Contenu du sommaire : Addictions : nature et culture
Revue | Psychotropes : Revue internationale des toxicomanies et des addictions |
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Numéro | vol. 18, 2012/1 |
Titre du numéro | Addictions : nature et culture |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
Éditorial
Dossier
- La topique grecque de l'âme et les addictions - Dany-Robert Dufour p. 9-16 La question de l'âme est au centre d'un des deux grands récits fondateurs de la civilisation occidentale, le Logos grec. Chez les Grecs, l'âme est tripartite. Il y a l'âme d'en bas, l'épithumia, l'âme d'en haut, le noûs, et l'âme intermédiaire, le thumos. Le pire qui pouvait arriver à un Grec de cette période était de tomber sous l'emprise de ses passions. Il fallait les maîtriser pour ne pas se laisser embarquer et se perdre. La topique grecque peut être très éclairante pour une approche actuelle de l'addiction. En effet, nous vivons dans une culture qui exalte et excite le fonctionnement pulsionnel. Le capitalisme a pris le tournant de la consommation, il fonctionne désormais par une exploitation industrielle et addictive des pulsions. Tout peut être addictif. Et il existe de moins en moins de lieux, dans notre culture, où les pulsions rencontrent des obstacles, où l'on apprend à ne plus pâtir de ses passions, où l'on s'astreint à les domestiquer, non pour les réprimer, mais pour les rendre plus productives.The Greek topic of the soul and addictions
The question of the soul is at the centre of the Greek Logos. Among Greeks, the soul is tripartite, with the lower soul, or épithumia, the upper soul, or noûs, and the intermediate soul, or thumos. The worst thing that could happen to ancient Greeks was to fall under the influence of their own passions. Passions had to be controlled. The Greek topic can be of much help to a current approach of addiction. Indeed, we live in a culture that excites impulses. Everything can be addictive. - Sur l'industrialisation contemporaine de l'hédonisme - Yves Michaud p. 17-22 L'article donne tout d'abord quelques pistes historiques sur la notion de plaisir, depuis l'hédonisme antique jusqu'à nos jours. Ce n'est qu'au dix-neuvième siècle que les progrès de la médecine rendent possible de nouvelles attitudes vis-à-vis de l'hédonisme : une éthique du bonheur commandé et contrôlé, qui se prolonge et surtout peut être recherché et produit à volonté ou presque. Aujourd'hui, l'évolution s'est poursuivie, s'est accélérée, et les moyens du plaisir se sont perfectionnés. Ce qui donne à l'hédonisme encore de nouveaux visages : l'expérience sensorielle et corporelle, la détente et le relâchement, et le bien-être.The contemporary industrialization of hedonism
The paper starts by providing historical pointers on the concept of pleasure, starting with the hedonism of antiquity and until the present day. In the nineteenth century, the progress of medicine made it possible for new attitudes to emerge in relation to hedonism, namely an ethics of mandated and controlled happiness, which may be required and produced at will, or almost. Nowadays, the evolution has continued and accelerated, and the means of pleasure have improved. Hedonism now has new faces: the sensory and bodily experiment, relaxation, and wellbeing. - L'industrialisation de l'hédonisme. Nouveaux cultes du corps : de la production de soi à la perfectibilité addictive - Isabelle Queval p. 23-43 Le XXIe siècle confirme une révolution : depuis quelques décennies, la perfectibilité du corps se concrétise par la mise en œuvre de moyens médicaux et techniques sans précédent. Ce n'est pas simplement l'espérance de vie qui s'est accrue dans les pays industrialisés, c'est aussi la capacité à vivre durablement dans un corps moins souffrant. Se forme la volonté, ou le fantasme, d'une production du corps. Médicalisation de la naissance, prévention de l'hygiène publique, pharmacologie, cosmétologie, chirurgie, culte de l'« entretien de soi » croisent des attentes collectives et individuelles, jusqu'aux frontières de l'irrationnel ou de l'eugénisme – obtenir un corps ou un enfant « parfait » –, de l'addiction – à l'effort physique, à la chirurgie esthétique, aux substances dopantes – et jusqu'aux questionnements éthiques portant sur le contrôle. Le corps est donc l'objet d'une instrumentalisation ambivalente. Certes, il est un « corps pour jouir », la beauté, la jeunesse, la santé elle-même sont les gages d'un nouveau narcissisme et d'une intégration sociale supposée. Mais le « désir de bien faire » anime aussi cette dynamique, quand le médecin devient le nouveau moraliste, celui qui dit la vie bonne, quand la vacuité des idéaux pour le citoyen des sociétés démocratiques avancées laisse place à une rationalité instrumentale qui peut devenir destructive, privilégiant les moyens sur la fin. Ainsi, la perfectibilité devient-elle une obsession, une addiction qui se mêle à d'autres. Ainsi, le plaisir recherché dépend-il de temporalités croisées, celle de l'immédiateté et celle d'une projection incessamment travaillée vers le futur.The industrialization of hedonism. New worshipping of the body: from production of oneself to addictive perfectibilityThe 21st century confirms a revolution: for a few decades, the perfectibility of the body has been concretized by unprecedented medical and technical progress. Life expectancy has increased in the industrialized countries and we now live older in a less suffering body. As a result, the will of a production of the body has formed with the medicalisation of birth public health prevention, pharmacology, beauty care, surgery and the obsession with the “maintenance of oneself”. The body is the object of an ambivalent instrumentation. Admittedly, it is a “body for enjoyment”. But the “desire to do well” also moves this dynamics, when the doctor becomes the new moralist, who says what the good life is. Thus, perfectibility becomes an obsession, an addiction which mingles with others. Thus, the required pleasure depends on the immediacy and a ceaseless projection towards the future.
- Liberté individuelle et solidarités - Robert Castel p. 45-53 L'indépendance et la liberté de l'individu existent parce qu'il est pris dans un système de protections collectives. Or cette forme d'équilibre a été profondément remise en question par la « crise » au début des années 1970. La mondialisation, la montée en puissance du « néo-libéralisme » ont imposé que les solidarités collectives soient désormais perçues comme des obstacles qui s'opposent au libre déploiement du marché et à la compétitivité des entreprises. Cette « grande transformation » (Karl Polanyi) a pour conséquence l'expansion de la précarité, la dynamique de fragmentation et de dissociation sociale. Dans ce climat, les toxicomanes sont parmi les populations les plus fragiles, les plus menacées d'exclusion dans nos sociétés.Individual Freedom and solidarities
Individual independence and freedom exist thanks to a system of collective protection. However, the balance was upset by the “crisis” of the early 70's. With globalization and the rise of “neoliberalism”, the protective solidarity system is now viewed as an obstacle to the deployment of the free market and the competitiveness of firms. This “Great Transformation” (Karl Polanyi) entails more precariousness and social fragmentation and dissociation. In such an environment, drug dependent people are among the most fragile and the most at risk of exclusion in our societies. - L'humeur comme médiateur : Mood as a mediator - Jean-Pol Tassin p. 55-63 C'est à partir des années 1960, lorsque la pharmacologie et la neurobiologie ont montré qu'elles pouvaient intervenir de façon efficace sur certaines maladies mentales ou neurologiques, qu'une sorte de guerre s'est déclarée entre les « bio » et les « psy ». Depuis cette période, les connaissances ont considérablement progressé de part et d'autre mais les avancées n'ont pas été suffisantes pour empêcher les controverses d'être toujours présentes. Nous proposons que l'humeur, un paramètre que les « psy » connaissent bien et que les « bio » commencent à connaître, serve de médiateur entre les deux écoles. Pour certains neurobiologistes, l'humeur serait l'expression des interactions entre les trois principaux ensembles de neuromodulation du système nerveux central, la dopamine, la noradrénaline et la sérotonine. Nous avons montré que les systèmes noradrénergiques et sérotoninergiques se contrôlent mutuellement et que la prise répétée de drogues – psychostimulants, opiacés, alcool ou tabac – entraîne un découplage de ces deux systèmes. La conséquence de ce découplage serait une perturbation de la régulation de l'humeur en situation de sevrage, la prise de produit devenant la solution la plus simple pour rétablir un équilibre. Ces monoamines ne sont cependant pas que les substrats biologiques de l'humeur, l'activité de leurs neurones dépend aussi de l'environnement et d'éléments inconscients qui rassemblent et représentent l'histoire de l'individu.In the sixties, when pharmacology and neurobiology showed that they could have some therapeutic impact on neurological or mental diseases, a kind of war was declared between the bio's and the psy's. Although important improvements occurred in psychological as well as in scientific knowledge, controversies stay still vivid. We propose here that mood, a psychological parameter well known to the psy's and that the bio's increasingly take into account, serve as a mediator between the two schools of thought. For many years, some neuroscientists have considered that mood is the expression of the interactions between the three main groups of neuromodulators in the central nervous system, i.e. dopamine, noradrenaline and serotonin. We have shown that noradrenergic and serotonergic neurons exert mutual control on each other and that repeated consumption of drugs of abuse – psychostimulants, opiates, alcohol or tobacco – induces an uncoupling of these two neuronal entities. One consequence of this uncoupling would be a mood deregulation during withdrawal, relapse being the easiest way to restore a tolerable state. Finally, it should be emphasized that monoamines are not only biological substrates of mood; their neuronal activities are dependent upon the environment and subconscious stimuli which gather and re-present the individual history.
- Les addictions, la science et les approches de sens : (Pour un dialogue avec J.-P. Tassin) - Marc Valleur p. 65-75 Autour des questions d'addiction se cristallisent des difficultés épistémologiques considérables – notamment en ce qui concerne le statut des addictions sans drogue. L'opposition du « bio » et du « psycho », des sciences de la vie aux sciences humaines et sociales, est omniprésente dans ce champ, de façon peut-être plus visible que dans celui de la psychiatrie, qui est traversé de ces divisions depuis sa naissance. L'appel fréquent à des approches intégrées, bio-psycho-sociales, comme l'adhésion générale à un refus du dualisme cartésien du corps et de l'âme, ne doit pas faire sous-estimer les difficultés de l'entreprise : il ne s'agit pas seulement de décider si les addictions sont ou non de « vraies » maladies, attestées en tant que telles par la mise en évidence d'un « facteur X » biologique. À l'incertitude du statut de l'objet addiction s'ajoute en effet le choix du regard, de l'abord de cet objet : les approches scientifiques et les approches « de sens », toutes légitimes, ne sont pas « commensurables », les critères des unes ne pouvant ni valider ni invalider les autres. « Bricolant » des modèles improbables mêlant les deux mondes, le clinicien se trouve, de fait, dans une situation de dualisme méthodologique – et non ontologique – qu'il vaut mieux assumer qu'ignorer.Significant epistemological difficulties do crystallize around addiction issues - especially when it concerns the status of addictions without drugs. The opposition between biological sciences and social and human sciences like psychology and psychiatry is omnipresent in this field. The frequent use of integrated approaches, as well as the general rejection of the Cartesian dualism between the body and the mind, should not lead to an underestimation of these difficulties: it is not only a question of deciding if addictions are or not "true" diseases, attested as such by the presence of a biological "X factor". The scientific approaches and those who make "sense" are all justifiable but not "commensurable", the criteria of the ones not being able neither to validate nor to invalidate the others. By "arranging" improbable models mixing the two worlds, clinicians are, in fact, in a methodological - but not ontological - situation of dualism, which is better to assume than to be unaware of.
- Les études sur l'efficacité de la psychothérapie ou comment la science répond à une question intime - Louise Ph.D. Nadeau p. 77-88 L'article s'intéresse aux travaux sur l'efficacité des traitements pour les problèmes de santé mentale. Ces études évaluatives se sont inscrites dans un climat de controverse en raison de théories et modèles contradictoires pour expliquer la personnalité et les troubles mentaux. La thérapie est efficace et aucune technique qui a fait l'objet d'une évaluation systématique n'est supérieure à une autre. Ces résultats prennent en compte les caractéristiques des clients à leur arrivée en traitement ainsi que l'expertise du clinicien et sa capacité à établir une alliance thérapeutique avec son client, quelles que soient sa technique et son approche théorique. De plus, les préjugés du clinicien affectent également son interaction avec le patient. Lorsque l'alliance thérapeutique et la qualité de la relation avec les clients restent au premier plan, le dialogue avec les soignants de différentes obédiences théoriques reste ouvert et fructueux.Studies on the effectiveness of the psychotherapy or how science answers an intimate question
This paper deals with studies on treatment effectiveness for mental health problems. These evaluative studies were conducted in a climate of controversy because of contradictory theories and models explaining personality and mental disorders. Therapy is effective and no technique that has been systematically evaluated is superior to another. These results take into account the characteristics of clients upon admission as well as the clinician's expertise and their capacity to establish a therapeutic alliance with their client, whatever the theoretical model and techniques used. In addition, prejudice also affects the interaction between the client and the clinician. If the therapeutic alliance and the quality of the relationship remain at the forefront of the therapeutic relationship, the dialogue between clinicians of different theoretical orientations remains open and constructive. - Pratique psychanalytique et addictions - Jean-Louis Pedinielli, Agnès Bonnet p. 89-102 L'opposition entre psychanalyse et dispositif de soin des addictions, même si elle repose sur la différence des objets et des épistémès, n'est pas radicale. La psychanalyse en tant que théorie, méthode et pratique est compatible avec les dispositifs de soins. Elle construit un objet théorique – l'Addiction – en s'interrogeant sur la position du sujet qui en est victime et sur sa jouissance. Elle propose une méthode d'écoute qui s'intéresse aux discours des patients compris, non comme des recueils de faits, mais bien comme une construction individuelle, subjective, de l'addiction et une expression de dimensions psychiques qui dépassent le discours banal sur le comportement et ses effets pour s'intéresser au désir. Elle développe une pratique qui repose sur le transfert et pose différemment la question de la guérison, du soin, de la dépendance. La psychanalyse joue aussi un rôle dans la discussion et l'analyse des conceptions sociétales, psychologiques, médicales des addictions. Et, avec les équipes, elle participe, en soutenant les questions autour du discours, de la subjectivité, du transfert et de l'éthique, à la réflexion sur les choix et conduites thérapeutiques.Psychonanalytic practice and addictions
Although it rests specific theories, scientific objects and ‘episteme', the opposition between psychoanalysis and addiction care services is not strict. As a theory, a method and a practice, psychoanalysis is largely consistent with addiction care services. Psychoanalysis constructs a theoretical object, ‘The Addiction', from an interrogation about the position of the addicted subject (unconscious subject) and about his or her enjoyment. Psychoanalysis offers a method which deals with patients' speeches regarded as subjective individual constructions and not as descriptions of facts. Psychoanalysis emphasizes that speech can lead to the question of the subject's desire. Psychoanalysis is also a practice of transference and, consequently, it develops a peculiar conception of healing, care and dependence. Psychoanalysis may also be regarded as a scientific discourse which analyses medical, psychological and sociological conceptions of addiction. As members of medical teams, psychoanalysts manifest positions about subjectivity, transference and ethics in therapeutic choices and care issues.
- La topique grecque de l'âme et les addictions - Dany-Robert Dufour p. 9-16
Varia
- Addiction, pharmakon et néoténie - Marc Levivier p. 103-116 Deux œuvres philosophiques complémentaires, portent l'une sur la dépendance originelle de l'homme, la néoténie, et l'autre sur les objets techniques y suppléant. Il est proposé de les traiter comme deux abords distincts et complémentaires des rapports entre l'homme et le pharmakon, esquissant ainsi des éléments d'une philosophie de l'addiction.Addiction, pharmakon and neoteny
This paper presents the work of two philosophers, one about the constitutive dependency of man, in other words neoteny, and the other about the relationship between man and technical objects. It suggests to regard them as the dual analysis of relationships between man and pharmakon, thus introducing a philosophy of addiction.
- Addiction, pharmakon et néoténie - Marc Levivier p. 103-116