théorie et pratique du pouvoir royal : l'exemple du procès entre l'évêque de Mende et le roi de France (1269-1307) - Antoine Meissonnier p. 303-322 Dans la lignée de plusieurs études récentes consacrées à des procès confrontant l'autorité royale aux pouvoirs locaux, cet article se propose d'utiliser la riche documentation du procès qui s'est ouvert en 1269 entre l'évêque de Mende et le roi de France comme pierre de touche de l'évolution de la théorie du pouvoir royal au tournant des XIIIe et XIVe siècles. Résultant des conflits entre la juridiction du roi, récemment installé en Gévaudan, et celle de l'évêque de Mende, cet épisode judiciaire se déploie pendant 37 ans en procédures variées avant de se conclure par un traité de paréage en février 1307. Grâce aux argumentaires juridiques produits dans les années 1270 puis 1300 par les deux parties, l'historien dispose de deux points d'observation privilégiés des évolutions de la conception du pouvoir royal. En comparaison avec le discours du sénéchal de Beaucaire dans les années 1270, l'argumentation royale connaît un indubitable durcissement théorique sous Philippe le Bel dans la bouche de l'avocat du roi Guillaume de Plaisians. La royauté française construit alors les fondements d'un nouvel ordre juridique en s'appuyant sur les principes du droit romain qui se diffusent progressivement parmi les conseillers du roi : le roi est l'égal de l'empereur dans toute l'étendue de son royaume. Il dispose d'un réel pouvoir d'action constitué d'un ensemble de prérogatives exclusives et, en premier lieu, celle de faire la loi. Néanmoins, l'imperium que Guillaume de Plaisians revendique pour le roi de France n'est pas absolu : il ne fait pas l'économie de la coutume et du droit établis.Following several recent academic studies talking about trials between king and local lords, this article is going to use the abundant archives issued from the trial begun in 1269 between the bishop of Mende and the French king, in order to reveal the development of royal power at the turn of 13th and 14th centuries. Caused by conflicts between royal and episcopal justices after the arrival of the king in Gévaudan, this trial procedure lasts 37 years and is closed by a paréage treaty concluded in February 1307. Thanks to juridical argumentations produced by the two parties in the 1270's and in the 1300's, historian has two base moments for comparing conceptions of royal power from the reign of Saint Louis to the reign of Philip the Fair. In comparison with the defense of the seneschal of Beaucaire in 1270's, the king's advocate, Guillaume de Plaisians, argues for a more powerful view of royal sovereignty in the 1300's. The French royalty elaborates basis of a new juridical order then, according to Roman law which becomes at this time more common among royal officers: the French king is emperor's equal through all his realm. He has a real capacity to act as a political chief thanks to exclusive prerogatives and, overall, the right to make the law. But the imperium that Guillaume de Plaisians claims for his king is not absolute: it respects customs and previous laws.
- Les marchands du temple. Les boutiques du Palais de justice de Paris aux XVIe-XVIIIe siècles - Nicolas Lyon-Caen p. 323-352 Sous l'Ancien régime, le Palais de justice de Paris est la demeure du roi qui matérialise le mieux son pouvoir judiciaire. Mais il s'agit également d'un véritable centre commercial composé de centaines de boutiques, proposant nombre d'articles de luxe. Fondé sur le dépouillement des archives du Domaine, cet article décrit la densification commerciale des bâtiments au cours des XVIe-XVIIIe siècles. En exploitant cette fraction singulière de son patrimoine, la monarchie met en effet en œuvre une véritable politique d'aménagement en favorisant l'emprise marchande. Les boutiquiers acquièrent ainsi des droits sur le Palais qu'ils cogèrent au quotidien. L'urbanisme royal ne saurait donc se limiter aux constructions de prestige et d'embellissement. Reste que les nombreuses créations de boutiques que la royauté encourage au cours du XVIIe siècle ne parviennent pas à modifier sérieusement les usages et logiques économiques des lieux. Les valeurs foncières que les aliénations, les ventes et les locations permettent de reconstituer indiquent le maintien d'une hiérarchie ancienne entre les différents secteurs du Palais. Elles indiquent en outre un déclin inexorable de cet espace au cours du XVIIIe siècle, sous l'effet de l'éloignement des élites sociales.Under the Old regime, the Palais de Justice, located in the island of la Cité, in the heart of Paris, is the most antique royal house, even if the king no longer lives there. It strongly symbolizes the kings' power of justice and hosts many royal courts. However, it is also a real shopping center with hundreds of shops (nearly 600 in 1700). There are luxury items (jewelry, laces, gloves), books, but also small catering trades. Using the archives of the royal domain, this article points out that the monarchy has deliberately arranged his palace to allow this trade development. She has changed the status of property (with aliénation process), has increased the number of stores and authorized new constructions. She associates merchants to manage this space, while judges have little interest in this business. The town planning of the monarchy is not limited to the construction of prestige or embellishment. But the king can not fundamentally alter the operating of this places of trade. The property values, that we can know through many aliénations, sales and rental shops, indicate two trends. The first trend is a strong differentiation between the different parts of the palace: the old galleries (mainly the salle des merciers) are worth a lot more expensive than the inner court-yards or than the streets around. The second trend is a strong change over time: property values increase during the 17th century, until about 1680. They then declined throughout the 18th century. The definitive transfer of the shops to the merchants during the 1670s – measure to promote trade and integration between the parts of the palace – does not counterbalance that the upper class, and above all the nobility who form the bulk of the clientele, are moving away from the Cité during the reign of Louis XV, and are going to the west of Paris or to Versailles. The changes in the social life of the capital are stronger than the royal decisions and they determine the evolution of the Palace.
- Lucien Deslinières. Un socialiste utopique au XXe siècle ? - Fabien Conord, Mathieu Fulla p. 353-382 L'itinéraire de Lucien Deslinières (1857-1937) présente un double intérêt historiographique pour l'étude du socialisme comme pour celle des premiers communistes. Il traverse en effet plusieurs âges de la gauche française. Journaliste républicain, il se rallie au socialisme à la fin du XIXe siècle. Guesdiste hétérodoxe, il se singularise dès les années 1900 par une frénésie d'écriture qui l'amène à échafauder des projets très détaillés de société, dans la lignée des utopistes. Séduit par la révolution russe, il tente de mettre ses théories en pratique dans la jeune République des soviets, comme commissaire du peuple en Ukraine puis au Turkestan. Rentré en France, Lucien Deslinières rompt avec les milieux communistes mais ne trouve guère de soutien au sein de la SFIO. Réendossant son habit de théoricien, il se lance en 1923 dans la rédaction d'une monumentale somme antimarxiste, Le Socialisme reconstructeur, qui recueille scepticisme et mépris. Son itinéraire recoupe ainsi les différentes tendances du mouvement ouvrier français, dont il illustre les évolutions. Lucien Deslinières, théoricien reconnu préfacé par Jean Jaurès lui-même au début du XXe siècle, se retrouve peu à peu cantonné au rôle de prophète isolé. La restitution de son parcours est possible grâce à l'ouverture récente de plusieurs fonds d'archives publiques et privées, en France et aux Pays-Bas.The story of Lucien Deslinières presents a historiographical interest in the study of both socialism and the first French Communists. As a republican journalist who became a socialist, a non-conformist Guesdist, and a frenzied anti-Marxist after a short but intense conversion to the Bolshevik cause, his fights led him from the Allier département to Ukraine, from the Seine département to the Eastern Pyrenees. Both a theorist and a publicist, he produced an abundant and sometimes disconcerting work that clearly included him in the lineage of utopian socialists. The recent opening of several fonds, in France and in the Netherlands, sheds light on his chaotic and poorly known career. His career before 1914 was representative of the rallying of many Republicans converted to socialism in the late 19th century. On the eve of Wold War I, he had become a recognized publicist within working-class circles. He was more a reformist than a revolutionary, and Jean Jaurès prefaced his main work, L'Application du système collectiviste. The inability of Lucien Deslinières to move up the governing bodies of the SFIO (the French Section of the Workers' International), the painful loss of his two sons during World War I, and the marvel of the “bright glimmer from the East”, modified his path and thus explains his historical depth. Attracted to the Russian Revolution, Lucien Deslinières, at the age of 60, headed to Moscow, where he had direct access to Lenin. His role in the process leading to the split of the Tours Congress had not been decisive, but he was among the few French militants who attended the first Comintern Congress during the summer of 1920. He was appointed People's Commissar in Ukraine and then in Turkestan, but was unable to implement his theories on land collectivization. He came back to France and broke away from the communist circles, but he could not find much support within the SFIO. Lucien Deslinières returned to theory and started to write a monumental and anti-Marxist work, Le Socialisme reconstructeur, that had a sceptical and contemptuous reception: the utopians had become outmoded among the left wing groups between the two world wars. The famous publicist of the early 20th century died as an isolated and impoverished prophet.
- De l'entraide universitaire sous l'Occupation : la correspondance de Marc Bloch avec André Mazon (décembre 1940 - juillet 1941) - Agnès Graceffa p. 383-412 L'édition des lettres de Marc Bloch au slavisant André Mazon, professeur au Collège de France, présentées ici, est intéressante à deux titres : premièrement, cette correspondance permet de préciser les raisons de l'échec du départ de Marc Bloch pour les États-Unis en 1941, et démontre notamment la part de responsabilité du Consulat américain de Lyon en la matière ; de l'autre, elle illustre la réalité de l'entraide entre universitaires durant la période de l'Occupation, et le dynamisme de réseaux de sociabilité qui se reconfigurent rapidement. Le rapprochement du cas de Bloch avec d'autres cas d'entraide et de mobilisation de personnels de l'enseignement supérieur en direction de collègues, qu'ils soient juifs, étrangers ou résistants, confirme ce constat.The edition of Marc Bloch's letters to the slavist André Mazon (professor at the Collège de France) presented here, is interesting for two points: on the one hand, this correspondence allows to specify the reasons of the failure of Marc Bloch's departure for the United States in 1941, and demonstrates in particular the share of responsibility of the American Consulate of Lyon; on the other hand, it illustrates the reality of the mutual aid between academics during the period of the Occupation, and the dynamism of networks of sociability which quickly re-configure. The presentation of further cases of mutual aid and/or mobilization of staffs of academics in the direction of colleagues, – either Jewish, foreign or Resistant –, acknowledges the same fact.
- Comptes rendus - p. 413-489