Contenu du sommaire : Révolutions et crises politiques
Revue | Actes de la recherche en sciences sociales |
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Numéro | no 211, janvier 2016 |
Titre du numéro | Révolutions et crises politiques |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
- Révolutions et crises politiques au Maghreb et au Machrek - Choukri Hmed, Laurent Jeanpierre p. 4-23 La sociologie des révolutions et des crises de régime est restée polarisée entre des analyses centrées sur le temps long des structures sociales et politiques et celles focalisées sur le temps court des conjonctures événementielles et de leurs mobilisations collectives. Minoritaire face aux approches géopolitiques ou culturalistes, la sociologie des crises politiques des mondes arabes depuis 2011 n'échappe pas à ces divisions. L'article, qui fait aussi office d'introduction du numéro, jette les bases d'une sociologie de ces crises où s'articuleraient mieux temps court et temps long, contingence et structure. Plusieurs hypothèses sont mises à l'épreuve : le rôle déclencheur des aspirations désajustées ; le rôle conducteur des anciens réseaux oppositionnels ; l'importance des variables géographiques ; la distance sociale entre acteurs et bénéficiaires de la révolution ; le rapport ambivalent des révolutionnaires à l'État. L'article souligne aussi l'intérêt potentiel des notions de capital et de champ révolutionnaires et se demande si une greffe de la théorie des champs sur la sociologie des crises politiques permettrait d'éviter les écueils du finalisme et de l'autonomisation excessive des logiques de situation ainsi que du calcul individuel.The sociology of revolutions and regime change is still divided between analyses centered on the long term of social and political structures and those focused on the short term of transient constellations of events and the collective mobilizations associated with them. The sociology of the political crises that the Arab worlds have gone through since 2011 does not avoid these divisions and is still overshadowed by geopolitical or culturalist approaches. This article, which also serves as the introduction to this issue, provides a tentative basis for a sociology of such crises that would articulate better the long and the short term, contingence and structure. It tests several hypotheses: the triggering role of ill-adjusted aspirations; the decisive role of the old opposition networks; the importance of geographical variables; the social distance between the actors and the beneficiaries of the revolution; the ambivalent relationship between the revolutionaries and the State. The article also suggests that the notions of revolutionary capital and revolutionary field are potentially useful and asks whether field theory could help the sociology of political crises avoid the pitfalls of finalism and the excessive autonomization of situational logics and individual calculus.
- Le capital social révolutionnaire : L'exemple de la Syrie entre 2011 et 2014 - Adam Baczko, Gilles Dorronsoro, Arthur Quesnay p. 24-35 Les auteurs montrent – dans le contexte de la guerre civile syrienne – comment l'appartenance à des groupes de manifestants contre le régime constitue un capital social autonome à la fois du capital social antérieur et des autres formes de capital, notamment économique et culturel. Il montre ainsi comment un événement permet la formation de capital. Le capital social n'apparaît pas comme un simple démultiplicateur des capitaux économiques et culturels existants, mais possède sa propre logique de formation et d'accumulation. Dans une phase ultérieure, ce capital social se convertit en positions au sein des institutions révolutionnaires, qui apparaissent alors comme du capital social objectivé. Les dotations initiales en capitaux redeviennent alors déterminantes pour comprendre la probabilité d'accès à différentes positions.The authors show how, in the context of the civil war in Syria, belonging to groups of protesters against the regime constitutes a variety of social capital that is autonomous both from previous social capital and from other forms of social capital, in particular economic and cultural capital. The article thus shows how an event enables the formation of capital. Social capital does not only have a demultiplying effect on existing economic and cultural capital: it is characterized by its own logic of formation and accumulation. In a subsequent stage, this social capital is converted in positions within the revolutionary institutions, which then appear as an objectified form of social capital. The initial endowments in capital again become decisive if one wants to understand the chances of access to these different positions.
- Grandeur et déclin des Frères musulmans égyptiens : les mutations de l'élite parlementaire frériste de Moubarak à Morsi, 2005-2012 - Marie Vannetzel p. 36-53 À partir d'une étude prosopographique comparative, cet article analyse les recompositions des propriétés sociales et politiques du personnel parlementaire des Frères musulmans, en amont et au cours de la situation révolutionnaire. Dans la configuration de l'ancien régime, ce personnel se caractérisait par une forte implantation dans les structures sociales et caritatives locales situées à l'articulation des réseaux étatiques, sociétaux et fréristes. Néanmoins, ces anciens acteurs – et, avec eux, la stratégie d'implantation sociale – ont fait l'objet d'une relégation partielle de la part de l'organisation islamiste au profit de nouveaux enjeux devenus prioritaires durant la période 2011-2013. L'épisode parlementaire de 2012 est ainsi interprété comme une séquence essentielle, quoique négligée, de l'ascension et de la chute des Frères musulmans. L'étude propose ce faisant une réflexion sur le caractère contraignant des normes de l'activité politique, y compris en contexte révolutionnaire.This article is based upon a comparative prosopographic study that seeks to analyze the reshuffling of the social and political characteristics of the parliamentary personnel of the Muslim Brotherhood, before and during the revolution. Under the previous regime, this personnel was characterized by a strong presence in local social and philanthropic structures located at the intersection of state, social and brotherhood networks. Yet, the Islamist organization has partly pushed aside these older actors – and, along with them, this strategy of social implantation – as its agenda reflected new priorities during the period 2011-2013. The parliamentary episode of 2012 thus appears as a crucial sequence, albeit a neglected one, in the rise and fall of the Muslim Brotherhood. The article provides some considerations about the constraining nature of the norms of political activity, including in a revolutionary context.
- Sociogenèse de la révolution tunisienne : expansion scolaire, chômage et inégalités régionales - Pierre Blavier p. 55-71 Cet article vise à poursuivre empiriquement une piste d'analyse articulant expansion scolaire, chômage, et inégalités régionales pour comprendre ce qui s'est passé en Tunisie en décembre-janvier 2010-2011. Il montre que la figure du diplômé-chômeur, incarnée par le mythe Bouazizi, s'inscrit en fait dans un contexte de forte expansion scolaire et de chômage croissant des diplômés qui en sont issus, en particulier dans les régions de l'intérieur. L'article décrit cette situation à travers des séries statistiques de moyenne durée et des trajectoires de diplômés-chômeurs qui reviennent des villes côtières de leurs études au domicile parental de leur village d'origine. Il leur est alors pratiquement impossible de trouver un emploi stable, par exemple dans la fonction publique, et de s'émanciper. Il ne s'agit pas de soutenir que ces phénomènes seraient les causes ultimes de la révolution tunisienne, mais de bien voir qu'ils constituent une cause légitime de révolte largement répandue dans l'intérieur des terres et relativement récente.This article seeks to develop an empirical analysis that connects the expansion of education, unemployment and regional inequalities in an attempt to understand what happened in Tunisian in December 2010 and January 2011. It shows that the figure of the unemployed graduate, mythically embodied by Bouazizi, has developed in a context characterized by a strong development of education and a rise in the unemployment rate of university graduates, in particular in the inner regions of the country. The article describes this situation through medium-term statistical series and the trajectories of unemployed graduates who come back from the coastal cities where they studied in order to live with their parents. They then find themselves in a situation in which it is virtually impossible to find a stable job, for instance in the public sector, and to emancipate themselves. The argument is not that such phenomena constitute the ultimate cause of the Tunisian revolution, but that they represent a legitimate cause for revolt, extremely widespread in the hinterland and relatively recent.
- « Le peuple veut la chute du régime » : Situations et issues révolutionnaires lors des occupations de la place de la Kasbah à Tunis, 2011 - Choukri Hmed p. 72-91 Les occupations de la place de la Kasbah à Tunis, qui se sont déroulées dans la foulée de la fuite du président Ben Ali le 14 janvier 2011, ont débouché sur la démission du gouvernement provisoire et sur des élections pour l'Assemblée constituante. L'article se propose d'étudier l'émergence et les conditions sociales de possibilité de cette situation et de cette issue révolutionnaires, largement sous-analysées par la littérature existante. À partir d'une enquête ethnographique et de l'analyse du répertoire discursif et pratique de la mobilisation, il montre que si l'événement conduit à rompre avec les routines sociales cardinales – temporelles et spatiales – au profit d'innovations protestataires et de transformations durables des champs, il est tout autant le produit de la permanence des rapports sociaux que de leur bouleversement. La perspective adoptée permet dès lors de mieux saisir les processus de synchronisation du temps et d'unification des espaces, caractéristiques de ces moments de redéfinition des règles du jeu politique et de fluidité de la conjoncture.The occupations of the Kasbah square in Tunis, that took place in the aftermath of president Ben Ali's rushed departure on January 14, 2011, have led to the resignation of the provisional government and the elections of a constituent assembly. Drawing on ethnographic fieldwork and the analysis of the discursive and practical repertoire of the mobilization, the article aims at exploring both the emergence and the social conditions of possibility of this revolutionary situation and this revolutionary outcome, largely under-analyzed by the existing literature. It suggests that while this event signals the breakdown of ordinary social routines – both spatial and temporal – in favor of revolutionary innovations and the lasting transformation of these fields, it is also the result of the stability of social relations as much as it is the outcome of their upheaval. This perspective makes it possible to understand better the process of synchronization of time and unification of spaces that characterizes these moments in which the rules of the political game are redefined and the conjuncture becomes fluid.
- Les mobilisations professionnelles comme mobilisations politiques : les avocats tunisiens de la « révolution » à la « transition » - Éric Gobe p. 92-107 Le 14 janvier 2011, le président Ben Ali s'enfuyait de Tunisie après un mois d'insurrection populaire. Les manifestations d'avocats qui ont accompagné les mouvements protestataires de décembre 2010-janvier 2011 s'inscrivent en partie dans la continuité des mobilisations sectorielles qui les ont précédées dans la mesure où le régime autoritaire de Ben Ali en refusant d'accéder aux principales revendications professionnelles du barreau a contribué à donner aux actions collectives des avocats une forte tonalité politique. Toutefois, ces mobilisations « révolutionnaires » ne sont pas de même nature que les précédentes, car elles ont participé à un mouvement de révolte populaire et ont contribué à la désectorisation de l'espace social, avant de se déployer dans une arène politique caractérisée par une conjoncture fluide propice à la reformulation des formes de légitimité professionnelle.On January 14, 2011, president Ben Ali fled Tunisia following one month of popular insurrection. The insurrectional movements of December 2010-January 2011 have included protests by lawyers that took place in the continuity of previous sectoral mobilizations, since the authoritarian Ben Ali regime had contributed to politicize collective action by the lawyers when it refused to grant the main professional requests of the Tunisian bar. However, these “revolutionary” mobilizations were different from previous ones, since they took part in a popular insurrection and contributed to de-sectorialize social space, before redeploying themselves in a political arena characterized by a fluid conjuncture, propitious to a redefinition of the norms of professional legitimacy.
- L'écart difficile aux routines contestataires dans les mobilisations algériennes de 2011 - Layla Baamara p. 109-125 Cet article propose d'analyser la dynamique des mobilisations algériennes de 2011 au regard des logiques et des structures ordinaires de la contestation à l'œuvre depuis le début des années 2000. Expliquer d'abord de quoi sont faites habituellement les pratiques contestataires, puis privilégier une approche par le bas, permet de saisir les singularités de la situation observée en 2011. En effet, les émeutes de janvier sont suivies d'une multiplication rapide des actions de protestation, particulièrement visibles à Alger, où les manifestations sur la voie publique sont pourtant interdites. L'occupation des rues et places de la capitale et le rapprochement de certains groupes contestataires réclamant la chute du régime contrastent notamment avec la routine des mobilisations. Cependant, soit qu'elles apparaissent fragilisées par des clivages politiques anciens, soit qu'elles se limitent à des revendications de type sectoriel, les mobilisations ne durent pas et ne convergent pas. L'article suggère alors quelques pistes de réflexion pour comprendre la persistance des structures qui caractérisent ordinairement l'activité contestataire en Algérie.This article analyzes the dynamics of the 2011 Algerian protest movements from the point of view of the ordinary logic and structures of contestation that could be observed since the early 2000s. It seeks to understand what makes the 2011 situation unique by explaining the make up of contestation routines and by adopting a bottom-up approach. The January protests were followed by a quick multiplication of insurrectional actions, particularly visible in Algiers, even though public protests were forbidden. The occupation of the streets and square of the capital and the convergence of protests groups asking for the demise of the regime signaled a break with existing collective action routines. However, these mobilizations did not last – either because they appeared to be fragilized by older political cleavages, or because they were not limited to sectoral requests. The article proposes a few hypotheses that can help us understand the resilience of structures that characterize ordinary protest practices in Algeria.