Contenu du sommaire : « Le pire des mondes possibles »
Revue | Agone |
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Numéro | Hors série 2015 |
Titre du numéro | « Le pire des mondes possibles » |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
- Trop malins pour plonger : Notes sur une ère en plein délire - Thomas Frank, Philippe-Étienne Raviart p. 7-18 Le nouveau millénaire a mal commencé : en quelques années nous avons déjà eu le temps de voir gonfler puis éclater trois énormes bulles, produits de l'aveuglement de la pensée dominante, chacune entraînant des conséquences plus désastreuses que la précédente. Mais ce qui me reste en travers de la gorge aujourd'hui, c'est qu'après chacun de ces désastres, on ne soit pas parvenu à regarder en face la façon dont on s'était moqué de nous. Et le problème va bien au-delà de la politique. Nous sommes devenus une société incapable de se corriger elle-même, incapable d'aborder les problèmes qui se posent à elle avec évidence, incapable de se sortir de sa dégringolade.
- L'arnaque : conservatisme par correspondance - Rick Perlstein, Clément Petitjean p. 19-36 Cette culture du mensonge est aussi importante pour comprendre la domination conservatrice que les luttes idéologiques intestines qui en constituent l'histoire officielle. L'alliance stratégique des vendeurs de poudre de perlimpinpin et des véritables croyants conservateurs révèle non seulement l'existence d'une autre longue marche victorieuse, de tactiques conçues pour parquer des foules faciles à tondre, mais surtout d'une tournure d'esprit qui rend difficile, pour eux comme pour nous, l'établissement d'une frontière claire entre l'arnaque idéologique et l'arnaque financière.
- La République populaire du Zuckerstan - John Summers, Matthieu Dumont, Arthur Lochmann p. 37-64 Autour de la valeur stratégique commune qu'est l'innovation se forme un mélange de grands groupes et de start-up qui évolue dans un environnement riche en ressources publiques. Le triomphe s'écrit au jour le jour en développant rapidement quelque nouveau produit, et s'incarne dans un Zuckerberg ou un Gates, un capitaine du code qui s'enfonce dans les terres inconnues de l'informatique couvert de poussière comme un cow-boy du Far West. Le héros est celui qui crée quelque chose à partir de rien, résolvant ainsi les éternelles énigmes qui se posent aux experts de la vie américaine : « Pouvons-nous conserver notre avantage ? » Et « Sommes-nous toujours numéro un ? »
- L'intégration verticale d'un empire du sexisme, ou Le triomphe de Vice - Anne Elizabeth Moore, Géraldine Chantegrel, Françoise Wirth p. 65-78 C'est sûr, faire de l'argent grâce au racisme et au sexisme n'a rien de nouveau. Et la mise sous surveillance de mineures victimes de violences sexuelles, qui n'est pas une fiction, est partie intégrante des pratiques de la presse Murdoch sanctionnées il y a dix ans. Comme le harcèlement de jeunes femmes, qu'il soit verbal chez les uns ou sexuel chez les autres est encore d'actualité chez des anciens de Vice, dont les blagues sur le viol sont déjà une marque de fabrique quasi officielle. La promesse d'un soutien de quelques gros fonds, dot de Smith (Vice) pour son mariage avec Murdoch (News Corporation), augmente simplement les enjeux de ces actes criminels déguisés en farces. Vous ne trouvez peut-être pas ça drôle, ou ça vous ennuie. Mais aujourd'hui, c'est à la nouvelle génération qu'on vend la sauce.
- Splendeur et misère de la vibrance - Thomas Frank, Matthieu Dumont, Arthur Lochmann p. 79-90 Votre ville est certainement elle aussi très vibrante. Aujourd'hui, il n'y a plus une ville qui ne soit vibrante ou en voie de le devenir. La raison en est simple : une ville n'a pas « réussi » – elle est d'ailleurs à peine une ville – tant qu'elle ne peut s'enorgueillir de sa « vibrance ». C'est là une propriété si universellement convoitée, si totémique, si influente, que nous sentons tous distinctement que cette caractéristique, bien que très floue à nos yeux, doit être cultivée avec soin. Voilà comment se répand la croyance selon laquelle c'est par sa vibrance que la ville prospère. A contrario, l'absence de vibrance ouvre la porte aux maux que sont la dégradation urbaine et la dépopulation.
- Amasseurs d'art : 1 % et tout l'art du monde - Rhonda Lieberman, Hélène Ladjadj p. 91-104 Au temps de la noblesse terrienne et des asservis, les exploits prédateurs étaient jugés « honorables », marquant la puissance pécuniaire. Notre néo-âge d'or est aussi marqué par une culture prédatrice autorisant les férocement riches à ravager l'économie productive, autrement dit à s'accaparer toutes les richesses et à installer la plus grande inégalité de revenus depuis le début de la Grande Dépression. Si les prédateurs d'autrefois impressionnaient leurs rivaux avec leurs butins, harems et esclaves, aujourd'hui les Maîtres de l'univers s'emparent d'entreprises, licencient des employés, soutirent des loyers, soustraient d'immenses sommes de capitaux à l'économie et entassent les dépouilles des retraites, salaires et perspectives de la classe moyenne dans leurs manoirs, centres d'art privés et autres yachts, sous forme de valeurs sûres de l'Art (avec un A majuscule, bien sûr).
- Le féminisme à la sauce Facebook : On like ou pas - Susan Faludi, Françoise Wirth p. 105-128 Tandis que le capitalisme industriel avait amené les femmes, en tant que groupe, à se mobiliser pour changer la société, sa variante consumériste les a incitées individuellement à se soumettre à une culture de masse, puis les a encouragées à considérer cette soumission comme une libération. D'une certaine façon, le féminisme américain est resté coincé dans cette posture. Dans l'économie postindustrielle, le féminisme a été redistribué sous la forme d'un vecteur d'expression du « moi » considéré comme un objet de consommation commercialisable, dont la valeur augmente avec le nombre de clics qu'il suscite. « Les images d'un certain type de réussite féminine prolifèrent [... et on] voudrait nous faire croire que – oui – le capitalisme est le meilleur ami de la femme. »
- Cinquante nuances de capitalisme tardif - Heather Havrilesky, Marie Hermann p. 129-136 Arrivé tout en haut, il n'est rien moins que naturel d'avoir la liberté de faire tout ce qui nous plaît. Inutile de s'excuser parce qu'on harcèle, joue les matamores ou exige des autres qu'ils se conforment à nos désirs. On est le maître de tous les destins, y compris le sien. On peut ravager n'importe quelle chose ou personne qui se trouvera sur notre chemin. Le fait d'exercer pareil contrôle total et absolu sur le moindre aspect de votre vie, y compris sur ceux qui vous entourent, est la définition classique de l'aliénation – autrement dit, ce qui coupe les êtres humains les uns des autres et de leur propre humanité. Dans Cinquante nuances de Grey, cette isolation radicale est décrite comme un moment de transcendance plus que comme une chute.
- Le trafiquant de mèmes : Les discours insensés de Tim O'Reilly, « inventeur » de l'OpenSource et du Web 2.0 - Evgeny Morozov, Mathilde Helleu p. 137-174 Au cours de la dernière décennie, la Silicon Valley a enclenché sa propre vague d'innovation linguistique, une vague si colossale qu'a émergé dans son sillage une façon entièrement nouvelle d'analyser et de décrire le monde – une mentalité de silicone, en quelque sorte. Après le pape capricieux Steve Jobs voici venu le temps de Tim O'Reilly, éditeur apparemment omnipotent de livres techniques et inlassable organisateur de conférences branchées, théoriciens influents sur des champs de pensée entiers – de l'informatique à la théorie du management en passant par l'administration publique – qui nous a offert ces joyaux de précision analytique que sont « open-source » ou « Web 2.0 ».
- La piste de l'argent : Chroniques de la bêtise dans le Washington Post - Chris Lehmann, Santiago Artozqui p. 175-192 Les primaires du parti républicain avaient attiré l'attention de la fortune de Mitt Romney – dont l'accroissement reste à peu près l'unique produit d'appel de cet ancien gouverneur du Massachusetts pour les électeurs républicains. Cependant, Newt Gingrich l'avait ridiculisé lors des primaires – en le traitant de rêveur et d'oisif qui prospère grâce à « des comptes en Suisse, des comptes dans les îles Caïman et un revenu de vingt millions de dollars par an qui tombe automatiquement, sans qu'il ait besoin de travailler ». Alors, le Post a envoyé Marc Fisher, un chroniqueur politique, étudier le problème et découvrir que « la fortune peut être un boulet politique » pour les candidats qui sont riches et souhaitent prendre la place qui leur est due dans le bureau ovale.