Contenu du sommaire : La crise du droit sous la république de Weimar et le nazisme
Revue | Astérion |
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Numéro | no 4, 2006 |
Titre du numéro | La crise du droit sous la république de Weimar et le nazisme |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
Dossier
- Présentation - Hélène Miard-Delacroix, Michel Senellart
- Facultés de droit en crise : formation et socialisation des élites allemandes sous la République de Weimar - Marie-Bénédicte Vincent L'article se propose d'explorer l'univers des facultés de droit sous la République de Weimar, que les contemporains jugent en « crise ». Cette perception renvoie tout d'abord aux difficultés d'adaptation d'un enseignement qui est de plus en plus écartelé entre les exigences de la science (transmettre une compréhension historique de l'évolution du droit) et celles de la pratique (préparer les étudiants au monde professionnel par une connaissance du droit en vigueur) : l'Université apparaît ainsi comme un lieu de confrontation entre professeurs et autorités étatiques pour le contrôle du cursus juridique. Par ailleurs, dans un contexte de grande expansion des effectifs étudiants, les facultés de droit ne connaissent pas de démocratisation de leur public et restent le domaine des élites traditionnelles ; de ce fait, elles semblent en décalage avec leur époque et continuent de former un univers passéiste que conforte l'engagement des étudiants dans des corporations traditionnelles. Ce mode de socialisation explique leur radicalisation dans le camp antirépublicain dès les années 1920.
- Évolution de la thématique des « asociaux » dans la discussion sur le droit pénal pendant la République de Weimar - Sven Korzilius Dans le débat sur la nature du national-socialisme entre « fracture de la civilisation » et expression de « l'ambiguïté essentielle de la modernité », cet article étudie la radicalisation progressive du discours sur les « asociaux » dans les dernières années de Weimar et examine si l'on y trouve déjà la préparation idéologique et pratique de la politique d'extermination des nazis (euthanasie, stérilisation forcée, « mort par le travail »). Le biologisme, l'économisme, la criminologie et l'eugénisme ou « hygiène raciale » apparaissent comme les racines du discours sur les asociaux sous Weimar. On voit que des auteurs parlaient déjà, dans les années vingt, d'« éliminer les vies ne méritant pas d'être vécues » et préconisaient la stérilisation, l'avortement et l'euthanasie dans certains cas. S'appuyant sur l'exemple de mesures pratiques et de discussions sur l'internement d'« asociaux », l'auteur montre que les idées eugénistes étaient répandues non seulement chez les hommes politiques de droite, mais aussi largement à gauche. L'évolution de l'État social sous Weimar, de ses débuts prometteurs jusqu'à la crise de sa fin, est d'abord rapidement esquissée ; puis l'auteur étudie en détail la montée de l'agressivité dans les années de crise, où l'on voit les cercles chargés de l'assistance prendre de moins en moins l'individu et de plus en plus la Volksgemeinschaft comme référence de leur action. Avec une fréquence croissante est avancée l'idée de réserver les prestations sociales à ceux qui les « mériteraient » et que la société n'aurait plus d'argent pour entretenir des « poids morts ». Ainsi cette étude montre-t-elle que la question de la continuité entre Weimar et le nazisme ne peut, dans ce domaine, être globalement affirmée ou infirmée et qu'au contraire seule l'étude attentive des projets de loi, des institutions et des biographies permet d'identifier des continuités.
- Le concept de « droit social » : Gustav Radbruch et le renouvellement de la pensée du droit sous Weimar - Nathalie Le Bouëdec Le concept de « droit social » progressivement élaboré par le juriste social-démocrate Gustav Radbruch durant la République de Weimar ne saurait être réduit à un programme politique de législation sociale en faveur des travailleurs. Cet article entend montrer qu'il s'agit bien d'un concept théorique spécifique analysant la transformation structurelle à l'œuvre dans le droit, à savoir le passage d'un droit individualiste à un droit social considérant chaque individualité dans sa situation sociale au sein de la communauté – cette transformation relevant elle-même de l'émergence d'une nouvelle conception de l'homme se substituant à celle de l'individualisme libéral. Cela permet à Radbruch d'envisager un droit adapté aux réalités de la société moderne et à même de penser la résolution de la contradiction entre égalité juridique et inégalités sociales. Si le droit social peut à ce titre apparaître comme un concept précurseur, l'insistance sur la nécessité de repenser l'articulation entre individu et communauté et les ambiguïtés que celle-ci engendre concernant le statut des droits individuels soulignent aussi l'ancrage de son discours dans les débats weimariens.
- Dans le ventre du Léviathan. La science du droit constitutionnel sous le national-socialisme - Michael Stolleis Dans cet article Michael Stolleis s'intéresse au devenir de la science du droit constitutionnel sous le régime national-socialiste. L'intérêt de la question dépasse la simple curiosité historique, car elle concerne une discipline de la science juridique centrale à tout État démocratique. Partant des attaques contre le positivisme juridique qui émergent au cours de la République de Weimar, l'article s'ouvre sur une typologie des groupes qui constituent l'Union des professeurs de droit public. Stolleis montre l'affaiblissement progressif des « positivistes » à la faveur des groupes à l'idéologie plus autoritaire et antidémocratique. Cette première typologie des forces en présence permet ensuite d'analyser plus finement les différentes attitudes face à la mise en place du régime national-socialiste – allant de l'émigration (extérieure ou intérieure) à la collaboration, en passant par le retrait vers des domaines de la pensée juridique moins directement exposés politiquement. S'intéressant au destin de la discipline plutôt qu'aux devenirs individuels, Stolleis constate l'effacement progressif du droit constitutionnel face à un pouvoir n'acceptant aucune contrainte, aucune restriction. Au point que le silence des représentants de cette discipline semble total après 1938. Enfin, l'article se conclut sur un appel à l'étude historique de la période, d'autant plus nécessaire que l'immédiat après-guerre fut marqué par l'occultation des faits et la volonté de laisser le passé être le passé.
- Justifier l'injustifiable - Olivier Jouanjan Le « droit » tient aussi dans les discours qu'on tient sur lui, notamment les discours des juristes. L'analyse des discours des juristes engagés du Troisième Reich fait ressortir un schéma général de justification, un principe grammatical génératif de ces discours qu'on peut qualifier de « décisionnisme substantiel ». Le positivisme juridique, parce qu'abstrait et « juif », fut désigné comme l'ennemi principal de la science du « droit » nazi, une « science » qui ne pouvait se concevoir elle-même que comme politique. En analysant la construction idéologico-juridique de l'État total, la destruction de la notion de droits subjectifs, la substitution au concept de personnalité juridique d'une notion « concrète » de l'« être-membre-de-la-communauté », puis en montrant le fonctionnement de ces discours dans la pratique, la présente contribution met en évidence la double logique de l'incorporation et de l'incarnation à l'œuvre dans la science nazie du droit, une « science » dont Carl Schmitt fait la « théorie » en 1934 à travers la « pensée de l'ordre concret ».
- Interprétation de la loi et perversion du droit - Christian Roques Cet article vise à contribuer à la réception des analyses de Bernd Rüthers en France. Depuis trente ans, cet historien du droit a profondément renouvelé l'étude de la crise du droit sous le national-socialisme en mettant en évidence un élément crucial : la subversion du droit par les nationaux-socialistes passa moins par la promulgation de lois spécifiquement nazies que par la réinterprétation du corpus existant dans « l'esprit du national-socialisme ». Partant d'une présentation détaillée des éléments clés de l'analyse de Rüthers – mettant en avant les procédés méthodologiques de la « perversion du droit » –, l'article se propose ensuite de replacer ceux-ci dans le contexte historique qui les a vus émerger, ce qui permet d'apprécier la rupture qu'ils introduisent par rapport à la tradition alors dominante, qui consistait à répondre à la crise du droit par la mise en accusation du positivisme juridique. Cette remise en cause de schémas explicatifs trop simplistes permet d'attirer l'attention vers les dangers inhérents à la science juridique, et l'article se conclut sur l'actualité des problématiques mises en évidence par l'étude du cas national-socialiste. Le premier rempart contre une nouvelle crise du droit semble être une conscience méthodologique nettement plus développée qu'elle ne l'est aujourd'hui au sein de la science juridique.
- Dans le ventre du Léviathan. La science du droit constitutionnel sous le national-socialisme - Michael Stolleis
Varia
- La cause créatrice chez Anselme de Canterbury - Bérengère Hurand Cet article propose l'analyse de quelques chapitres du Monologion d'Anselme de Canterbury (1033-1109) qui traitent de la création ex nihilo. L'auteur y démontre que le Dieu créateur est une cause uniquement efficiente, et non matérielle, de sa création ; il n'y a donc pas de cause autre qu'efficiente au passage du non-être à l'être, le devenir n'a pas de cause matérielle. La création n'est pas un engendrement, ni l'action conjointe de deux principes (la puissance et la matière, par exemple), mais l'acte efficient d'un être qui n'a besoin d'aucune autre cause que lui-même pour créer son autre. La théorie anselmienne de la création est ensuite située dans l'histoire générale de la causalité ; ignorant la quadripartition aristotélicienne des causes, Anselme développe, pour les besoins de la compréhension théologique, une théorie binaire fondée sur l'efficience et ses adjuvants. Or il semble que cette conception de la causalité puisse trouver sa source dans le stoïcisme cicéronien. Par ailleurs, elle a pu elle-même constituer un modèle ontologique pour la conception mécaniste de la cause à l'âge classique, en définissant la cause comme ce qui est au principe de l'existence de l'effet, plutôt qu'un principe explicatif formel ou final.
- Une approche bergsonienne de la spatialité en musique - Pierre Truchot Il s'agit d'apporter une contribution afin de définir la nature de l'espace sonore créé par certaines musiques contemporaines. Cet espace sonore proposant une spécificité qualitative sans commune mesure avec notre expérience quotidienne et habituelle de l'espace ; l'approche et les moyens mis en œuvre pour parvenir à une définition de cette spécificité qualitative peuvent apparaître comme une gageure puisque nous nous appuierons sur les analyses bergsoniennes de l'espace pour déterminer précisément la nature qualitative de la spatialité en musique. En effet, si Bergson attribue à l'espace des propriétés antithétiques à celles que les musicologues reconnaissent à l'espace musical, en revanche la notion d'étendue – telle qu'elle est définie par Bergson – semble particulièrement appropriée pour penser l'espace sonore musical.
- Onze mille pages. Les Œuvres complètes de Montesquieu à Oxford : projet, réalisations, perspectives (février 2005) - Catherine Volpilhac-Auger La nouvelle édition des œuvres complètes de Montesquieu en vingt et un volumes (huit sont parus depuis 1998), rattachée à l'École normale supérieure Lettre et Sciences humaines (Lyon) depuis 2000 et publiée par la Voltaire Foundation (Oxford), se fonde sur une approche nouvelle du corpus manuscrit comme de la conception même de l'œuvre, saisie dans son devenir ; l'établissement du texte comme l'annotation cherchent à en restituer la force initiale, telle qu'elle a pu apparaître aux contemporains de Montesquieu. Cette entreprise se double d'une réflexion constante sur sa propre pratique, par rapport à l'histoire de l'édition et à la réception (et donc l'interprétation) des œuvres de Montesquieu.
- Une interprétation oblique du Prince : le procès de Machiavel dans les Ragguagli di Parnaso de Traiano Boccalini - Claire Henry Traiano Boccalini (1556-1613) auteur des Ragguagli di Parnaso (1612 et 1613) prend position dans le débat sur l'interprétation républicaine de Machiavel : l'auteur du Prince a-t-il écrit pour aider la monarchie ou bien contre elle ? Boccalini semble prendre une position nuancée, affirmant que si l'on condamne Machiavel c'est justement parce qu'il pourrait trop bien servir aux républicains. Lui-même utilise la métaphore du berger, traditionnellement liée à l'idée religieuse, pour montrer que le monarque n'est pas le berger désintéressé du troupeau humain comme il voudrait le faire croire, mais un berger tout attaché au profit qu'il peut tirer de ses brebis. L'ironie dénonce une image pastorale (idyllique) de la monarchie mais Boccalini n'en n'appelle pas pour autant au soulèvement, source des plus grandes souffrances.
- La cause créatrice chez Anselme de Canterbury - Bérengère Hurand
Lectures et discussions
- Emmanuel Renault, L'expérience de l'injustice. Reconnaissance et clinique de l'injustice, Paris, La Découverte (Armillaire), 2004, 412 p., 26,50 euros. - Magali Bessone
- Diego Quaglioni, À une déesse inconnue. La conception pré-moderne de la justice, traduit de l'italien par Marie-Dominique Couzinet, Paris, Publications de la Sorbonne (Philosophie), 2003, 152 p., 15 euros. - Jeanne Billion
- Amartya Kumar Sen, La démocratie des autres. Pourquoi la liberté n'est pas une invention de l'Occident, traduit de l'américain par Monique Bégot, Paris, Payot et Rivages (Manuels Payot), 85 p., 10 euros. - Muriel Gilardone
- Myriam Bienenstock et Michèle Crampe-Casnabet (dir.), Dans quelle mesure la philosophie est pratique. Fichte, Hegel, avec la collaboration de Jean-François Goubet Lyon, ENS Éditions (Theoria), 2000, 275 p., 22 euros. - Mathias Goy