Contenu du sommaire : Jouir ?
Revue | Terrain |
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Numéro | no 67, printemps 2017 |
Titre du numéro | Jouir ? |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
- Jouir ailleurs et autrement - Agnès Giard, Emmanuel Grimaud, Anne-Christine Taylor p. 4-23 Partant du statut accordé à la jouissance sexuelle dans les sociétés occidentales, cet article a pour objectif de prendre un peu de hauteur par rapport à l'« orgasmolâtrie » moderne et à sa critique. En s'intéressant aux choix opérés dans d'autres mondes culturels, faisant place aussi bien aux conceptions des Indiens d'Amazonie qu'aux dernières inventions japonaises en matière de sextoys ou aux débats suscités par le cybersexe, il envisage de nouvelles clés de lecture sur une thématique qui a déjà fait l'objet d'une abondante littérature. L'objectif est d'ouvrir des pistes de réflexion sur le statut varié accordé à l'expérience de l'orgasme : que doit-on entendre exactement par là et est-il partout envisagé sous les formes que nous lui connaissons ? Lorsqu'on choisit de le cultiver comme moment sensible du rapport entre les vivants, quels types de connexions socio-cosmologiques se trouvent alors développées ?
- « Déjouir » - Philippe Erikson p. 24-45 En Amazonie, les hommes qui ont vocation à épouser leurs sœurs respectives entretiennent souvent, au préalable, des relations singulièrement affectueuses. On les voit couramment, tendrement enlacés dans un même hamac, se caresser ostensiblement le pénis. Ces amitiés particulières ont souvent été interprétées soit comme des formes d'avance sur recette d'alliances hétérosexuelles à venir, soit comme des formes institutionnalisées d'homosexualité masculine entre cousins croisés. Cet article se propose de passer en revue et de mettre en contexte ces pratiques, pour montrer qu'en raison de leur caractère public et volontairement outrancier, il s'agit bien plutôt d'une mise en scène des ambiguïtés inhérentes aux relations d'alliance, autrement dit, d'une exaltation des affinités (s)électives.
- Un orgasme dans les vers et la gangrène ? - Chloé Maillet p. 46-71 La vie de Lydwine de Schiedam fut écrite au XVe siècle par un prédicateur franciscain et traduite et adaptée au tout début du XXe siècle par l'écrivain décadent Joris-Karl Huysmans. Elle raconte les horreurs de la vie d'une femme ayant passé plus d'une trentaine d'années alitée, accablée par de terribles maladies, telle une vivante putréfaction. Les auteurs s'accordent pourtant à décrire une vie de plaisir et de joie, sexualisée, posant ainsi la question du masochisme et de l'érotisation de la chasteté. Cet article montre les écarts de mise en scène de cette jouissance médicale : orgasmique et liée à une pénétration corporelle par l'intermédiaire d'une hostie chez Huysmans (1901), d'un érotisme doux et liquide au XVe siècle, liée à une complexe gestion de fluides corporels et alimentée par un allaitement masculin et divin.
- Étreindre les êtres du rêve - Agnès Giard p. 72-91 Il existe au Japon des jouets sexuels déguisés en matelas gonflables, en édredons et en appuis-tête, offrant aux utilisateurs la possibilité de dormir avec leur couchage. Ces objets font partie d'un vaste continuum regroupant les ersatz de corps humains – duplicatas d'organes et poupées – qui sont eux-mêmes souvent désignés à l'aide de mots comme « oreillers » ou « coussins ». Comment comprendre cette stratégie visant à confondre anatomie et literie ? Partant de l'hypothèse que la fonction « oreiller » attribuée aux sextoys a la valeur d'un propulseur de jouissance, cet article se donne pour but d'analyser la façon dont ces différents outils sont reliés, au sein d'un interstice aménagé comme un espace de liberté onirique.
- Du divan à la boîte à orgone - Andreas Mayer p. 92-109 Le psychanalyste et médecin Wilhelm Reich, reconnu comme pionnier pour ses premiers travaux thérapeutiques et sexologiques sur l'orgasme, mais finalement condamné pour sa prétendue découverte d'une nouvelle énergie vitale, « l'orgone », est l'une des figures à la fois marquantes et dérangeantes de l'histoire des recherches sur la sexualité. Selon sa fameuse doctrine, l'orgasme constitue la source vitale des individus et des sociétés entraînant la promesse d'une transformation profonde de celles-ci : c'est par la libération de la puissance orgasmique qu'adviendra la révolution sexuelle. Cet article propose une approche par l'histoire « concrète » qui permet de comprendre les dispositifs d'expérimentation et de traitement de la science reichienne.
- Jouir comme des bêtes - Don Kulick p. 110-127 L'origine évolutive de l'orgasme dans la lignée d'hominidés qui a conduit à Sapiens a donné lieu à de nombreux débats sur ses éventuels avantages adaptatifs. Cet article propose un pas de côté, en explorant d'autres branches et d'autres croisements dans l'arbre du vivant. Comment les autres espèces animales éprouvent-elle le plaisir sexuel et l'orgasme, avec un congénère ou… avec un humain ? Au terme d'un examen de diverses représentations du plaisir animal (dans la culture populaire, l'art, les ouvrages sur l'insémination artificielle, la pornographie zoophile), l'auteur suggère que ce dernier nous oblige à réfléchir à la configuration et aux limites de l'univers éthique que nous partageons avec les animaux.
- Les prospérités du fouet - Christophe Granger p. 128-147 Comment se forment et se transforment les manières de jouir ? Quand et de quelle façon la flagellation a-t-elle pris place dans l'ordre des plaisirs ? C'est tout l'objet de ce portfolio. De la naissance de la pornographie « flagellante », au foisonnement des enquêtes attachées à en dire les usages, en passant par l'inscription de la pratique au registre psychiatrique des perversions, le goût du fouet a émergé comme sexualité spécifique. La ritualisation des postures et des scénarios du jouir montre comment, portée par un ethos aristocratique qui célèbre la pureté des sensations excessives et le plaisir d'aller contre l'ordinaire disqualification de la douleur et de la cruauté, la flagellation se vit alors comme jouissance véritable.
- Jouir dans le cyberespace - Yann Minh p. 148-167 Les praticiens du cybersexe mettent leurs organes sexuels en réseau via le « cyberespace ». L'auteur ne s'interroge pas seulement sur ce phénomène nouveau : il l'expérimente à travers un dispositif de télédildonique couplé à des avatars numériques, où les corps se trouvent impliqués dans une boucle immersive grâce à des casques de réalité virtuelle. Interrogeant la place occupée par l'imaginaire dans l'expérience charnelle, les pratiques de cybersexualité obligent à repenser l'orgasme à la fois comme un mécanisme physiologique et comme un phénomène interactionnel.
- Sur qui tire le chasseur ? - Sergio Dalla Bernardina p. 168-185 Le témoignage de chasse tend à anthropomorphiser la proie. Il décrit souvent le plaisir de la poursuite et de la mise à mort du gibier dans le registre érotique voire orgiastique. L'analyse des sources iconographiques confirme le caractère récurrent des projections associant la femme et la proie, la blessure et le vagin, la ferveur canine et l'acte sexuel. En raison de leur force, de leur convergence et du contexte sensoriel de l'action de chasse, ces représentations dépassent la simple métaphore et deviennent, dans l'espace fictionnel du « jeu cynégétique », des expériences fantasmatiques particulièrement réalistes.
- Perles de hanches et fumées d'encens - Ismaël Moya p. 186-207 À Dakar, la sexualité ordinaire des couples mariés est décrite comme un combat. Elle implique d'importants préparatifs et de longs préliminaires. Les femmes ont pour tâche de susciter le désir de leur conjoint et mobilisent un véritable arsenal : draps coquins, encens provocateurs, perles de hanches aux tintements excitants, sous-vêtements érotiques… Les maris doivent être capables de répondre sans défaillir aux provocations de leur(s) épouse(s) et font parfois appel à une pharmacopée bien fournie. La jouissance des femmes, qui maîtrisent ce processus, est secondaire et le plaisir du mari se traduit par un cadeau offert à l'épouse. L'orgasme est fondamental, sans être l'horizon ultime de la relation sexuelle.
- « Quand mon doigt par mégarde… » - Jérémy Damian La danse Contact Improvisation est née aux États-Unis en 1972 d'une exploration physique sur les possibilités de mouvements qui s'ouvrent entre deux ou plusieurs partenaires dès lors que leurs masses entrent en relation par l'intermédiaire d'un point de contact roulant sur leurs corps. L'expérience du flow, du lâcher-prise, du jeu et de la sensation, de l'intimité aussi, situe les contacteurs sur un terrain propice à l'émergence du désir et de plaisirs souvent associés ou réservés à ce qu'on nomme « sexualité ». Steve Paxton, danseur et performeur à l'origine de la pratique, avait pourtant clairement posé le cadre de la pratique : le Contact Improvisation est une expérimentation physique, non un terrain de jeu chimique.Ces danses ouvrent toutefois des espaces où peut se vivre l'envie de ce que Roland Barthes nommait « une sensualité commune ». Avec ce trouble sans cesse rejoué de l'accord sur ce qu'il en est de ce qui est de l'effectivité du désir, du plaisir ou de l'excitation ressentis. C'est cette pragmatique du trouble qui comptera. Il s'agira de documenter l'apprentissage par lequel les contacteurs développent des aptitudes pour traduire en techniques du corps des questions qu'on situe généralement dans le champ de la morale.Toute danse pourrait, en ce sens, être dite enquête sur des désirs, des plaisirs et des jouissances autres. Une paraphilie, en somme.