Contenu du sommaire : L?emprise du journalisme
Revue | Actes de la recherche en sciences sociales |
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Numéro | vol. 101, no. 1, 1994 |
Titre du numéro | L?emprise du journalisme |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
- L'emprise du journalisme - Pierre Bourdieu p. 3-9
- La loi des grands nombres - Patrick Champagne p. 10-22 La loi des grands nombres Mesure de l'audience et représentation politique du public La banalisation de la pratique du sondage politique explique en grande partie le fait que l'on ne s'étonne plus guère aujourd'hui de ces enquêtes qui tendent pourtant à modifier profondément la logique d'un système politique qu'elles prétendent seulement améliorer. La manipulation majeure n'est pas là où on l'attend habituellement mais réside dans le simple fait de choisir d'interroger un groupe d'individus pour savoir, et faire savoir, ce qu'ils pensent. On peut saisir, presque à l'état pur, les effets proprement politiques qui sont exercés par les sondages d'opinion en prenant le cas des sondages d'audience des grands médias audiovisuels. L'histoire des dispositifs successifs qui furent mis en place à la télévision permet de voir que la simple mesure de l'audience engage en fait une véritable représentation politique du public. On peut le voir dans le sourd conflit de légitimité qui commence à se développer au sein même de la télévision entre les producteurs d'émissions « culturelles » dites « de qualité » (ceux qui « enrichissent spirituellement » le téléspectateur) et ceux qui produisent des émissions de jeux (ceux qui le « divertissent ») et mobilisent des foules de plus en plus nombreuses. Les discussions techniques sur la validité des sondages, en focalisant l'attention sur la performance des instruments de mesure (ici l'Audimat, là le sondage d'opinion publique), tendent à faire écran et empêchent de voir que ce que l'on impose en réalité, c'est un nouveau principe de légitimité universel fondé sur l'audience, sur l'approbation populaire, sur l'applaudimètre.The Law of Numbers Measurement of Audience and Political Representation of the Public The ever-growing use of political opinion polls is the main reason why little surprise is now expressed at these surveys which nonetheless tend to modify radically the logic of a political system which they claim only to improve. The principal manipulation is not where it is generally expected but rather in the simple fact of choosing to question a group of individuals in order to learn, and make known, what they think. The specifically political effects exerted by opinion polls can be grasped, almost in the pure state, if one takes the case of the audience surveys of the broadcasting media. The history of the successive devices used in the case of television shows that simple measurement of the audience in fact implies nothing less than a political representation of the public. This can be seen in the covert war of legitimacy which is beginning to develop within television itself, between the producers of «cultural» programmes, described as «quality» programmes (those which « spiritually enrich » the viewer) and the producers of game shows (programmes that «entertain» the viewer), attracting ever larger audiences. Technical discussions about the validity of surveys, by focusing attention on the accuracy of the measuring instruments (audiometer or controlled sample), tend to act as a screen, masking the fact that what is really being imposed is a universal principle of legitimacy based on audience, popular approval, the « applause meter ».
- De la doxa à l'orthodoxie politologique - Patrick Champagne p. 23-24
- Le journalisme philosophique - Louis Pinto p. 25-38 Le journalisme philosophique La philosophie, qui bénéficiait jusque récemment de tous les attributs prestigieux d'une discipline savante soumise au jugement des pairs, s'est trouvée de plus en plus exposée depuis les années 60 et 70 à une série de transformations dont l'effet le plus évident est sans doute l'apparition d'un nouveau style intellectuel qui se veut accessible à un large public. Le pôle mondain de la philosophie, s'il ne peut exister ouvertement comme tel au risque de se dénoncer, bénéficie de la multiplication d'instances, de rôles et des situations intermédiaires où coexistent les opposés. Et si le rôle des médias apparaît déterminant dans cette évolution, comme le montre une multitude d'indices (extension des sujets, ton pathétique, etc.), on ne saurait ignorer que la condition même de leur réussite réside aussi dans les caractéristiques internes du fonctionnement de la discipline. Les agents les plus liés à la conservation d'une forme de capital culturel « humaniste », prestigieuse mais menacée par la concurrence, semblent n'avoir d'autre alternative que la défense crispée de l'orthodoxie scolaire ou l'invention d'une philosophie profane tournée notamment vers des sujets d'actualité. Mais comme dans les deux cas, l'enjeu est la perpétuation des privilèges culturels d'une élite de l'esprit, il n'est pas étonnant que les alliances et les alliages tendent à se multiplier entre académisme et journalisme.Philosophical Journalism Until recent times, philosophy enjoyed all the prestigious attributes of a scholarly discipline subject to peer judgement. Since the 1960s and 1970s it has been increasingly subject to a series of transformations, the most obvious of which is undoubtedly the emergence of a new intellectual style aimed at being accessible to a wide audience. The « fashionable » pole of philosophy, though it cannot exist overtly as such without risking self-denunciation, benefits from the increasing number of intermediate forums, roles and situations where the opposites coexist. And while the role of the media appears to be decisive in this evolution, as is shown by a host of indices (extension of the subjects, pathetic tone, etc.), it cannot be ignored that the very condition of their success also lies in the internal characteristics of the functioning of the discipline. The agents most linked to the conservation of a « humanist » form of cultural capital, prestigious but threatened by competition, seem to have no alternative but the rigid defence of academic orthodoxy or the invention of a profane philosophy directed especially towards topics of current affairs. But since in both cases what is at stake is the perpetuation of the cultural privileges of an intellectual elite, not surprisingly there is a growing number of alliances between academicism and journalism.
- Libé vingt ans après - Pierre Bourdieu p. 39
- L'information médicale sous contrainte - Patrick Champagne , Dominique Marchetti p. 40-62 L'information médicale sous contrainte A propos du « scandale du sang contaminé » La dramatique contamination des hémophiles par le virus du sida a été, en France, à l'origine d'un « scandale » qui, au-delà des faits en cause, est révélateur, par son ampleur, de transformations beaucoup plus générales au centre desquelles se trouve le champ journalistique. En effet, cette affaire doit beaucoup au développement d'un journalisme médical, relativement autonome et concurrentiel, qui n'est pas sans lien avec de nouvelles attentes suscitées par une médicalisation croissante et l'apparition corrélative d'attitudes critiques à l'égard des médecins. Cette affaire met également en évidence l'opposition qui existe dans le champ journalistique entre deux principes de légitimité opposés, l'un interne, qui est symbolisé par Le Monde, et l'autre externe, qui est incarné par le présentateur de journal télévisé. Elle montre aussi le poids croissant, dans la production de l'information dominante, de la télévision.Media treatment The dramatic contamination of haemophiliacs with the AIDS virus has led in France to a «scandal» which, beyond the facts of the case, reveals, by its scale, some much more general transformations, at the centre of which lies the journalistic field. The affair in fact owes much to the development of a relatively autonomous and competitive medical journalism, which is not unconnected with new expectations aroused by growing medicalization and the associated emergence of critical attitudes towards doctors. The affair also brings to light the opposition within the journalistic field between two opposing principles of legitimacy, one internai, symbolised by Le Monde, and the other external, represented by the television news presenter. It also shows the growing weight of television within the production of the dominant information.
- La nouvelle presse juridique et les métiers du droit - Michael J. Powell p. 63-76 La nouvelle presse juridique et les métiers du droit Cet article relate l'apparition, à la fin des années soixante-dix, de trois nouveaux périodiques juridiques, et étudie leur influence sur le journalisme juridique, sur le droit, et sur l'exercice de la profession d'avocat. En ouvrant leurs colonnes à des sujets beaucoup plus variés que ne l'avait fait jusqu'alors la presse spécialisée traditionnelle, et en adoptant un ton plus offensif et plus irrévérencieux, ils ont bouleversé la notion même de journalisme juridique, et inauguré une ère nouvelle dans le droit. En bousculant les habitudes de secret et les réticences de l'ancienne élite Wasp du barreau, la nouvelle presse juridique s'est fait le porte-parole d'une forme de professionnalisme plus commerciale, nécessaire au moment où le marché est devenu beaucoup plus compétitif. Cette nouvelle presse juridique a pris son essor à une période de changement des professions juridiques aux États-Unis, marquée par la rationalisation de la production et le développement, au sein du barreau, d'une communauté d'intérêts à l'échelle nationale.The New Legal Press and the Redefinition of the Legal Professions This article describes the emergence in the late 1970s of three new American law journals and studies their influence on legal journalism, the law and the legal profession. By giving space to a much wider range of subjects than had previously been the case in the tradi-tional specialized press, and by adopting a more aggressive and irreverent tone, they revolutionized the whole notion of legal journalism and opened up a new era in law. In challenging the habits of secrecy and the traditional reserve of the old WASP legal elite, the new law press beeame the voice of a new, more commercial form of professionalism, which was needed at a time when the market was becoming more competitive. These new publications beeame prominent during a period of change in the legal professions in the United States, marked by the rationalization of production and the development of a sense of common interests among lawyers at national level.
- La parole est aux juges - Rémi Lenoir p. 77-84
- Le journalisme et le pouvoir local - Olivier Roubieu p. 85-87
- Le gang comme prédateur collectif - Loïc J. D. Wacquant p. 88-100
- Les gangs et la presse - Martin Sânchez-Jankowski p. 101-118 Les gangs et la presse : la production d'un mythe national Aujourd'hui comme hier, les gangs font l'objet de beaucoup d'attention de la part des médias. Et pourtant ce qui frappe le plus dans la manière dont les médias traitent ce phénomène, c'est le manque remarquable de variété. Deux facteurs expliquent cette similitude. D'un côté, il y a les enjeux professionnels et les intérêts commerciaux des divers acteurs du monde des médias, qui, en même temps que certaines contraintes techniques, déterminent la forme et le contenu des reportages sur les gangs. De l'autre côté, il y a l'influence qu'exercent les gangs eux-mêmes sur la forme et le contenu de ces reportages afin d'en tirer le meilleur profit. Les gangs et les médias ont donc instauré entre eux une relation qui permet aux uns et aux autres de maintenir leur statut dans la société. Ensemble, ils ont renforcé le mythe populaire des gangs dans la culture américaine, et lui ont donné son image. Cette image, ancrée dans les peurs individuelles et collectives a tout à la fois avivé l'intérêt du public et renforcé la place et le statut des gangs dans la culture américaine.Gangs and the Media: Constructing a Stereotype and Managing a Myth Now as in the past, gangs are receiving much attention from the media. But what is most striking in the way the media handle this problem is the remarkable lack of variety. Two factors explain this consistency. On the one hand, there are the professional stakes and commercial interests of the various actors in the world of the media, which, together with certain technical constraints, determine the form and content of reporting on gangs. On the other hand, there is the influence that gangs them-selves exert on the form and content of these reports so to derive the greatest advantage from them. Gangs and the media have thus set up a relationship which enables both to maintain their status in society. Together they have reinforced the popular myth of gangs in American culture, and given it its image. This image, rooted in in-dividual and collective fears, has both sharpened the interest of the public and strengthened the place and status of gangs in American culture.
- Les journalistes sur la place Tian'anmen - Jacques Andrieu p. 119-128 Les journalistes sur la place Tian'anmen : acteurs ou voyeurs? L'opacité de la Chine aux médias occidentaux est un phénomène ancien. On sait aujourd'hui, par exemple, que le « Grand Bond en avant » (1958) ou la « Révolution culturelle » (1966) furent des tragédies. Il est vrai que la Chine était alors fermée aux médias occidentaux. Dans le cas du mouvement étudiant de la place Tian'anmen (1989), la situation était différente puisque l'ensemble de la presse internationale était sur place. On observe pourtant, dans l'appréhension des événements, une même cécité de la part des journalistes qui ne tient pas seulement à leur absence de recul. Par ailleurs, la médiatisation des événements a fortement infléchi le cours des choses dans une direction qui ne pouvait conduire qu'à un tragique dénouement.Reporters in Tian'anmen Square : Actors or Voyeurs? The opacity of China to the western media goes back a long way. We now know, for example, that the « Great Leap Forward » (1958) or the « Cultural Revolution » (1966) were tragedies. It is true that China was then closed to the western media. In the case of the student movement of Tian'anmen Square (1989), the situation was different since the whole of the western press was present. It can be seen, however, that in the reporting of events there was the same blindness on the part of the journalists, which was not only due to their lack of distance. Indeed, the « mediatization » of the confrontation strongly inflected the course of events, in a direction that could only lead to a tragic outcome.
- Résumés - p. 129-134