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Revue | Annales. Histoire, Sciences Sociales |
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Numéro | vol. 71, no 3, septembre 2016 |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
Dossier
- L'avenir des sciences sociales : Entre l'empirique et le normatif - Andrew Abbott, Hugo Bouvard, Étienne Ollion, Etienne Anheim p. 575-596 Ce texte prend appui sur la tradition processualiste afin d'identifier les facteurs susceptibles de produire rapidement un changement dans les sciences sociales. Le plus important est le décalage qui existe entre les dimensions empirique et normative des sciences sociales. L'article défend l'idée qu'un tel décalage entre la diversité des ontologies empiriques à notre disposition et l'éventail plus réduit des ontologies normatives sur lesquelles nous nous appuyons est problématique. De fait, la plupart des sciences sociales ont recours à un « contractualisme normatif ». Ontologie normative la plus courante dans les sciences sociales, ce dernier n'est cependant pas en mesure d'appréhender correctement les problèmes normatifs soulevés par les notions de « particularité », d'« historicité » et de « diversité des valeurs ». Pour conclure, ce texte appelle de ses vœux une analyse normative du monde social qui se démarque du contractualisme et pose les jalons d'une approche proprement processualiste.This article takes a processualist position to identify the current forces conducive to rapid change in the social sciences, of which the most important is the division between the empirical and normative dimensions of the social sciences. It claims that this gap between the many and various empirical ontologies we typically use and the much more restricted normative ontology on which we base our moral judgments is problematic. In fact, the majority of such normative judgments rest on the ontology of liberal contractarianism, which might indeed be called “normative contractarianism.” While this ontology is the most widely used for normative judgments in the social sciences, it is not really effective in correctly capturing the normative problems raised by the particularity and historicity of the social process, nor in capturing the astonishing diversity of values in the world. The piece closes with a call to establish a truly processual foundation for our normative ontology, which must move away from contractualism and imagine new ways of founding the human normative project.
- Contextes et temporalités dans la sociologie processuelle d'Andrew Abbott - Morgan Jouvenet p. 597-630 Depuis les années 1970, Andrew Abbott a construit une œuvre originale et ambitieuse. Il a notamment prôné le développement d'une sociologie « processuelle » réactivant les principaux préceptes de la tradition sociologique de Chicago, quelque peu oubliés selon lui. Contre l'abstraction fonctionnaliste, contre le « paradigme des variables », il relève l'intérêt de cette tradition pour l'étude des schèmes d'interaction et de leurs contextes, et approfondit la réflexion sur leur caractère situé en s'intéressant à leur inscription dans des séquences dont on peut formaliser la succession. Il s'agit aussi d'articuler des processus se déroulant à des rythmes et des niveaux différents. Ce projet s'appuie sur l'identification de la texture du monde social à celle d'un « monde d'événements », dans lequel « le changement est la nature normale des choses » et non « quelque chose qui arrive occasionnellement à des acteurs sociaux stables ». L'enquête doit donc permettre d'expliquer l'émergence et la pérennité d'entités sociales (par exemple des professions ou des disciplines) dans ce flux d'événements. L'originalité consiste ainsi à fonder une conception institutionnaliste des réalités sociales sur une pensée du mouvement permanent.Marqué par la philosophie pragmatiste états-unienne, mais également taraudé par la question de l'ordre et des structures sociales, A. Abbott livre des propositions encore mal connues pour saisir la variété des contextes et temporalités des processus qui, en croisant divers « lignages » d'événements, constituent les traditions et entités sociales. Cet article présente ces propositions et l'environnement intellectuel dans lequel elles ont émergé. Il interroge aussi la place donnée à la contingence et à l'acteur individuel dans l'approche processuelle – qui permet, selon A. Abbott, d'œuvrer à la synthèse de l'histoire et de la sociologie.Since the 1970s, Andrew Abbott has promoted an original and ambitious project for the social sciences. In particular, he has argued for the development of a “processual sociology” based on precepts first articulated by the tradition of Chicago sociology and in his view somewhat forgotten. Against functionalism, against the “variables paradigm,” he has emphasized the Chicago tradition's focus on the study of interaction schemes and their contexts and has deepened our analysis of the local and ever-particular dimensions of social entities when examining their situation in time. The aim was to formalize their insertion in successive sequences, but also to link processes playing out at different rhythms and levels. This project is based on a conception of social life as a “world of events,” where “change is the normal nature of things” and “not something that happens occasionally to stable social actors.” The purpose is then to explain the emergence and durability of social entities (for example professions and disciplines) in the flow of events. The originality of this approach consists in founding a new institutionalist analysis of social realities on this pragmatists' ontology.Marked by American pragmatism but also traversed by the question of order and social structures, Abbott offers an original approach to the diversity of contexts and temporalities of processes that, through the intermingling of interactions' “lineages”, constitute social traditions and entities. This article aims to present Abbott's contextualist theses and their intellectual background. It also considers the place that the processual approach accords to contingency and personhood, factors that enable Abbot to work toward a synthesis of history and sociology.
- Élites, élitisme et communauté dans la polis archaïque - John Ma, Antoine Heudre p. 631-658 Cet article étudie la diversité et les modes d'expression des cultures politiques des communautés grecques à l'époque archaïque (650-450 av. J.-C.), à la lumière de travaux récents sur les biens publics et sur la notion même de « public » auxquels il fait partiellement écho. Il s'agit également d'apporter une contribution fragmentaire à la longue histoire de la cité grecque. La dichotomie entre le modèle des « élites » ou de l'« aristocratie », d'une part, et celui des classes « moyennes » ou « populaires », d'autre part, se révèle être un ensemble de comportements relevant d'une mise en scène politique, fondés sur différentes institutions politiques et notamment sur l'accès aux biens publics. Le modèle des « classes moyennes » reflète paradoxalement un accès politique restreint, tandis que la compétition « aristocratique » est en fait une réponse à la tension et à l'incertitude résultant d'une large participation au corps civique. Le système de questions et de gestes relatifs à la distinction n'est donc pas socialement autonome, mais directement lié aux besoins politiques et aux pressions institutionnelles. Cet article cherche donc à démontrer que les biens publics jouent un rôle central dans la formation de la polis archaïque, mais qu'il faut également accorder une place essentielle dans ce processus à l'accès formel à la chose publique et aux droits afférents, c'est-à-dire à l'État et à son développement potentiel. La démarche consistant à replacer l'« État » dans l'histoire de la formation de la cité-État en Grèce n'est pas sans risque (notamment celui de céder à la tentation téléologique), mais elle a le mérite de ne pas tomber dans les mêmes travers que certaines études récentes qui minimisent l'importance de l'État (quand elles ne l'évacuent pas complètement) et réduisent la polis à un simple phénomène de constitution des élites et d'accaparement des biens publics par ces dernières.This paper explores the famously diverse and expressive political cultures of the “archaic” Greek communities (650-450 BCE) in the light of recent work on public goods and publicness, to which the present essay partly responds. This contribution may also be considered as a fragment of the long history of the Greek polis. The distinction between “elistist” or “aristocratic” styles and “middling” or “popular” styles, upon closer examination, turns out to be a set of political play-acting gestures, predicated on different political institutions and notably on the access to public goods. The “middling” styles paradoxically reflect restricted political access, while “aristocratic” competition in fact responds to the stress and uncertainties of broad enfranchisement. The whole nexus of issues and gestures surrounding distinction is hence not socially autonomous, but immediately linked to political needs and institutional pressures. This paper thus argues not just for the centrality of public goods to polis formation in early Greece but also for the centrality of formal access and entitlements to the “public thing”—in other words, for the centrality of the state and its potential development. Putting the “state” back in the early history of the Greek city-state: the exercise has its own risks (notably that of teleology), but it attempts to avoid problems arising in recent histories of the polis, where the state is downplayed or indeed dismissed altogether, and the polis reduced to a pure phenomenon of elite capture or elite constitution.
- Que savons-nous vraiment de la société athénienne ? - Kostas Vlassopoulos, Antoine Heudre p. 659-682 Les récits traditionnels sur la société athénienne interrogent peu les sources, considérées comme le reflet fidèle de la réalité athénienne. Ils présentent le modèle de citoyens travaillant sans contrainte en tant que producteurs indépendants tandis qu'une élite accumule les richesses en exploitant des esclaves. Ce modèle sous-estime aussi bien les effets grossissants que les omissions systématiques des sources, ainsi que leurs implications. Cet article offre une méthodologie alternative pour représenter la société athénienne, en cartographiant le champ de vision des sources athéniennes et les discours qui ciblent délibérément certains aspects, tout en en laissant d'autres dans l'ombre. Il étudie en particulier la distinction en vigueur à Athènes entre hommes libres et esclaves, et montre que la mise en avant de cette distinction découle moins de l'importance de l'esclavage à Athènes qu'elle ne révèle la tendance des sources à ignorer le grand nombre d'hommes libres qui ne travaillaient pas à leur compte. La marge est donc grande entre le clivage qui sépare en théorie nettement hommes libres et esclaves, et son application dans la pratique. Afin de renouveler notre approche de la société athénienne, il convient de prendre en compte ces aspects, systématiquement exclus du viseur de nos sources, mais aussi d'appréhender certaines distinctions conceptuelles majeures, par exemple entre hommes libres et esclaves, non pas comme le reflet de la réalité, mais comme l'illustration du regard qu'une société choisit de porter sur elle, et d'en rechercher les fondements historiques.Traditional accounts of Athenian society tend to take our sources at face value, as direct reflections of Athenian reality. They present a model of free citizens working as independent producers, while the elite derived its surplus from the exploitation of slaves. This model underestimates the systematic omissions of the sources, their consistent and distorting focus, and the implications of these biases. By mapping the field of vision of Athenian sources and the discourses that focus attention on certain aspects while leaving others in the shadows, this article offers an alternative methodology for reconstructing Athenian society. In particular, it considers the Athenian distinction between slave and free, arguing that the emphasis on a clear distinction between the two is not an automatic result of the significance of slavery in Athens. It also shows how our sources render invisible the large number of freemen that did not live as independent producers, and argues that there was a significant gap between the theoretically clear-cut distinction and its application in practice. A novel approach to Athenian society will need to account for those aspects that are systematically beyond the field of vision of our sources; but it must also take major conceptual distinctions like that between slave and free not as reflections of reality but as Athenian choices about how this society viewed itself that require historical explanation.
- L'autorité entre masque et signe : Le statut du corps royal dans la Grèce ancienne (IVe-IIe siècle av. J.-C.) - Paul Cournarie p. 683-708 Quid du corps du roi hellénistique ? Lorsqu'on parle des rois dans l'Antiquité, on se trouve nécessairement en dessous du schème mis au jour par Ernst Kantorowicz, étudiant le corps avant les deux corps du roi. L'analyse de la Cyropédie de Xénophon permet de retrouver cette configuration, où le problème n'est pas celui de la conformation, toujours inadéquate, à un sur-corps royal, mais plutôt celui de l'embranchement, toujours opaque, du naturel et de la pompe, celle-ci étant le complément nécessaire de celui-là dans les conditions d'un empire étendu, celui-là risquant de disparaître sous le luxe dont s'entoure le souverain. Entre transparence et obstacle, signe et masque donc, ce modèle se trouve raffiné par Alexandre le Grand. S'il est pris dans la même alternative, le Conquérant est sous le feu de critiques qui l'obligent à séparer tactiquement sa personne et le luxe. Cette séparation n'a rien d'une dualité et ne fait que s'appuyer sur des frontières mouvantes, en insistant tantôt sur le corps naturellement royal d'Alexandre, tantôt au contraire sur le luxe reconfiguré par l'extrême maîtrise du souverain. Les rois hellénistiques, qui héritent de ce lot de problèmes, alternent entre une symbolisation de leur naturel et une naturalisation du symbolique, dans un jeu qui jamais ne cesse ni ne se stabilise, avant que l'arrivée de Rome ne vienne détruire ce corps royal en construction permanente. Tout se passe donc comme si l'incarnation de la royauté avait été proprement inconcevable.What kind of body was the body of a Hellenistic king? To consider kings in antiquity is to necessarily reach back beyond Ernst Kantorowicz's schema and to explore the body before the concept of the “king's two bodies.” An analysis of Xenophon's Cyropaedia sheds light on this configuration, in which the problem was not so much the (unachievable) conformation of a royal über-body as the obscure point at which the natural encountered the ceremonious, the latter absolutely essential to the former in the context of a sprawling empire, but nevertheless threatening to engulf it in the luxury with which the sovereign surrounded himself. Neither transparent nor opaque, somewhere between a sign and a mask, this model was further honed by Alexander the Great. While his persona was bound up with the same alternative, the criticisms that he faced obliged Alexander to make a tactical distinction between his person and ceremonial luxury. This separation in no way implied a duality but rather depended on shifting boundaries, sometimes insisting on his naturally royal body, sometimes on the luxury reconfigured by the sovereign's extreme mastery. The Hellenistic kings inherited these questions, and alternated between a symbolization of their natural being and a naturalization of the symbolic in a constant interplay that resisted stabilization. Only the rise of Rome would bring an end to this royal body in perpetual construction, as though the incarnation of royalty itself was inconceivable.
- L'avenir des sciences sociales : Entre l'empirique et le normatif - Andrew Abbott, Hugo Bouvard, Étienne Ollion, Etienne Anheim p. 575-596
Essai
- La poste au douar : Usagers non citoyens et État colonial dans les campagnes algériennes de la fin du xixe siècle à la Seconde Guerre mondiale - Annick Lacroix p. 709-740 Pendant toute la période coloniale, les usagers algériens sont largement absents des archives de l'administration des ptt (postes, télégraphes et téléphones). Si la conquête française ne marque pas l'« entrée en communication » des populations colonisées, dont les pratiques scripturaires sont anciennes, faut-il voir dans cette absence le refus motivé d'un progrès colonisateur ? L'entre-deux-guerres marque de ce point de vue un tournant : la pression des élus locaux et l'affluence des pétitions de villageois non citoyens reconfigurent un service public jusque-là accaparé par les usagers européens. Tardivement et toujours à moindres frais, l'administration favorise alors la desserte postale de régions enclavées.Observant la situation coloniale dans ses manifestations les plus locales et les plus quotidiennes, l'article éclaire la question des écrits ordinaires et restitue l'épaisseur des usages d'un service de proximité. À condition de ne pas limiter l'étude à la présence française en Algérie et de pousser la documentation coloniale à révéler les rouages de la société algérienne et les réorganisations suscitées par la rencontre coloniale. Plaintes et pétitions disent ainsi quelque chose du rapport de populations non citoyennes, rurales et majoritairement illettrées à l'État colonial. L'utilisation inattendue de la poste et sa revendication subversive conduisent les colonisés à bricoler une identité politique qui emprunte certaines des pratiques des citoyens actifs et pousse les autorités françaises à proposer des ajustements inédits.Throughout the colonial period, Algerian users are largely absent from administrative archives relating to postal services, telegraphs, and telephones (PTT). If the French conquest did not spur colonized populations, with their ancient writing practices, to “enter into communication,” should this absence be understood as the refusal of a progress that was itself colonialist? The period between the two world wars marked a turning point: pressure from local representatives and a wave of petitions from noncitizen villagers reconfigured a public service previously monopolized by European users. Belatedly, and with as little expense as possible, the administration finally supported postal services for isolated areas.Observing the colonial situation in the most local and ordinary of its manifestations, this article sheds light on everyday writing practices and reinstates the “thickness” of a neighborhood service. Rather than limiting the study to the French presence in Algeria, this depends on pressing the colonial documentation to reveal the workings of Algerian society and the reorganizations prompted by the colonial encounter. Complaints and petitions thus illuminate the relation of noncitizen, rural, and mostly illiterate populations to the colonial state. These unexpected uses of the post and subversive demands for the service led colonized populations to piece together a political identity that borrowed certain practices from active citizens and drove the French authorities to propose unprecedented adjustments.
- La poste au douar : Usagers non citoyens et État colonial dans les campagnes algériennes de la fin du xixe siècle à la Seconde Guerre mondiale - Annick Lacroix p. 709-740
Comptes rendus
- Écritures - p. 741-836