Contenu du sommaire : Où va l'homo detritus ?
Revue | Mouvements |
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Numéro | no 87, septembre 2016 |
Titre du numéro | Où va l'homo detritus ? |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
Dossier : Où va l'homo detritus ? Loin, parce qu'il a pris de l'élan
- Éditorial - Agnès Jeanjean, Stéphane Le Lay, Olivier Roueff p. 7-12
- La gestion des déchets nucléaires : un cas de disjonction entre science et progrès ? - Martin Denoun p. 13-24 L'appréhension des déchets radioactifs tend à mêler les genres et à brouiller les frontières entre politique, éthique et science. Ils font émerger un monde où se côtoient par exemple des scénarios de science-fiction, des artistes, les premiers sédentaires de Mésopotamie, des radionucléides, des discours eschatologiques, des contrats commerciaux, de l'argile protecteur, la prochaine période de glaciation, la mort comme messagère : « Dans un programme qui rappelle certains scénarios de science-fiction, des linguistes, historiens, artistes, militaires se sont exprimés. [...] Le verdict, en gros, est qu'il n'existe pas de façon efficace de communiquer avec une humanité future, mystérieuse, aussi temporellement éloignée de nous que nous le sommes des premiers villages sédentaires de Mésopotamie. Ces futurs humains ne partageront avec nous ni langue, ni religion, ni organisation technologique ou sociale. C'est tout ce que l'on en sait. [...] Une des recommandations de l'un des rapports est de laisser dans le futur s'empoisonner une certaine proportion d'individus afin qu'ils déduisent par eux-mêmes, au fil des générations, les dangers de l'endroit. La mort, en effet, est un message qui sera compris dans le futur. Ils ont ceci en commun avec nous.1 »
- L'homo detritus fait-il de la politique ? : Quelques réponses sous forme de mégots de cigarettes - Stéphane Le Lay p. 25-35 Comme l'ont souligné de longue date de nombreux.ses auteur.e.s, les autorités publiques, et pas seulement dans les sociétés occidentales, sont depuis longtemps confrontées aux tensions autour du propre et du sale, pour des raisons sociales, culturelles et politiques variées1. De ce fait, l'analyse de ce qui est considéré comme déchet à un moment sociohistorique précis fournit des clés de lecture des phénomènes humains bien plus larges qu'on ne pourrait le penser dans un premier mouvement. Ceci est aussi vrai pour les déchets nucléaires (voir Martin Denoun dans ce numéro), ou les débris spatiaux (voir Arnaud Saint-Martin dans ce numéro), que pour les déjections canines ou les mégots à Paris, comme je vais essayer de le montrer dans cet article2.
- Du big sky à l'espace pollué : l'effet boomerang des débris spatiaux - Arnaud Saint-Martin p. 36-47 Le 13 novembre 2015 à 11h48 (6h18 UTC), le débris spatial connu sous le code « WT1190F » plonge dans l'Océan indien, à une centaine de kilomètres au Sud des côtes du Sri Lanka. Il vient de se désintégrer après une rentrée atmosphérique non contrôlée à 11 kilomètres par seconde. L'amerrissage en plein jour se déroule sans encombres ni dégâts. Le spectacle très visuel de l'explosion de cette boule de feu attire l'attention des médias, qui transforment la retombée en événement insolite. Les experts pensent qu'il s'agit d'un fragment du module de propulsion d'une sonde envoyée par la NASA vers la Lune en 1998. Le morceau de ferraille made in US, large d'un à deux mètres et de 450 à 2 000 kilogrammes, échoue dans les eaux territoriales des autorités sri lankaises – qui, impuissantes comme tout le monde, ne peuvent qu'assister à la scène. Toutefois, si impressionnante soit la chute de WT1190F, elle n'en est pas moins anecdotique. Car ces retombées sont courantes. D'après une étude de la NASA en effet, 600 satellites hors service et diverses épaves sont retombés sur Terre en 2014, soit une centaine de tonnes de déchets1. WT1190F, c'est une bulle dans l'océan.
- Plastiques : ce continent qui cache nos déchets - Baptiste Monsaingeon p. 48-58 Comment les déchets ménagers sont-ils devenus un enjeu écologique majeur ? La question peut paraître incongrue tant, aujourd'hui, ce lien entre écologie et déchets semble aller de soi. Dans les pratiques quotidiennes de mise au rebut, notamment, on trie souvent consciencieusement ses déchets pour permettre leur recyclage, leur valorisation, dans l'espoir de parvenir collectivement à juguler ce gaspillage mortifère, caractéristique d'une crise traversant l'ensemble des sociétés contemporaines. On trie aussi et surtout pour « protéger l'environnement ». En effet, dans le dernier quart du XXe siècle en Europe, à travers la mise en place d'une série de réformes des gestes du quotidien, un consensus s'est progressivement construit autour d'un credo devenu impératif catégorique : « agir local, penser global ». Or, entre le très local geste de mise au rebut ou de tri des déchets ménagers et la très globale crise écologique, un vide gigantesque semble s'être creusé tant cet espace intermédiaire – celui du méso-social, de l'action politique et économique – a été laissé à l'état de boîte noire, faisant de la crise planétaire en cours un état de fait aussi inquiétant que fédérateur, qui invite chacun à « agir pour la planète ». En « bien jetant », l'usager tend ainsi à se rapprocher d'un idéal universel. « Lorsque les hommes essaient de s'obliger les uns les autres à être de bons citoyens, l'univers tout entier est mis à contribution1 », insistait déjà Mary Douglas.
- Le rôle des déchets dans l'histoire : Entretien avec François Jarrige et Thomas Le Roux - Stéphane Le Lay p. 59-68 Spécialistes de l'histoire sociale et environnementale de l'industrialisation, François Jarrige1 et Thomas Le Roux2 travaillent actuellement à une synthèse sur les pollutions industrielles à l'échelle mondiale. En restituant la manière dont chaque forme de production fondée sur la transformation de matière définit ses résidus jugés inutiles et la façon dont ils doivent être traités, ils brossent une histoire non-linéaire, construite au gré des controverses et des débordements insolubles, où les industriels finissent souvent par avoir le dernier mot. Avec l'accroissement exponentiel de la masse de déchets industriels, leur complexité croissante et un système de défaussement globalisé – le Sud construisant une partie de son économie de pauvreté sur le traitement des déchets du Nord –, les deux historiens soulignent que nous restons néanmoins bercés du mythe, aussi ancien que le capitalisme industriel, de l'« économie circulaire » résorbant et recyclant les déchets grâce à l'innovation (lucrative), quand seule la réduction des consommations serait à même de changer durablement la donne.
- Les organisations de l'économie sociale et solidaire dans l'économie des déchets et du réemploi en Île-de-France : une approche institutionnaliste - Hervé Defalvard, Julien Deniard p. 69-81 Les travaux de recherche en sciences économiques consacrés aux déchets connaissent actuellement un regain d'actualité, notamment avec l'usage du concept d'économie circulaire. Pourtant, le cadre de pensée néoclassique sur lequel celui-ci repose ne permet pas de prendre en compte les rapports sociaux agissant sur les modes de régulation économique dans ce secteur, qui dépassent largement le seul cadre du marché. En partant des travaux d'Elinor Ostrom sur les communs, les deux auteurs analysent les organisations franciliennes de l'économie sociale et solidaire dans l'économie des déchets et du réemploi et montrent comment celles-ci développent des activités permettant de placer l'emploi comme une ressource au bénéfice d'une communauté locale.
- Les dysfonctionnements de « la responsabilité élargie du producteur » et des éco-organismes - Jean-Baptiste Bahers p. 82-95 Qu'est-ce qui se cache derrière la curieuse métaphore biologique d'« éco-organisme » ? Il ne s'agit pas de cellules vivantes d'optimisation énergétique, ni d'organisations militantes écologiques. Chaque consommateur.trice les a pourtant rencontrés indirectement au travers de campagnes de promotion du tri ainsi que des éco-taxes, dont les symboles se nichent au bas de l'étiquette des produits. Ils sont également à l'origine de labels peu intelligibles, à l'image du point vert, qui, contrairement à ce que l'on peut penser, n'indique pas que l'emballage est recyclable mais que le prix du produit inclut une taxe de contribution au tri et recyclage des emballages. C'est également le cas du signe « poubelle barrée » qui ne signifie pas que le produit a une durée de vie infinie, mais qu'il est conseillé de le jeter dans une structure de récupération appropriée.
- La récupération dans les déchèteries : formes, motivations et devenir - Fanny Pacreau p. 96-106 La prise de conscience écologique a rendu impérative la limitation des risques et nuisances des déchets sur l'environnement. De 1992 à 2002, de nouveaux équipements fleurissent sur le territoire français, interdisant l'abandon sans précaution des ordures en pleine nature. Les déchèteries se substituent ainsi progressivement aux décharges. Elles obéissent à la réglementation et aux modes de contrôles des installations classées pour la protection de l'Environnement1. Elles constituent par ailleurs un outil de lutte contre les dépôts sauvages et le gaspillage des déchets des ménages, notamment par le biais de la collecte et du tri. Vocation première de la déchèterie, le tri est déterminant dans le processus de valorisation des déchets, autour duquel une industrie et une économie spécifiques s'organisent. Parallèlement, des déchets sont officieusement récupérés dans les déchèteries, prolongeant un phénomène déjà existant sur les décharges et qui s'apparente alors à un « allant de soi ». En effet, leur libre appropriation sur les anciens lieux de dépôt était un principe établi et respecté sans qu'il soit pour autant nécessaire de l'édicter oralement ou de façon plus institutionnelle. Le discours environnemental semble conforter la récupération. Le plébiscite du réemploi et de la responsabilisation du producteur de déchets galvanise ses adeptes. Cependant, la valorisation des matières doit dans le même temps permettre d'assurer le profit de l'industrie du déchet. La liberté d'accès à une ressource privatisée perd, par-là même, de son évidence. Dans ce contexte renouvelé, le positionnement de la récupération et des récupérateurs.trices est amené à s'adapter. Tolérée, interdite, importante, négligeable, nécessaire ou fortuite, associative ou individuelle, la récupération se décline sous diverses formes. Cette polymorphie révèle une multiplicité de représentations du déchet et autant d'enjeux pour les récupérateurs.trices.
- Réemploi : le travail de requalification des déchets en questions - Delphine Corteel p. 107-118 Dans une très récente acception du terme, le réemploi désigne toute « opération par laquelle un bien usagé, conçu et fabriqué pour un usage particulier, est utilisé pour le même usage ou un usage différent1 ». Cette définition décrit un parcours – réel ou supposé – des objets grâce auquel ils n'endossent pas l'identité de déchet, c'est-à-dire n'ont pas à être collectés par la collectivité ou par leur propriétaire initial.
- Partir ramasser les déchets du voisin : la migration (illégale) des paysans bangladeshis dans les grandes villes indiennes - Marie Percot p. 119-130 Dans les environs de Moralganj, au Bangladesh, des milliers de paysans sans terre ont, depuis près de vingt ans, trouvé une niche migratoire. Ils partent dans les grandes villes indiennes pour, comme ils le disent, « ramasser les déchets du voisin ». Du point de vue bangladeshi officiel, ces migrants illégaux n'existent pas : ils traversent silencieusement la frontière pour rejoindre un secteur informel déjà bien organisé.
- La ruée vers l'ordure : À qui appartient la res derelicta ? - Jérémie Cavé p. 131-141 Dans les villes de pays émergents aujourd'hui, de surprenants « conflits d'appropriation » des déchets se manifestent entre les autorités publiques, les récupérateurs.trices informel.le.s et de grands groupes privés. À l'heure où les déchets sont en train de devenir le gisement de ressources en plus forte croissance à l'échelle planétaire, il convient de nuancer les discours de « responsabilité sociale » qui justifient les mesures d'éviction des wastepickers et de décrypter les rouages de ces stratégies d'accumulation par dépossession d'un nouveau type.
- Fëgg jaay : fripe business ou fripe éthique au Sénégal ? - Sylvie Bredeloup p. 142-154 Nombre de travaux ont déjà éclairé le fonctionnement de la filière de la fripe en Afrique subsaharienne, de l'importateur.trice au.à la consommateur.trice2. Ils ont montré comment la fripe, qui suppose des compétences limitées et des moyens financiers réduits quand on l'écoule au détail, pouvait se transformer en niche économique, pour une population croissante, en période de récession. S'y sont ainsi engouffrés des citadin.e.s précarisé.e.s ou descolarisé.e.s, des diplômé.e.s sans emploi, des paysan.ne.s saisonnier.ère.s, des mères de famille à la recherche de ressources complémentaires. Le secteur a également absorbé de nombreux travailleurs-euses du secteur public, licencié.e.s à la suite des programmes d'ajustement structurel, ou encore des migrant.e.s revenu.e.s au pays ou candidat.e.s à l'émigration.
Itinéraire
- Du déchet à l'obsolescence programmée : Entretien avec Serge Latouche - Fabrice Flipo p. 155-163 Serge Latouche est l'un des penseur.e.s-phares de la décroissance, contributeur régulier de la Revue du Mauss et directeur du Groupe de recherche en anthropologie, épistémologie de la pauvreté. Il a apporté une critique originale de l'économie capitaliste, « post-développementiste », qui s'est prolongée dans un deuxième temps autour de la question écologique. C'est dans ce cadre qu'il a travaillé dès le tournant des années 1980 sur les déchets, au Nord (géopolitique) comme au Sud. Son questionnement initial porte sur « le reste », ce qu'une société produit en négatif, sur le mode de la dénégation, qu'il s'agisse d'objets ou de personnes. L'intégration des problèmes écologiques l'a ensuite conduit à questionner le déchet, en particulier autour de la critique des pratiques industrielles d'obsolescence programmée. C'est cet itinéraire théorico-politique qu'il retrace lors de cet entretien.
- Du déchet à l'obsolescence programmée : Entretien avec Serge Latouche - Fabrice Flipo p. 155-163