Contenu du sommaire : L'État outre-mer
Revue | Politix |
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Numéro | vol. 29, no 116, 2016 |
Titre du numéro | L'État outre-mer |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
- Éditorial - p. 3-5
Dossier : L'État outre-mer
- Trajectoires post-coloniales de l'assimilation - Stéphanie Guyon p. 9-28 Cet article s'intéresse à la singularité de l'appareil d'État dans les Outre-mer. Il appréhende la manière dont se sont historiquement construites et consolidées des formes singulières d'intervention étatique et de domination bureaucratique dans ces territoires. Tout en dressant un état de la littérature, il plaide pour une analyse du legs colonial attentive à la diversité des processus de décolonisation et à la complexité de leurs chronologies dans les Outre-mer. Loin de naturaliser « la spécificité » de l'État ultramarin, il envisage différents types de mobilisations qui construisent cette exceptionnalité et les processus de politisation ou de dépolitisation dans lesquelles elles s'inscrivent. En s'adossant à la sociologie du guichet, il aborde enfin l'adaptation en pratique de l'action publique dans la rencontre administrative ultramarine.In this article, the authors seek to address the singular forms of the State in the French overseas territories. It explores the original historical construction and strengthening of both State interventions and bureaucratic domination in these territories. While drawing up an overview of the existing scholarship, the authors seek to look at the colonial legacies while paying attention to both the variety of the decolonization processes and their complex temporalities in the overseas territories. Instead of naturalizing the so-called “specificity” of political interventions and the State in these territories, they look at the various forms of mobilizations that contribute to frame them as “singular” or “exceptional”. The authors also argue that the evolution of such framing is closely related to processes of politicization and depoliticization. Finally, building on the street-level bureaucracy scholarship, they look at the practical dimensions of state action and administrative encounters.
- Citoyens en principe, indigènes en pratique ? L'obligation scolaire et ses dilemmes à Tahiti sous la IIIe République - Marie Salaün p. 29-52 Les Établissements français de l'Océanie sont un cas empiriquement intéressant pour comprendre l'action de l'État français dans ses possessions ultramarines. En vertu d'un régime très particulier qui a vu la moitié des autochtones devenir des citoyens français quand les autres restaient des « sujets indigènes », cette possession lointaine échappe au traditionnel clivage citoyens versus sujets. Si la question de l'exercice effectif des droits politiques a déjà été partiellement analysée, ce n'est pas le cas d'un autre vecteur de la citoyenneté : l'école. Alors que les intérêts de la « mission civilisatrice », et en particulier l'impératif de francisation linguistique de ces nouveaux citoyens français, commandaient l'extension de l'obligation scolaire à Tahiti, elle ne sera adoptée localement qu'en 1897, au terme de deux décennies de débats qui éclairent d'un jour nouveau une tension impériale fondamentale entre la nécessité de considérer comme « égaux » ceux qui étaient, et devaient dans une certaine mesure rester, « différents ». Cet article propose de relire cette tension à l'aune des résistances à la loi métropolitaine, aussi bien du côté des colonisateurs que de celui des colonisés, en montrant d'un côté comment la logique racialiste, officiellement inopérante ici, ne cesse de refaire surface dans le texte public, et de l'autre comment le texte caché des Polynésiens ne cesse de compromettre, en pratique, l'application de la loi.The French Establishments in Oceania are an interesting empirical case to understand the French State's action in its overseas possessions. Under the terms of a very singular legal system which made half of the natives French citizens while the others remained “native subjects”, this remote possession falls outside the traditional divide between citizens and subjects. While the effectivity of political rights has already been partially analyzed, another important vehicle of citizenship has not been studied, namely, education. Whereas the interests of the “civilizing mission”, and in particular the linguistic requirement of francization, ordered the extension of compulsory education in Tahiti, it was not implemented locally before 1897, after two decades of debates that shed a new light on a fundamental imperial tension between the need to consider as “equal” those who were, and should to a certain extent remain, “different”. This article aims to review this tension in the light of the resistance to the Metropolitan law, both on the part of the colonizers and of the colonized, by showing on the one hand how the racialist logic, officially ineffective in this case, kept resurfacing in public and official writings, and on the other hand, how the Polynesians' hidden transcript, challenged, in practice, the enforcement of the law.
- Le préfet face aux enseignants autonomistes en Guyane de 1946 au tournant des années 1960 : Une inédite rencontre administrative en contexte post-colonial - Edenz Maurice p. 53-79 À la suite de la départementalisation des vieilles colonies française en 1946, le préfet devient le chef des services de l'État de ces territoires. En Guyane, si dans un premier temps les populations se félicitent de cette inédite rencontre administrative, cette dernière ne s'en trouve pas moins, dans un second temps, bouleversée très rapidement. À partir du milieu des années 1950, la vie politique s'articule en effet entre une gauche locale créole et autonomiste et une droite départementaliste affiliée aux partis hexagonaux et taxée d'être sous la coupe du préfet. Les enseignants engagés dans les mouvements de cette gauche locale sont les principaux acteurs de cette inédite bipolarisation de la vie politique qui se traduit par de violents conflits. Prenant la mesure de ce phénomène à partir de rapports du préfet, le Gouvernement promulgue le 15 octobre 1960 une ordonnance qui prévoit sur proposition de ce même préfet le rappel d'office dans l'Hexagone des fonctionnaires perçus comme de virulents propagandistes d'idées subversives, au premier rang desquels se placent les enseignants autonomistes. Cet article montre comment en moins de vingt ans, l'opposition entre le préfet et les enseignants autonomistes donne à voir un nouvel espace politique dans l'ensemble national. Celui-ci se caractérise par une recomposition politique au cours de laquelle les enseignants créoles guyanais deviennent une élite dirigeante de leur département à la fois opposée et alliée à un préfet d'Outre-mer exerçant des pouvoirs exorbitants au nom de la crainte d'un séparatisme.As a result of the departmentalization of the French old colonies in 1946, the prefect became the head of the State services of these territories. In French Guiana, although the population initially welcomed this unprecedented administrative encounter, the latter was in a very short time disrupted. From the mid-1950s onwards, political life was articulated between a local Creole and autonomist left-wing party and a departmental right-wing party affiliated to the Mainland and taxed to be under the prefect's control. Teachers engaged in movements of this local left-wing party were the main actors in this unprecedented bipolarization of political life which resulted in violent conflicts. After assessing the phenomenon on the basis of reports from the prefect, the Government promulgated a Law order on October 15, 1960 – following the recommendation of the same prefect. This Law order established the automatic recall to the Mainland of civil servants perceived as virulent propagandists of subversive ideas. Most of them were autonomist teachers. This article shows how, in less than twenty years, the opposition between the prefect and the autonomist teachers shed light on a new political space in France. This new political space was characterized by an intense political change during which French Guianese Creole teachers became a leading elite of their department, both opposed and allied to the prefect of the overseas department who had excessive powers in virtue of the perceived threat of separatism.
- Un traitement spécifique des migrations d'outre-mer : le BUMIDOM (1963-1982) et ses ambiguïtés - Sylvain Pattieu p. 81-113 Le BUMIDOM, créé en 1963 par le gouvernement français, est une société d'État dont l'objectif est d'encadrer et d'organiser les migrations venues des DOM, afin d'y désamorcer la crise sociale latente. Son existence et sa politique témoignent de la persistance d'un traitement spécifique par les pouvoirs publics, au-delà de l'ère coloniale, des DOM et de leurs populations. Une telle persistance pose la question d'une ligne de couleur à la française, moins rigide et moins aisément appréhendable que dans les sociétés caractérisées par une ségrégation institutionnalisée. Elle ne s'appuie pas sur un racisme biologique, mais sur des pratiques justifiées par une origine géographique et culturelle. Les migrants venus des DOM par le BUMIDOM sont considérés par la société d'État comme des citoyens. Ils sont pourtant l'objet d'un encadrement paraétatique et associatif particulier, de pratiques et de préjugés qui participent d'une racialisation diffuse, davantage culturaliste que coloriste, l'une n'excluant pas l'autre. Les migrations organisées par le BUMIDOM participent des relations profondément inégales entre la métropole et les DOM. De ce fait, le BUMIDOM, malgré son caractère finalement peu coercitif, reste dans les mémoires comme une institution faible et mal aimée. Les acteurs du BUMIDOM ont certes envisagé les migrants domiens comme des citoyens à part entière, mais non seulement leurs actions ont été contraintes du fait de la position dominée des populations qu'ils prétendaient encadrer, mais, de surcroît, les politiques qu'ils ont menées ont contribué, par certains aspects, à les y maintenir, ainsi que les DOM.The BUMIDOM is a French state agency created by the government in 1963 in order to control and organize migrations from the overseas departments (Martinique, Guadeloupe, French Guiana, Reunion) and thus neutralize the latent social crisis. The mere existence of such an agency as well as the policy it implemented reveal the continued existence of specific treatments of the overseas departments and their population, even after the colonial period. Such persistence constitutes a starting point to study and analyze a French colorline that may be less rigid and apprehendable than those that exist in states with institutionalized segregation. Although it does not rely on a biological type of racism, it is still based upon practices justified by the geographic and cultural backgrounds of the migrants. Migrants coming from overseas departments are viewed as citizens by the BUMIDOM. They are still subjected to a specific public and associational supervision. The study also shows that some of the practices by BUMIDOM agents and the general prejudice against people from the overseas departments contributed to forms of racialization that are more culturalist than colorist (but it's worth noting these two forms are not mutually exclusive). The organized migrations implemented by the BUMIDOM reveal deeply unequal relations between the mainland and the overseas departments. That is why despite the non-coercive nature of its action, the BUMIDOM is remembered as a weak institution and generally despised by the population. The agents of the BUMIDOM probably considered the migrants from the overseas territories as full citizens; however, not only were their actions constrained by the domination to which their “clients” were subjected, but the policy they implemented contributed, to a certain extent, to the persistence of their domination.
- Françaises et Français de Mayotte. Un rapport inquiet à la nationalité - Myriam Hachimi Alaoui p. 115-138 En avril 2011, Mayotte est devenue le 101e département français. Dans cette île française de l'archipel des Comores, deux statuts civils coexistent : l'un de droit local qui s'inspire du droit musulman et des coutumes malgaches et africaines, l'autre de droit commun relevant du Code civil. Le processus de départementalisation a conduit à une redéfinition des cadres juridiques pour l'inclusion dans la nationalité française. C'est dans cette perspective qu'ont été lancées dans les années 2000, les réformes de l'état civil et celles du statut de droit local. Cet article s'intéresse à leur mise en œuvre et aux débats qui les ont accompagnées en les inscrivant dans une perspective historique. Plus précisément, à partir d'une enquête ethnographique on montrera que les Mahoraises et les Mahorais ont peiné à s'approprier ces changements peu débattus en dehors du cercle restreint des élites locales et des élus nationaux. Ce manque de concertation alimente chez beaucoup un rapport inquiet à la nationalité française s'exprimant parfois par un ressentiment à l'égard des Comoriens, que ceux-ci soient français ou étrangers.In April 2011, Mayotte became the 101st French department. On this French island in the Comoros archipelago two civil statuses coexist: one is local under Islamic law and Malagasy and African customs; the other is the common law according to the French Civil Code. The process of departmentalization led to a redefinition of the legal framework to include Mayotte citizens within the French nationality. To that end, reforms of the civil status and local law were launched in 2000. This article looks at their implementation and the debates that accompanied them from a historical point of view. More specifically, based on the ethnographic study conducted by the author, it has become apparent that Mayotte citizens have struggled to adapt to these changes that had not been extensively discussed outside the circle of local elites and national elected officials. This lack of consultation has fueled a worried relation to French nationality for a number of people in Mayotte that has sometimes been expressed through resentment towards the Comorians, whether they are French nationals or foreigners.
- L'État outre-mer : La construction sociale et institutionnelle d'une spécificité ultramarine - Willy Beauvallet, Audrey Célestine, Aurélie Roger p. 139-161 La « spécificité » de l'Outre-mer est sans doute l'une des convictions les mieux partagées par les différents acteurs impliqués dans l'action publique à destination des régions concernées, à tel point que, invoquée sur les sujets les plus divers, elle est devenue l'approche essentielle par laquelle ils s'en saisissent. Pourtant, la catégorie « outre-mer », loin de constituer une réalité objective, est le résultat d'une construction historique et sociale issue de mobilisations plurielles. Dans cet article, notre objectif est tout d'abord de montrer la construction institutionnelle de cette catégorie d'action publique en lien avec un espace social élitaire que nous désignons comme « l'État outre-mer » et qui a vu tant son autonomie que sa capacité à porter les intérêts des régions d'Outre-mer se renforcer au fil des années. Il s'agit en outre de montrer qu'au-delà de l'accord général sur la spécificité et l'exceptionnalité des outre-mer, les contours et le contenu de l'action publique les concernant restent l'objet de luttes de définition et de classement.The “specificity” of the French overseas territories is both a common wisdom and a shared belief among the various actors involved in politics and the public policies displayed in these regions. However, the term “overseas” does not designate an objective category. It is the result of a historical and social construction stemming from a variety of social and political mobilizations. In the article, the authors aim to show the institutional construction of a public policy category and its relations to an elite social space they label “the State overseas”. They argue that such a category has grown more autonomous in recent years and that its capacity to defend and represent the interests of the French overseas territories has subsequently strengthened. Furthermore, while there is a general agreement regarding their specificity and exceptionality, the authors argue that both the frontiers and the content of public policies in these regions are still the results of classification and definition struggles.
- Des marches pour un logement : Demandeuses bushinenguées et administrations bakaa (Saint-Laurent-du-Maroni, Guyane) - Clémence Léobal p. 163-192 Si les modes de gouvernement de l'État français s'appuient sur des catégorisations des habitants, ces derniers ne sont pas passifs face aux institutions. Cette enquête au guichet a été réalisée non pas aux côtés d'agents institutionnels, mais de demandeuses de logement saint-laurentaises, définies ethniquement comme bushinenguées. Elles associent l'État à une blancheur postcoloniale qualifiée de « bakaa », bien qu'il soit incarné par des agent.e.s d'origines diverses. La socialisation institutionnelle de ces demandeuses combine la revendication d'un droit au logement avec l'idée que l'État « donne » ces logements, en contrepartie de l'action de « marcher », c'est-à-dire d'effectuer personnellement et physiquement des démarches actives et répétées. Cette « marche » vers le logement va à l'encontre des stéréotypes de classe, de race et de genre sur la passivité de ces personnes. Lors de leurs interactions avec les agents, ces femmes se conforment d'un côté aux attendus bureaucratiques bakaa, mais en subvertissent de l'autre certains codes. Elles négocient des arrangements institutionnels, loin des idéaux bureaucratiques.While the governmentality of the French State relies on categorizing its inhabitants, they are not passive towards the institutions. This paper presents an ethnographic account of Maroon women's encounters with the bureaucracy of the French state in Saint Laurent du Maroni, French Guiana. My fieldwork was not conducted alongside officers, but with women looking for social housing in Saint-Laurent, ethnically defined as bushinenge. They see the French State as invested with a postcolonial whiteness called “bakaa”, even if its agents are from diverse origins. The institutional socialization of these women articulates claims to the right to public housing with the idea that the State “gives” these houses. In return, they have to “walk”, i.e. physically go for active and repeated administrative procedures. “Walking” for a house questions stereotypes about Maroon women's passivity based on race, class and gender domination. During their personal interactions with officers, these women both follow bakaa bureaucratic injunctions, and subvert some of the institutional codes. They negotiate bureaucratic arrangements, far removed from the bureaucratic ideals.
- Trajectoires post-coloniales de l'assimilation - Stéphanie Guyon p. 9-28
Varia
- Les conditions préalables au « tournant néo-libéral » : Le cas de la protection maladie aux États-Unis - Ulrike Lepont p. 193-220 À partir du cas des politiques américaines de protection maladie, cet article propose un renouvellement de la compréhension du « tournant néo-libéral » des années 1970 en mettant au jour une dimension rarement prise en compte : celle des transformations intervenues dans les espaces de production des idées et des savoirs (espaces académique et d'expertise) au cours des années 1950 et 1960, soit bien en amont des crises économiques et budgétaires pourtant généralement considérées comme déclencheurs du changement de paradigme. Il invite ainsi à relativiser l'impact du contexte économique (le cadrage en termes de « crise » pouvant alors être lu comme l'indice d'une présence déjà forte des acteurs de l'expertise qui se proposeront d'y remédier) et souligne l'intérêt qu'il y a à introduire de manière plus systématique des éléments de sociologie des connaissances dans l'analyse des politiques publiques et de leurs transformations.From an analysis of the American health care policies, this article proposes a renewal of our understanding of the “neo-liberal turning point” of the 1970s. It highlights a dimension that is usually ignored in the classical studies of this period: the transformations that occurred in the 1950s and 1960s in the social spaces where ideas and knowledge are produced (mainly the academic space and the space of expertise). Thus it invites us to relativize the impact of the economic and budgetary context of the 1970s, which is generally considered as the trigger of the paradigmatic change. On the other hand, it underlines the interest of introducing some elements of the sociology of knowledge into the analysis of policy change.
- Les conditions préalables au « tournant néo-libéral » : Le cas de la protection maladie aux États-Unis - Ulrike Lepont p. 193-220
Notes de lecture
- Barrault (Lorenzo), Gouverner par accommodements. Stratégies autour de la carte scolaire, préface de Daniel Gaxie, Paris, Dalloz, coll. « Nouvelle bibliothèque de thèses – science politique », vol. 22, 2013, 713 pages. - Nicolas Azam, Juliette Fontaine p. 221-225
- Weidenfeld (Katia), L'impunité fiscale. Quand l'État brade sa souveraineté, Paris, La Découverte, « L'horizon des possibles », 2015, 176 pages. - Jonathan Miaz p. 226-229
- Beinin (Joel), Workers and Thieves: Labor Movements and Popular Uprisings in Tunisia and Egypt, Stanford, Stanford University Press, 2016, 140 pages. - Youssef El Chazli p. 230-232
- Hecht (Gabrielle), Uranium africain, une histoire globale, Paris, Le Seuil, coll. « L'Univers Historique », 2016, 416 p. - Romain Tiquet p. 233-236