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Revue Sociologie du travail Mir@bel
Numéro vol. 61, no 1, janvier-mars 2019
Texte intégral en ligne Accessible sur l'internet
  • Articles

    • Tutoyer son chef. Entre rapports sociaux et logiques managériales - Alex Alber accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      On s'intéresse dans cet article aux usages du tutoiement dans les relations au travail, tel qu'il est mesuré à travers les données tirées d'une enquête quantitative qui contenait quelques variables concernant l'usage du pronom « tu » à l'adresse du responsable hiérarchique direct. On montre d'abord que la pratique du tutoiement est déterminée par trois dimensions intriquées : une dimension contextuelle (appréhendée ici via le secteur d'activité), une dimension personnelle (toutes les générations, toutes les catégories socioprofessionnelles et surtout les deux sexes ne pratiquent pas également le tutoiement du chef) et enfin une dimension relationnelle. En étudiant les caractéristiques des responsables hiérarchiques corrélativement à celles de leurs subordonnés, l'approche quantitative permet notamment de vérifier la dimension paritaire du tutoiement : les salariés de même niveau socioprofessionnel, de même génération, de même sexe, sont toujours plus enclins à se tutoyer. Par contraste, apparaissent ainsi les frontières sociales et statutaires trop étanches pour être traversées par le tutoiement. L'article montre notamment à quel point les femmes, quelles que soient les caractéristiques de leur chef, pratiquent toujours plus le vouvoiement que les hommes. La pratique du tutoiement est ensuite interrogée comme révélatrice indirecte d'un tropisme néo-managérial dans les organisations. On montre alors comment l'abandon du vouvoiement dans les relations hiérarchiques est corrélé avec divers indicateurs du changement gestionnaire d'inspiration néo-managériale, tels que les objectifs chiffrés et les entretiens d'évaluation, ce qui explique peut-être en partie pourquoi le vouvoiement résiste plus dans le secteur public. On émet finalement l'hypothèse selon laquelle la progression du tutoiement traduirait la transformation des rapports de pouvoir dans les organisations, où les signes extérieurs de la verticalité hiérarchique seraient délaissés au profit d'un contrôle par les chiffres qui s'accommode aisément d'une décontraction apparente dans les relations interpersonnelles.
      This article focuses on the uses of the informal French pronoun “tu” in labour relations, as measured by data from the COI survey, which contained some variables concerning the use of "tu" in addressing one's immediate line manager. The article first shows that the use of “tu” is determined by three interwoven dimensions: a contextual dimension (the work sector), a personal dimension (the generations, the socio-professional categories and in particular the two sexes differ in how comfortable they feel addressing a superior as “tu”) and finally a relational dimension. By studying the characteristics of line managers alongside those of their subordinates in a quantitative approach, it is possible to verify the dimension of solidarity in the use of “tu”: employees at the same socio-professional level, of the same generation and of the same sex, are increasingly inclined to do so. In contrast, social and status boundaries appear too strong to be crossed by the use of this pronoun. In particular, the article shows the extent to which women, regardless of their manager's characteristics, still use “tu” less than men. This practice is then explored as an indirect indicator of neo-managerial tropism in organisations. This shows how the abandonment of the more formal “vous” in hierarchical relations correlates with various indicators of managerial change, such as quantitative objectives and evaluation interviews, which may partly explain why the use of “vous” is more persistent in the public sector. The paper suggests that the progress of “tu” may reflect the change in power relations within organisations, with a move away from the outward signs of hierarchical verticality to a quantitative monitoring that easily accommodates an apparent relaxation in interpersonal relations.
    • “Tout le monde le faisait, personne n'en parlait”. Le travail esthétique des chirurgiens plasticiens controversé - Yannick Le Hénaff accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Fort d'un corpus comptant près de 80 entretiens, des observations en situation et un travail d'archives, nous analysons l'évolution des conflits de légitimité chez les chirurgiens plasticiens, en nous intéressant particulièrement à la chirurgie et médecine esthétique. Ces deux activités, et la seconde en particulier, sont en effet déconsidérées dans le cadre de l'éthos professionnel des chirurgiens. Il s'agit ainsi de comprendre ces dynamiques de désignation et ces modalités de revalorisation au croisement des conflits inter- et intra-professionnels et des logiques de concurrence individuelle et professionnelle. Dans un premier temps, nous rendons compte des conditions ayant permis la revalorisation de la chirurgie esthétique, à l'intersection des logiques collectives (insertion sur le marché des chirurgiens nouvellement formés) et des carrières de ces professionnels. Si les plus réfractaires à la chirurgie esthétique exercent dans les services où celle-ci est minoritaire voire bannie, l'hypothèse d'une adéquation entre division morale et sociale du travail ne peut ici être retenue. Par la suite, nous nous intéressons à la médecine esthétique, largement dédaignée, et en apparente contradiction avec l'éthos chirurgical. Après avoir identifié ce qui disqualifie ces actes, nous réinscrivons la médecine esthétique et ses évolutions dans leur contexte historique. Puis nous tentons de comprendre comment cette disqualification est négociée à l'aune des changements que connaît actuellement le monde de la chirurgie plastique, qui tendent à donner un espace croissant à ces actes.
      In this article, based on 80 interviews, together with observations and archives, we analyse the development of conflicts of legitimacy relating to plastic surgeons. We focus particularly on cosmetic medicine and cosmetic surgery, and the disrepute into which these two activities have fallen, particularly the latter, with respect to the surgeon's ethos. The aim is to understand these dynamics of finger-pointing and the conditions of rehabilitation in the light of inter- and intra-professional conflicts, but also in the light of individual and professional competition. First, we describe how cosmetic surgery has been rehabilitated in terms both of collective factors (the integration of new surgeons into the labour market) and of individual careers. The surgeons most resistant to cosmetic surgery often work in departments where this practice is quite restricted or even banned, though it would be an oversimplification to argue that there is a strict link here between the moral and social division of labour. We then look at the widespread disdain in which the practice of cosmetic surgery is held, and its apparent contradiction with the surgical ethos. Having identified what it is that discredits these practices, we resituate cosmetic medicine and its development in their historical context. Finally, we analyse how the disdain is negotiated within the framework of the changes taking place in the world of plastic surgery, changes that are increasing the space for cosmetic medicine.
    • L'apocalypse ordinaire. La normalisation de l'accident de Fukushima par les organisations de sécurité nucléaire - Valerie Arnhold accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      À la différence d'accidents nucléaires du passé, comme celui de Tchernobyl, Fukushima a suscité une remise en cause très courte et limitée de l'énergie nucléaire. Six ans à peine après l'accident de mars 2011, les gouvernements européens poursuivent l'exploitation des réacteurs nucléaires, sûrs d'après eux et ce, en dépit des conséquences observées à Fukushima. Considéré comme une catastrophe exceptionnelle en 2011, l'accident nucléaire est rapidement devenu un événement ordinaire pour le secteur nucléaire européen. En nous appuyant sur une enquête ethnographique réalisée au sein des organisations européennes et internationales de sûreté nucléaire, nous proposons de comprendre cette transformation comme le résultat d'un travail de normalisation qui fait rentrer la catastrophe nucléaire dans les cadres et procédures préexistants de la sécurité nucléaire et la transforme ainsi en un incident que le secteur est capable de surmonter, tout en travaillant de manière incessante les frontières entre les conséquences tolérables et intolérables de l'énergie nucléaire. La normalisation de Fukushima s'inscrit alors dans les transformations de long terme du gouvernement européen du nucléaire, qui contribuent à pérenniser le secteur en véhiculant des cadrages qui rendent la survenue des accidents nucléaires acceptable.
      By contrast with past nuclear accidents, such as Chernobyl, the questioning of nuclear energy that followed Fukushima was very brief and limited. Six years after the accident in March 2011, European governments continue to operate nuclear power plants, which they believe to be safe, despite the consequences observed in Fukushima. Considered a major disaster in 2011, the nuclear accident has quickly become an ordinary event for the nuclear sector. Based on an ethnographic study of the work of European and international nuclear safety organisations on the accident, this article sheds light on the reasons and mechanisms behind the transformation of Fukushima. We argue that this shift should be understood as the result of a normalisation process whereby the nuclear disaster is integrated into the pre-existing nuclear safety framework and procedures and hence transformed into an incident that the sector is able to get beyond, while constantly adjusting the boundaries between the tolerable and intolerable consequences of nuclear energy. The normalisation of Fukushima is part of the long-term changes in the government of nuclear energy in Europe, which help to perpetuate nuclear energy by rendering nuclear hazards acceptable.
    • Travail politique et changement institutionnel : une grille d'analyse - Andy Smith accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Afin d'étudier en profondeur et de façon systématique l'origine des mutations institutionnelles, cet article propose une re-conceptualisation de la notion de « travail politique ». En tirant profit de ses usages antérieurs, notamment par les spécialistes du « métier politique », de la sociologie du travail et de l'analyse des politiques publiques, on propose de le définir comme un processus incarné impliquant la construction de « problèmes » et d'instruments d'action publique. Ce faisant, la légitimation des acteurs concernés, ainsi que celle de leurs objectifs, stratégies et relations sociales, est placée au cœur de la recherche. Le schéma d'analyse qui en découle est illustré par deux études de cas : l'une part de l'observation d'un acteur (le commissaire européen Leon Brittan) pour analyser l'institutionnalisation de la régulation de la concurrence communautaire, l'autre est centrée sur un ensemble d'acteurs écossais qui ont cherché à mobiliser la devolution britannique pour recadrer l'industrie du Scotch Whisky. En réinvestissant le concept de travail politique, l'article vise à ouvrir un dialogue avec tous les chercheurs en sciences sociales intéressés par la sociologie du changement et de la reproduction des institutions.
      In order to study the origin of institutional changes in greater depth and more systematically than is often the case, this article develops a new conceptualisation of the term “political work”. Drawing on previous uses of this term, particularly by specialists of “politics as a trade” (métier politique), and in the sociology of work and public policy analysis, political work is defined here as an embodied process which entails the construction of public “problems” and policy instruments. This analysis places the legitimisation of the actors concerned, as well as of their respective projects, strategies and social relations, at the heart of research on this very process. The analytical framework generated by this definition is illustrated here by two case studies: one based on the observation of a single person (the European commissioner Leon Brittan) as a means of analysing the institutionalisation of the European Union's competition policy, the other centred on a network of Scottish agents who sought to take support from devolution of the UK to re-regulate the Scotch Whisky industry. By re-investing in the concept of political work in this way, the article as a whole seeks to initiate a dialogue between all social scientists interested in the sociology of institutional change or reproduction.
  • Comptes rendus