Contenu du sommaire : Varia
Revue | Actes de la recherche en sciences sociales |
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Numéro | no 213, avril 2016 |
Titre du numéro | Varia |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
- Théorie des champs, prison et pénalité : Vers la construction du « champ pénitentiaire » - Gregory Salle p. 4-19 Les univers sociaux passés au crible de la théorie des champs sont aussi variés que nombreux. Dans le lot, pourtant, on ne trouve ni champ carcéral ni champ pénitentiaire à proprement parler. Les travaux inspirés par la sociologie de Pierre Bourdieu ayant porté sur la prison, la pénalité et le domaine judiciaire n'ont pas recouru à de tels concepts et, inversement, ceux qui semblent le faire n'emploient le terme de champ qu'en un sens générique incertain. Cet article problématise cette rencontre manquée, étonnante au vu du regain de vigueur de la sociologie française relative à la prison et à la pénalité depuis une quinzaine d'années. Proposant d'abord une série d'hypothèses pour l'expliquer, il soumet ensuite l'objet à l'épreuve du concept en arguant de l'intérêt de recourir au concept de champ en la matière. Concevoir l'institution carcérale et plus largement le système pénitentiaire comme des champs permet de retrouver le point de vue de la totalité, tout en portant l'attention sur les rapports de force qui les animent. Cette conception ouvre la voie à une reconstruction théorique visant à surmonter des limites et divisions propres au champ concerné, qui déteignent sur les travaux qui le prennent pour objet.Field theory can be applied to a vast variety of social contexts. Yet, one would look in vain for a penitentiary or carceral field proper. The works on prisons, the penal or the judiciary systems inspired by Pierre Bourdieu's sociology have not made use of such concepts. Those that seem to rely on them do use them only in a very generic and vague sense. This paper problematizes this missed encounter, which is surprising when one keeps in mind the robust resurgence, in the French sociology of the last fifteen years, of works focusing on prison and penality. It first proposes a set of hypotheses explaining this phenomenon, and then subjects to concept to an empirical test by speaking in favor of adopting the concept of field in these matters. Conceiving carceral institutions and the penitentiary system as fields makes it possible to develop a totalizing perspective while also drawing attention to the power relations that structure these fields. This paves the way towards a theoretical reconstruction aiming at overcoming the limitations and divisions characteristic of these fields, which tend to impact the studies that takes them as their objects.
- Le champ architectural et ses marchés : un cas de « réhabilitation symbolique » - Olivier Chadoin p. 20-37 Au tournant des années 1990, en France, les marchés du bâtiment voient la commande de construction neuve diminuer au profit d'une commande d'entretien et d'amélioration. Le monde de l'architecture déplore alors la difficulté des architectes à investir ce marché devenu majoritaire. Les approches économiques dominantes pointent alors l'inadaptation de la profession d'architecte. Pourtant, une analyse sur la longue durée montre une capacité d'adaptation du champ architectural à ces changements d'environnement économique. Celle-ci emprunte des voies spécifiques qui caractérisent cet univers professionnel « précapitaliste ». L'article propose d'examiner cette prise de position dans les marchés de la construction en restituant les étapes par lesquelles un marché de la construction devient un « marché d'architecture ». Ainsi, en montrant que le fait professionnel est une construction à la fois sociale et économique, c'est également l'usage de la notion de profession qui est discuté.At the turn of the 1990s, French real estate markets have registered a diminishing number of new constructions and an increase in the request for maintenance and improvements. Architects have complained about the difficulty to penetrate this market, which becomes predominant. Mainstream economic approaches tend to point at the lack of adaptation of professional architects. Yet, a long-term analysis shows that the field of architectures has been capable of adapting to these changes in the economic environment. This adaptation takes specific forms that characterize this “precapitalistic” professional environment. This paper looks at how architects take position in the construction market by shedding light on the different steps that lead from a construction market to an “architectural market.” By showing that the status of professional is both a social and an economic artifact, it also discusses the usage of the notion of “profession.”
- Les attitudes « gayfriendly » en France : entre appartenances sociales, trajectoires familiales et biographies sexuelles - Wilfried Rault p. 38-65 Peu d'enquêtes représentatives permettent d'étudier les attitudes gayfriendly en France. L'analyse de Contexte de la sexualité en France montre que les variables de milieu social sont moins prédictives d'un fort niveau d'acceptation de l'homosexualité que le sexe, l'appartenance générationnelle et le rapport à la religion. Les classes supérieures se distinguent sur des positions de principe très abstraites, en étant plus gayfriendly. Mais dès lors que sont mobilisés des indicateurs renvoyant à une acceptation plus concrète, cette spécificité disparaît. L'approche montre aussi l'importance, surtout pour les femmes, de variables biographiques qui renvoient à des expériences individuelles relevant de la vie privée et de l'intimité. Plus ces expériences individuelles renvoient à la diversification contemporaine des conjugalités et des sexualités, plus l'acceptation de l'homosexualité est forte.Very few representative surveys can be used to study gayfriendly attitudes in France. The Context of Sexuality in France survey makes it possible to identify different types of social acceptance of homosexuality. It shows that social background variables are much poorer predictors of high levels of acceptance than gender, generation and attitudes to religion. In particular, variations linked to social background depend on the type of variable used : the upper classes stand out as more gayfriendly on very abstract positions of principle, but when more practical indicators of acceptance are used, this specificity disappears. Indeed, in some respects, the middle and working classes are more “accepting” than the upper classes. Last, this approach also shows the importance, for women especially, of biographical variables relating to individual experience of sexuality and intimate relationships. The more this personal experience reflects the contemporary diversification of conjugal and sexual life, the greater the acceptance of homosexuality.
- Faire du terrain en féministe - Isabelle Clair p. 66-83 Il existe en France peu de textes consacrés à l'enquête de terrain qui mobilisent la théorie féministe, et notamment l'épistémologie du positionnement (standpoint). Promouvant une science engagée contre l'invisibilisation de pans entiers du monde social, elle interroge les effets de l'autorité du savant sur la définition de l'objectivité scientifique. Fondée sur une pratique, la théorie féministe fournit aussi des outils pour appréhender concrètement la pluralité des rapports de domination qui structurent la relation d'enquête et sont inscrits dans le dispositif de terrain. Participant à traduire sur un plan méthodologique cette tradition théorique mal connue, l'article propose d'envisager le terrain comme procédant d'un regard socialement situé et inscrit dans des solidarités politiques, mettant ces solidarités à l'épreuve et visant à les nourrir par ses résultats.In France, there are few texts on fieldwork that draw upon feminist theory, and in particular on the situated epistemology of the standpoint. By promoting a form of science pushing back against the active invisibilization of entire swathes of the social world, feminist theory questions the effects of scientific authority on the definition of scientific objectivity. Based on a practice, it also provides tools that allow for a concrete grasp of the power relationships that structure the fieldwork, both as a social relationship and as a protocol. This article intends to translate in methodological terms this little known theoretical tradition and to consider fieldwork as the outcome of a socially situated interest, characterized by its inscription in political solidarities, that tests these solidarities and aims at feeding them with its results.
- Écrire, prescrire, proscrire : Notes pour une sociogénétique de l'écrit bureaucratique - Vincent Gayon p. 84-103 La sociogénétique de l'écrit défendue dans cet article invite à saisir les écrits bureaucratiques en cours de fabrication et en action, à s'intéresser au modus operandi de leur énonciation, à prendre au sérieux la forme écrite comme produit et comme producteur d'un espace et d'une rationalité bureaucratiques donnés. L'écriture bureaucratique, en particulier grâce à la signature et la siglaison, est ainsi comprise comme carburant de dépersonnalisation des rapports sociaux qui la portent et simultanément de personnalisation des institutions, érigées en « auteur ». Dans la gestion documentaire de « l'officiel », par le marquage du document ou sa « fuite », se mettent au jour les tensions entre vie publique et vie privée de l'écrit et ses circuits de légitimation. La sociogénétique des rapports d'expertise donne enfin une prise efficace à une sociohistoire de la rationalité épistémocratique. La piste de recherche proposée incite donc à bousculer les couples d'opposition usuels d'une analyse des formes symboliques (internalisme/externalisme, texte/contexte, auteur/lecteur, émetteur/récepteur, officiel/officieux, public/privé) et à mettre en dialogue des courants d'études dispersés mais tous intéressés aux pratiques documentaires (l'anthropologie de la literacy, la génétique littéraire, la sociologie des champs de production culturelle, la sociologie des textes et des institutions).The sociogenetics of writing developed in this article is an invitation to understand bureaucratic texts as they are being produced and “in action,” as it were, to focus on the modus operandi of their utterance, and to take seriously the written word as both the outcome and the enabler of a given bureaucratic space and a specific bureaucratic rationality. In particular through signature and acronymization, bureaucratic writing contributes both to depersonalizing the social relations on which it is based and to personalizing institutions, which are elevated to the status of “authors.” The documentary management of officialdom, through its classification or its leakage, sheds light on the tensions between the public and the private life of the written word and its circuits of legitimation. The sociogenetics of expertise practices also gives a concrete edge to a sociohistory of epistemocratic rationality. The research strategy that is proposed here consists in disrupting the traditional dichotomies of the analysis of symbolic forms (internalism vs externalism, texts vs context, author vs reader, sender vs receiver, official vs non-official, public vs private) and in putting in conversation fields that may be dispersed yet share an interest in documentary practices (anthropology of literacy, literary genetics, sociology of the fields of cultural production, sociology of texts and institutions).