Contenu du sommaire : Présences du passé soviétique dans la Russie contemporaine
Revue | Le Mouvement social |
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Numéro | no 260, juillet-septembre 2017 |
Titre du numéro | Présences du passé soviétique dans la Russie contemporaine |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
- Mémoires, nostalgie et usages sociaux du passé dans la Russie contemporaine - Laurent Coumel, Benjamin Guichard, Walter Sperling p. 3-15
La fabrique du récit historique
- Entre « déformateurs de mémoire historique » et défenseurs d'un passé oublié : l'édition indépendante et l'histoire dans la Russie contemporaine - Bella Ostromooukhova p. 17-33 Dans la nébuleuse des petites maisons d'édition qui se revendiquent comme « indépendantes » au sein du champ éditorial russe, nombreuses sont celles qui proposent une vision du passé alternative à l'historiographie de célébration d'un passé glorieux que défendent les prescriptions des autorités politiques. L'article étudie plusieurs de ces initiatives : celles de maisons d'édition fondées au début des années 1990 par d'anciens dissidents soviétiques, Vozvrachtchenie [Le retour] et Novyi Hronograf [Le nouveau chronographe], celle d'un projet plus récent conduit par une génération postsoviétique de défenseurs du patrimoine historique urbain, Moskva, Kotoroi Net [Moscou qui n'est plus], et celle, enfin, d'Ad Marginem, une maison d'édition qui a connu au début des années 2000 une percée commerciale grâce à des succès à scandale. Le rapport complexe que les fondateurs de ces maisons d'édition entretiennent avec leur propre passé, les contraintes matérielles ou morales et les aléas de parcours qui perturbent leur politique éditoriale de petits éditeurs, influent sur la façon de construire une historiographie qui se distingue d'une vision héroïque du passé. L'approche de l'histoire qu'ils développent est également multiple et polymorphe, fruit de constructions parfois divergentes mais également du rapport à l'histoire complexe que chacun de ces éditeurs a élaboré dans son parcours biographique.Between “Deformers of Historical Memory” and Defenders of a Forgotten Past: Independent Publishers and History in Contemporary RussiaAmong the small publishing houses that claim to be “independent” within the Russian publishing sector, many advocate a view of the past that alternates from the historiography celebrating a glorious past that is defended by official policy. This paper analyses several of these independent initiatives: two publishing houses founded in the early 1990s by former Soviet dissidents, Vozvrachtchenie [The Return] and Novyi Hronograf [The New Chronographer]; a more recent project led by a post-Soviet generation seeking to protect urban heritage, called Moskva, Kotoroi Net [The Moscow that is No Longer]; and lastly, Ad Marginem, a publishing house that enjoyed scandal-driven commercial success in the early 2000s. The complex relationship between the founders of these publishing houses and their own past, the material or ethical constraints they face, and the unforeseen events that disrupt the editorial policies of small publishers – all these factors influence the way of building a historiography that diverges from a heroic view of the past. These publishing initiatives develop a multifaceted, polymorphous approach to history, the product not only of sometimes diverging constructs, but also of the complex relationship with history that each of these publishers has created through his or her own personal background.
- Mémoires plurielles et patrimoines dissonants : l'héritage architectural soviétique dans la Russie poutinienne - Julie Deschepper p. 35-52 La valeur patrimoniale de l'héritage architectural et monumental soviétique est parfois remise en question, voire niée ; mais il arrive aussi qu'elle soit, au contraire, mise en valeur. Cet intérêt variable et ces discours multiples, exacerbés depuis le milieu des années 2000, témoignent avant tout de la diversité de mémoires de la période soviétique et de la dissonance de ce patrimoine. À partir d'études de cas à Moscou et à Ekaterinbourg, cet article met en évidence les réinvestissements pluriels du patrimoine architectural soviétique. Ainsi, le redéploiement dans l'espace urbain de traces matérielles évoquant la grandeur du passé stalinien, allant de la restauration à la reconstruction de monuments, tout autant que la destruction de bâtiments ou encore les mobilisations citoyennes en faveur du patrimoine d'avant-garde, sont analysés pour éclairer les usages politiques et sociaux du passé dans la Russie contemporaine.Plural Memories and Dissonant Legacies: Soviet Architectural Heritage in Putin's Russia
The historical value of the Soviet architectural and monumental heritage is sometimes questioned or even denied. Yet in other cases, it is actually promoted. This varying degree of interest and these multiple discourses, exacerbated since the mid-2000s, primarily illustrate the diversity of memories of the Soviet period and the dissonance of this heritage. Using case studies in Moscow and Yekaterinburg, this paper highlights plural reinvestments of the Soviet architectural heritage. Thus, the redistribution in urban areas of tangible signs of the grandeur of the Stalinist past, ranging from restoring monuments to rebuilding them, as well as the destruction of buildings or citizens' movements to preserve avant-garde heritage, are analysed in order to shed light on the political and social uses of the past in contemporary Russia. - Un champ de bataille mémoriel : la guerre civile de 1917-1921 à Samara - Iaroslav Goloubinov p. 53-70 La société russe est aujourd'hui agitée par de multiples controverses liées à l'interprétation de différents événements historiques. La guerre de 1941-1945 et la période 1917-1920 suscitent même, en un sens, plus d'attention que les questions d'actualité. Ce phénomène se décline à différentes échelles géographiques. La construction et la défense de la mémoire du gouvernement antibolchevique de Samara pendant la guerre civile, allié aux légions tchécoslovaques, éclaire ce processus de commémoration collective du passé à l'échelle d'une région. L'analyse souligne que la société russe n'est pas encore parvenue à construire un langage commémoratif postsoviétique ; des événements vieux d'un siècle sont ainsi interprétés à travers des stéréotypes forgés par le discours soviétique sur la Seconde Guerre mondiale.A Memorial Battlefield: The 1917–21 Civil War in Samara
Today's Russian society is shaken by multiple controversies related to the interpretation of various historical events. The war of 1941–45 and the period 1917–20 attract even more attention, in a way, than current issues. This phenomenon varies on different geographic scales. The construction and the defence of the memory of the anti-Bolshevik government in Samara during the Russian Civil War, allied with the Czechoslovak Legions, casts light on this collective process of commemorating the past on a regional level. Our analysis underscores the fact that Russian society has not yet managed to build a post-Soviet commemorative language; events from a century ago are therefore interpreted through stereotypes forged by the Soviet view of the Second World War.
- Entre « déformateurs de mémoire historique » et défenseurs d'un passé oublié : l'édition indépendante et l'histoire dans la Russie contemporaine - Bella Ostromooukhova p. 17-33
Nostalgies paradoxales et constructions identitaires
- Grozny : réinventer une « petite Union soviétique » dans le Caucase - Walter Sperling, Alban Lefranc p. 71-90 L'article analyse les ambiguïtés de la vie quotidienne soviétique dans le Caucase, en explorant le pluralisme ethnique de la ville de Grozny, et les façons dont ce souvenir est mis en scène et convoqué dans la Russie postsoviétique. Grozny peut être vu comme une métaphore pour d'autres communautés postsoviétiques qui regardent la période de transformation des années 1990 comme une catastrophe. Pour la communauté multiethnique de Grozny, composée de Russes, de Tchétchènes, d'Arméniens ou de Juifs, la perte n'est pas qu'une métaphore, mais une expérience concrète liée à deux guerres désastreuses qui ont ravagé le Nord Caucase. La construction mémorielle de Grozny, « notre petite Union soviétique », comme la désigne la communauté transnationale des anciens habitants de la ville, peut être vue comme un effort pour restaurer une identité perdue et rétablir un réseau de relations détruit par la violence et la guerre.Grozny: Reinventing a “Small Soviet Union” in the Caucasus
Focusing on the multinational community of Grozny, the article explores the ambiguities of Soviet everyday life in the Caucasus and its remembrance in post-Soviet Russia. Grozny can be regarded as a metaphor for other post-Soviet communities. Typically, they are looking back to the 1990s transformation period as a time of catastrophe. For the multinational community of Grozny represented by Russians, Chechens, Armenians and Jews, loss is not only a metaphor, but a bodily experience due to the two disastrous wars in the Northern Caucasus. “Our small Soviet Union”, as members of this today partly transnational community refer to their former city, can be understood as part of an effort to restore the lost feeling of belonging and to re-establish connections with the past destroyed by violence and war. - Des subjectivités homosexuelles dans une URSS multinationale - Arthur Clech p. 91-110 Cet article s'appuie sur l'analyse d'entretiens menés dans la Russie contemporaine avec des personnes qui ont vécu leur désir homosexuel durant la période soviétique tardive. Il cherche à montrer ce qu'il pouvait y avoir de commun dans ces parcours, sans qu'on puisse parler de communauté homosexuelle, et les voies suivies pour que leur subjectivité puisse s'affirmer. Ces discours s'articulent en des termes profondément soviétiques, encore perceptibles aujourd'hui, notamment à travers l'évocation des formes de sociabilité, de la diversité nationale de la population soviétique et de la diversité des circulations au sein de cet espace. Ils dessinent, ainsi, les formes d'une expérience homosexuelle soviétique partagée qui subsiste dans la Russie contemporaine.Homosexual Subjectivities in the Multinational USSRThis article analyses interviews conducted in contemporary Russia with individuals who lived their homosexual desire during the late Soviet period. Without speaking of a “homosexual community”, the paper endeavours to show common elements in these individuals' experiences, as well as the paths they followed in order to assert their subjectivity. These discourses are expressed in deeply Soviet terms, still perceptible today, notably through references to forms of sociability, the national diversity of the Soviet population, and the diverse circulations within this space. They therefore outline the forms of a shared Soviet homosexual experience that persists in contemporary Russia.
- Grozny : réinventer une « petite Union soviétique » dans le Caucase - Walter Sperling, Alban Lefranc p. 71-90
Usages militants du passé
- Le corporatisme étudiant, matrice du mouvement écologiste russe (1960-2015) - Laurent Coumel p. 111-127 Cet article interroge l'histoire des organisations étudiantes de « protection de la nature » en URSS et dans la Russie contemporaine après 1991. Combinant une recherche dans les fonds d'archives centraux et régionaux avec des entretiens réalisés lors d'un séjour de terrain et des sources publiées, dont certaines sont issues des réseaux sociaux sur Internet, il revient sur les bases institutionnelles, le recrutement et les modes opératoires de cette forme méconnue d'activisme environnemental née à l'époque soviétique. Mêlant un fort élitisme social, une approche vigilantiste et une aspiration corporatiste à l'autonomie, celle-ci contribue à l'émergence d'un mouvement vert spécifique dans les années du moment démocratique en Russie (1987-1993) avant de s'effacer progressivement. Elle connaît un renouveau certain sous le régime de Vladimir Poutine, entre nostalgie pour le soviétisme tardif et reprise d'une expertise contestataire aux prises avec l'autoritarisme.Student Corporatism, a Matrix for the Russian Ecologist Movement (1960–2015)This paper investigates the history of student “nature protection” organisations in the USSR and in contemporary Russia after 1991. Combining research in central and regional archives, interviews conducted during fieldwork, and published sources (including from social networks on the Internet), this article reviews the institutional foundations, recruitment and operating modes for this little-known form of environmental activism that began in the Soviet period. Mixing a high degree of social elitism, a vigilante approach and a corporatist aspiration for autonomy, this movement contributed to the emergence of a specific green movement in the years of the democratisation period in Russia (1987–93), before gradually fading away, then experiencing a certain revival under Vladimir Putin's regime, partway between nostalgia for the late Soviet period and a renewed protest movement led by experts contending with authoritarianism.
- Légitimation et disqualification par l'histoire dans les manifestations de rue en Russie (2011-2016) - Alexandra Arkhipova, Dmitry Doronin, Elena Iougaï, Anna Kirziouk, Darya Radtchenko, Alexeï Titkov, Anna Volkova, Benjamin Guichard p. 129-148 L'article s'appuie sur un corpus de plus de 6 000 slogans et de symboles comportant des références historiques, collectés lors de manifestations de rue entre 2011 et 2016 en Russie dans le cadre de l'enquête collective du groupe de recherche « Analyse du folklore contemporain ». L'analyse quantitative de cet ensemble permet de dégager les grands traits de la représentation du passé dans les différents types de manifestations, qu'il s'agisse des organisations soutenant le régime, des actions politiques de l'opposition, des manifestations défendant des revendications sociales ou des marches organisées par les différentes forces partisanes. Il est ainsi possible de comparer l'intérêt porté à différentes périodes de l'histoire russe et d'analyser les formes d'instrumentalisation des références historiques qui servent à nourrir les différentes lectures politiques des événements contemporains, dominés par l'annexion de la Crimée, le conflit avec l'Ukraine et la répression des mouvements de contestation du pouvoir de Vladimir Poutine.History Slogans in Political Public Demonstrations (2011–16)This article uses a corpus of more than 6,000 slogans and symbols that include historical references, gathered during street demonstrations in Russia between 2011 and 2016 as part of the collective investigation carried out by the “Contemporary Folklore Monitoring” research group. A quantitative analysis of this corpus reveals the main features of how the past is represented in the various kinds of demonstrations – whether held by pro-regime organisations, opposition political actions, demonstrations defending social claims, or marches organised by various partisan forces. This approach enables us to compare the interest in various periods of Russian history and to analyse the ways that historical references are instrumentalised in order to fuel various political interpretations of contemporary events, dominated by the annexation of Crimea, the conflict with Ukraine and the repression of protest movements against Vladimir Putin.
- Le corporatisme étudiant, matrice du mouvement écologiste russe (1960-2015) - Laurent Coumel p. 111-127
Notes de lecture
- Notes de lecture - p. 149-184
- Cahier d'illustrations