Contenu du sommaire : L'État participatif
Revue | Gouvernement & action publique |
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Numéro | no 2, avril-juin 2016 |
Titre du numéro | L'État participatif |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
L'État participatif
- L'État participatif : Le participationnisme saisi par la pensée d'État - Philippe Aldrin, Nicolas Hube p. 9-29 Ce texte introductif au dossier expose les raisons et gains heuristiques d'introduire de la notion de participationnisme d'État pour étudier l'introduction d'ingénierie participative dans l'activité décisionnelle des exécutifs publics. En s'affranchissant des catégories d'entendement des spécialistes de la « démocratie délibérative » ou des promoteurs de la « gouvernance », cette notion permet de concentrer toute l'attention de l'observateur sur ce que font les autorités détenant le monopole légitime d'édiction du bien commun et de l'intérêt général quand elles s'équipent de dispositifs participatifs. Saisi par la pensée d'État, le participationnisme reflète assez fidèlement les transformations des rapports gouvernants-gouvernés qui ont cours dans la société actuelle. Alors qu'il se réfère à des principes de la théorie démocratique, le participationnisme, quand il prend les traits d'un participationnisme d'État, demeure toujours un prolongement du régime qui le met en œuvre. C'est ce que confirme l'analyse des situations présentées dans le dossier et qui correspondent à des régimes où l'ordre démocratique prend des formes inédites (Union européenne), paroxystiques (Suisse), enchantées (conseil régional de Rhône-Alpes), purement procédurales (Burundi), post-autoritaires et dynastiques (Corée du Sud) ou usurpées (Tunisie benaliste). Saisi par la pensée d'État, l'ordre participatif reproduit toujours dans des espaces procéduralisés de concertation l'ordre politique et social en place. Pour explorer les conditions politiques et intellectuelles de félicité du gouvernement participationniste, cette introduction trace un cadre analytique qui en propose une sociologie relationnelle et multi-sites.The participatory state
Contemporary political rhetoric is definitively participatory. The way this issue is taken into account in this special issue is to look at these practices and rhetorical political transformations differently, by stepping aside from the vast specialized literature on participatory democracy on one side, and on governance on the other side. To do this, we define a process of state participationism, as a new State thought that defends the introduction of organized procedures of deliberation, participation, and recruitment of non-institutional actors in the decision-making process of public executives. Moreover, we have chosen to study the participationism practiced by authorities holding the legitimate monopoly of enactment of the common good and of the public interest. Far from seeing a “democratization of democracy” in it, this special issue compares different situations taken from different political regimes and societies, including those where the democratic order takes new forms (European Union), is paroxysmal (Switzerland), enchanted (Regional Council of Rhône-Alpes), purely procedural (Burundi), post-authoritarian and dynastic (South Korea) or spoofed (Ben Ali's Tunisia). To do so, this introduction stresses the need to observe its theoretical rationalization and construction, as well as the importance of taking the role of non-governmental actors into account in changes affecting the State thought and the ideology of “good government”. This introduction also insists on the heuristic gains of an approach through different local and social configurations. All these case studies show how these authorities use their monopoly – based on their statutory or electoral legitimacy but also on the authority of science, or on the social pressure and the police control – to set the order of discourse. In the end, analyzed as State thought, the participatory order always reproduces the political and social order in place. - Répondre aux crises : Dynamiques de « gestion des crises » par l'instrument : de la Commission européenne aux réformes de la justice au Burundi - Sara Dezalay p. 31-50 Cet article propose de contribuer à une sociologie politique des instruments de gestion des crises développés au sein de la Commission européenne durant les années 2000. L'analyse des transactions bureaucratiques au sein de l'espace européen permet d'expliquer les dynamiques de création de ces instruments, qui ont permis à la Commission de se forger un espace autonome d'intervention sur les conflits armés. En retour, la prise en compte de la structure sociale et professionnelle des espaces dans lesquels s'inscrivent ces instruments, de leur genèse à une situation de crise, au Burundi, offre un éclairage supplémentaire sur les effets de cette « instrumentation » de la gestion de crises. L'hypothèse du « champ faible » permet ainsi de saisir certaines dynamiques de déploiement de la « gouvernance par délégation » (Boussaguet, Jacquot, 2009) introduite par ces instruments, qui prennent appui sur des ONG pour leur mise en œuvre. Il s'agit d'une part de logiques d'accommodement réciproque entre Commission européenne et ONG dans la structuration d'un marché professionnel de la gestion de crise à Bruxelles ; par ailleurs, cette gouvernance s'imbrique aussi dans une relation réciproque et continue entre le « siège » qu'est Bruxelles et le terrain d'intervention burundais, en tant que laboratoire du tournant des politiques d'aide publique au développement vers la gestion des conflits depuis les années 1990.Responding to crises
This article endeavors to contribute to a political sociology of the crisis management instruments developed within the European Commission in the 2000s. The analysis of bureaucratic transactions within the European institutional space highlights the dynamic of creation of these instruments, which have enabled the Commission to carve out an autonomous space of intervention with respect to armed conflicts. In turn, taking into account the social and professional structure of the spaces in which these instruments were designed from their creation to their use in a crisis situation, that of Burundi, sheds an additional light on the effects of the “instrumentation” of crisis management. The hypothesis of the “weak field” is used to trace some dynamics of the deployment of a “governance through delegation” (Boussaguet, Jacquot, 2009) introduced by these instruments, which rely on NGOs for their implementation. On the one hand, these are characterized by a mutual accommodation between the European Commission and NGOs in the structuring of a professional market for crisis management in Brussels. On the other hand, this governance is also embedded in a reciprocal and continuous relation between Brussels and the space of intervention, in Burundi, which played an instrumental role as a laboratory in the shift of international development policies towards the management of violent conflict since the 1990s. - Les pilotes invisibles de la participation publique : Le « fichier des 11 000 » et la démocratie participative en région Rhône-Alpes - Guillaume Gourgues p. 51-78 Le déploiement des dispositifs participatifs, dans une multitude de secteurs d'action publique, est rarement abordé sous l'angle de son instrumentation. S'intéresser aux aspects administratifs et techniques de la mise en place de ces dispositifs permet pourtant d'étudier leur coproduction par des acteurs publics et privés, qui rend possible un ciblage du « public » invité à participer. À partir de l'étude monographique de l'invention et des usages concurrentiels d'un instrument (un fichier central de participants) au sein du conseil régional Rhône-Alpes, entre 2004 et 2010, cet article propose de saisir la manière dont l'institutionnalisation de l'offre de participation publique permet aux autorités publiques de produire des dispositifs participatifs à partir de publics préconstruits, sans se soucier réellement de leur utilité et de la demande sociale à laquelle ils sont susceptibles de répondre.The “invisible pilots” of public participation
The proliferation of participatory devices in a wide range of policies is rarely analyzed as an instrumentation process. However, the study of the administrative and technical aspects of participatory mechanisms reveals their co-production by public and private actors, which make possible a targeting of the “publics” invited to participate. Based on a monograph focused on the creation and the competitive uses of a tool (a central file of registered participants) within the Rhône-Alpes regional council between 2004 and 2010, this article argues that the institutionalization of the supply of “public participation” enables public authorities to produce participatory devices opened to targeted publics, without any true concern about their utility and the social demands that they should satisfy. - Participationnisme d'État : Le gouvernement de la « libre formation de l'opinion » en Suisse - Hervé Rayner p. 79-99 La rhétorique de la participation constitue l'une des topiques des discours d'institution en Suisse. Les votations populaires seraient à la base d'un régime unique au monde, une démocratie dite semi-directe combinant stabilité politique et participation régulière des citoyens au processus de décision. Dans ce contexte participationniste où il apparaît coûteux de mettre en cause la centralité du « peuple souverain », l'encadrement public des campagnes de votation (référendums et initiatives populaires) via l'essor des « relations publiques de l'État » va se heurter à l'une des composantes de la coalition gouvernementale, l'Union Démocratique du Centre (UDC). Par le biais de l'initiative populaire « Souveraineté du peuple sans propagande gouvernementale », les dirigeants de ce puissant parti, issus des élites économiques zurichoises, tentent de conserver leur position dominante dans le management de la participation populaire. Les modalités de la violence symbolique légitime et, partant, la place de l'État, constituent l'un des enjeux de cet affrontement entre partisans et adversaires d'une intervention publique dans les campagnes de votation.State participationism, the government of the “free formation of the opinion” in Switzerland
The rhetoric of participation constitutes one of the topics of institutional discourse in Switzerland. Votes by citizen on questions of policy are taken as the base of a quite unique political system, a semi-direct democracy mixing political stability and citizens' regular participation in the decision making process. In this participationist context where it seems difficult to question the centrality of the sovereign people, public supervision of direct democracy campaigns (referenda and popular initiatives) by means of the rise of “State public relations” is in potential conflict with one of the components of the governmental coalition, the Swiss People's Party (SVP). By means of their popular initiative “Sovereignty of the people without governmental propaganda”, the leaders of that powerful political party, stemming from Zurich's economic elites, try to preserve their dominant position in the field of public opinion management. The modalities of legitimate symbolic violence and the place of the State constitute one of the stakes in this confrontation between supporters and opponents of public intervention in direct democracy campaigns. - Nation branding en Corée du Sud : Coopération public-privé et invention d'une politique participative du développement économique - Kil-ho Lee p. 101-123 Créé par le gouvernement conservateur de Lee Myung-bak (2008-2012), le Presidential Council on Nation Branding (PCNB) montre comment le processus d'appropriation d'une politique participative appliquée à la politique économique s'opère dans la société sud-coréenne contemporaine. Chargé de promouvoir la nation brand sur la scène internationale, ce Comité a invité, au nom de la coopération public-privé, diverses catégories d'agents privés à l'élaboration de ses programmes susceptibles de dépasser les frontières habituelles entre domaines internes et externes ou entre affaires publiques et privées. La procédure dépolitisée et consensuelle introduite par ce type de participationnisme d'État a contribué à neutraliser la critique de l'action néo-libérale et « expansionniste » menée sous l'égide du PCNB. Loin d'être le symptôme d'un nationalisme historiquement daté, ni d'une stratégie politique en quête de la légitimité nouvelle, le PCNB est plutôt le produit d'une croyance sociale ancrée dans une forme singulière de participationnisme propre à la Corée du Sud post-autoritaire visant à la mobilisation autour d'un patriotisme économique.Nation branding in South Korea
The conservative government of Lee Myung-bak (2008-2012) founded the Presidential Council on Nation Branding (PCNB) to promote the Korean nation's brand on the international scene. This policy of soft power shows how a participatory policy is implemented in contemporary South Korea. The PCNB has invited, in the name of public-private cooperation, various categories of private agents into the development of its programs in ways that go beyond the usual boundaries between domestic and foreign areas or between public and private affairs. This form of participationism is based on depoliticized and consensual procedures that tend to neutralize any criticism of the neoliberal and “expansionist” character of the PCNB's action. Thus the PCNB is not simply a symptom of nationalism or a political strategy seeking new legitimacy ; it is rather the product of a social belief based on singular participationism mobilizing around economic patriotism in postauthoritarian period. - L'Union européenne, une démocratie de stakeholders : Des laboratoires du participationnisme à l'expérimentation démocratique - Philippe Aldrin, Nicolas Hube p. 125-152 Comme d'autres organisations gouvernementales et intergouvernementales, l'Union européenne a opéré dans les années 1990 une mue participative de sa matrice décisionnelle et communicationnelle. L'instauration officielle de la « nouvelle gouvernance européenne » (définie dans un Livre blanc publié en 2001 et mûrie au sein de la Cellule de prospective de la Commission européenne) visait à proposer une réponse institutionnelle à la nécessité croissante de contrôler le « management de l'interdépendance » entre les décideurs européens et les experts ou les représentants d'intérêt. La période de crise ouverte avec l'échec du processus référendaire de ratification du traité constitutionnel a imposé de dépasser le modèle « néo-corporatiste » de la gouvernance en développant la participation directe des citoyens aux processus décisionnels. Fondé sur une enquête lancée en 2005, cet article se propose d'analyser les genèses (politique et intellectuelle) et les conditions de possibilité du participationnisme d'institution mis alors en œuvre pour corriger la « démocratie européenne ». Pour ce faire, les auteurs explorent les laboratoires de la réforme où a été imaginée cette théorie procédurale du pouvoir européen, d'abord orientée vers une meilleure prise en charge des intérêts sectoriels et territoriaux puis vers les « citoyens ». Ils suivent les formes d'institutionnalisation d'un participationnisme européen, de sa généalogie gouvernancielle jusqu'à sa consécration par l'Initiative citoyenne européenne, en observant plus particulièrement le rôle joué par les social scientists experts en innovation démocratique.The European Union, a stakeholders' democracy
Like other governmental and intergovernmental organizations, the European Union has taken in the 1990s a participatory turn in its decision-making and communication policy. The official introduction of the “new European governance” (defined in the White Paper published in 2001) sought to find a lasting institutional solution to the problem of controlling interactions among European policymakers, experts, and representatives of interest. The failure of the ratification referendum of the Constitutional Treaty in 2005 opened a new window of opportunity. It seemed necessary to forget the “neo-corporatist” model of the governance by developing the direct participation of citizens in decision-making processes. Based on empirical work launched in 2005, this article analyzes the (political and intellectual) genesis as well as the structure of opportunity of what is here called an institutional participationism intended to correct “European democracy”. In order to answer these questions, the authors explore the European reform laboratories, where this new procedural theory of the European power has been imagined. The paper shows the institutionalization of this European participationism by following its genealogy from the White Paper on Governance to the European Citizens' Initiative. The authors focus in particular on the role played by social scientists as experts in these democratic innovations. - « Penser global, agir dans un bocal » : Participation locale, régulation néo-libérale et situation autoritaire en Tunisie (2006-2010) - Amin Allal p. 153-181 La pratique développementiste en Tunisie offre un cas intéressant de la manière dont s'effectue la traduction de la rhétorique internationale de la « participation » dans les langages du pouvoir domestique. L'analyse de projets de développement dits « participatifs », mis en œuvre à partir de la fin des années 1990 par les organisations internationales, illustre bien la fluidité systémique entre les dynamiques de l'ordre autoritaire et la réforme néo-libérale dans laquelle ces projets s'inscrivent. Si les effets de ceux-ci sont variables, ils constituent des ressources et ressorts du renouvellement du contrôle politique dans les situations autoritaires. À partir d'une analyse des projets mis en place dans la région de Gafsa dans le Sud tunisien, nous montrerons que la « participation locale » promue devient une grammaire hégémonique permettant de reformuler la fable du pouvoir du régime Ben Ali. Au-delà de sa portée légitimante, la « participation » est aussi l'occasion d'une domestication du secteur associatif et d'un redéploiement de la surveillance politique. En cela, la « participation » rejoint les caractéristiques d'un gouvernement autoritaire tout en offrant une opportunité pour des dominés de se greffer à ces processus développementistes. Mais ces trajectoires d'intégration subalterne ne se font qu'à travers la conformité au parti-État. Elles traduisent l'atomisation des opportunités de mobilités sociales et l'auto-entreprise individuelle de soi caractéristiques de la donne néo-libérale.“Think global act in a bottle”The analysis of development practices in Tunisia helps to highlight how the global discourse of “participation” is translated into local languages of power. So-called “participatory” projects of development have been undertaken by international organisations in this country since the 1990s. They well illustrate the systemic relation between authoritarian dynamics and neoliberal reforms which they are part of. Although these projects may have variable effects, they provide resources and means of renewing political control in authoritarian contexts. Based on the empirical study of participatory projects in the southern region of Gafsa, this article will show how the locally promoted “participation” became a hegemonic grammar in which Ben Ali's regime reformulated its discourse of legitimacy. “Participation” also enabled the regime to deploy new patterns of political surveillance and to enforce the domestication of civil society. “Participation” thus supports authoritarian rule while giving subaltern subjects the opportunity to take part in development projects. But these trajectories of subaltern integration are possible only through integration to the official party in power, deeply entrenched in the state (RCD). These trajectories correspond to neoliberal processes such as the atomization of social mobility and the promotion of self-help and individualized logics.
- L'État participatif : Le participationnisme saisi par la pensée d'État - Philippe Aldrin, Nicolas Hube p. 9-29
Lectures
- Comptes rendus - p. 183-199