Contenu du sommaire : La réception du positivisme (1843-1928)

Revue Revue d'histoire des sciences humaines Mir@bel
Numéro no 8, 2003
Titre du numéro La réception du positivisme (1843-1928)
Texte intégral en ligne Accessible sur l'internet
  • Dossier  : La réception du positivisme (1843-1928)

    • La réception du positivisme (1843-1928) - Michel Bourdeau p. 3-8 accès libre
    • Comte et Cournot. Une mise en regard biographique et épistémologique - François Vatin p. 9-40 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Cet article propose une comparaison raisonnée des itinéraires intellectuels et des œuvres d'Auguste Comte et d'Augustin Cournot. Ces deux auteurs à peu près contemporains ont laissé à la tradition des sciences sociales des héritages opposés. Le second est réputé pour sa pensée probabiliste et pour sa mathématisation de la théorie économique ; le premier récusait la théorie des probabilités et l'économie politique abstraite. Pourtant, leurs œuvres sont très similaires dans leur projet commun d'un parcours général des connaissances humaines, de la mathématique à la science sociale. Après un essai de biographie croisée, on procède à une comparaison d'œuvres sur deux thèmes articulés : le rapport entre « science pure » et « science appliquée » à travers le cas de la mécanique industrielle ; l'organisation générale du savoir et la place qu'y occupe ou pas l'économie politique. On montre que le rejet par Comte des probabilités comme de la théorie économique ainsi que son peu d'intérêt pour les sciences de l'ingénieur procèdent d'une conception fermée de la connaissance qui idéalise la science pure. A contrario, la pensée de Cournot apparaît ouverte sur la science en train de se faire; son probabilisme philosophique et le privilège qu'il accorde à la pensée pratique le protègent de la tentation de clôture philosophique du savoir qui domine la pensée de Comte. C'est ainsi paradoxalement en raison d'un rapport « distancié » aux mathématiques, que Cournot a pu promouvoir leur utilisation dans la pratique théorique, tant en théorie des chances qu'en économie, quand Comte, convaincu du caractère indépassable du formalisme de Lagrange, mettait en garde contre toute extension de telles méthodes au delà de leur domaine historique : la mécanique et la physique mathématique. Il est frappant de voir qu'une telle controverse n'a rien perdu de son actualité.
      This article presents a reasoned comparison between the intellectual trajectories of Auguste Comte and Augustin Cournot. These two writers, who were contemporaries, bequeathed contradictory legacies to the tradition of social science. The latter author is renowned for his probabilistic theory and his mathematization of economic theory, the former rejected the theory of probability and abstract political economy. Their work is nevertheless similar since they both aim to encompass the whole of human knowledge, from mathematics to social science. After an attempt at drawing a crossed biography, the two bodies of work are compared according to two related themes: the relationship between « pure science » and « applied science » for the case of industrial mechanics, and the general organization of knowledge and the place ascribed or not to political economy. We show that Comte's rejection both of probability and political economy, as well as his lack of interest in engineering, imply a closed conception of knowledge which idealizes pure science. On the contrary, Cournot's conception is open to science in progress: his philosophical probabilism and the privilege granted to practical thinking protect him from the temptation of a philosophical closure of knowledge such as is manifest in Comte's thought. Cournot's « distanced » relationship to mathematics paradoxically enabled him to promote its use in practical game theory and economics, whereas Comte, convinced that one could not go beyond Lagrange's formalism, warned against any extension of such methods beyond their historical sphere: mechanics and mathematical physics. It is striking to see that this controversy maintains its relevance today.
    • Auguste Comte et Stuart Mill. Les enjeux de la psychologie - Laurent Clauzade p. 41-56 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Cet article a pour objet de montrer que la querelle entre Mill et Comte sur la psychologie porte prioritairement sur le statut de l'individu. La thèse du primat du collectif sur l'individuel, que Comte hérite des penseurs contre-révolutionnaires, le conduit à rejeter la psychologie, que ce soit en théorie de la connaissance, ou en ce qui concerne la fondation de la sociologie. Cette attitude aboutit à renverser les ordres de fondation. Alors que chez Mill la psychologie doit fonder la sociologie, la sociologie, chez Comte, doit fonder la science de la nature humaine. Il est dès lors impossible, comme le fait pourtant Mill, de considérer le rejet comtien de la psychologie comme un problème affectant le seul statut scientifique de l'observation intérieure : Comte développe un discours spécifique qui empêche d'isoler la question de l'observation psychologique de ses conséquences politiques et morales.
      The purpose of this article is to demonstrate that the debate between Mill and Comte over psychology is primarily centered on the status of the individual. The thesis of the primacy of the collective over the individual, which Comte inherits from Counter-revolutionary thinkers, leads him to reject psychology, be it in the realm of the theory of knowledge or in the foundation of sociology. This perspective results in a reversal of the orders of foundation. While in Mill's thinking, psychology must be the foundation for sociology, in Comte, sociology must provide the foundation for the science of human nature. It is therefore impossible, as Mill nonetheless does, to consider Comte's rejection of psychology to be a problem solely affecting the scientific status of interior observation: Comte develops a specific discourse which prevents him from isolating the question of psychological observation from its political and moral consequences.
    • Positivisme et utilitarisme : regards croisés, Comte, Spencer, Huxley - Daniel Becquemont p. 57-72 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Le rejet du positivisme comtien par de nombreux intellectuels victoriens s'appuie sur une critique vigoureuse de l'idée même d'une religion de l'humanité, au nom d'une forme de religion existant en germe dès l'aube de l'humanité comme conscience d'un pouvoir supérieur inconnaissable, ainsi que sur l'importance accordée en général à deux sciences centrales, la biologie (évolutionniste) et la psychologie. L'hostilité d'Herbert Spencer et de Thomas Huxley envers Comte, quelles que soient leurs divergences, est particulièrement représentative de cette méfiance diffuse qu'évoquait le positivisme en Grande-Bretagne au XIXème siècle, malgré l'existence de quelques disciples influents. Au delà des polémiques particulières, une tradition empiriste fortement marquée par l'utilitarisme et l'individualisme économique, rendait, et rend encore, le dialogue difficile avec Comte et le courant positiviste.
      The rejection by many Victorian intellectuals of Comte's positivism rests upon a vigorous criticism of the very idea of a religion of humanity, which contrasted with the idea of a religious feeling that existed in an embryonic form since the dawn of mankind, the consciousness of an unknowable superior power, and the importance of two main sciences, evolutionary biology and psychology. In spite of the divergences between the two men, Herbert Spencer's and Thomas Huxley's hostility towards Comte, is particularly representative of the mistrust of positivism in Great Britain in the XIXth century, in spite of a few influential disciples. Beyond specific polemics, the Anglo-Saxon tradition of empiricism, strongly influenced by utilitarianism and economic individualism, made – and still makes – the dialogue with Comte and positivism difficult.
    • Le prétendu positivisme d'Ernest Renan - Annie Petit p. 73-101 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Ernest Renan est souvent rapproché du positivisme. Cette affiliation est ici reconsidérée. Il s'agit d'analyser quand et comment Renan parle du « positivisme » et des « positivistes » ; de recenser les accords ou désaccords avoués, les éloges et critiques du discours manifeste ; mais aussi et surtout d'étudier le discours latent. Certes, Renan traite de nombreuses questions cruciales pour tous les positivistes : conception de l'histoire de l'esprit humain ; conception des rapports entre les sciences, de leur classification, de l'articulation de leur unité et de leurs variétés ; et conceptions de l'organisation du travail scientifique en lui-même et des incidences de l'avenir de la science sur l'avenir social, c'est-à-dire de la politique des sciences. Il faut tenir compte aussi des différences entre les positivismes de Comte et de Littré, et de l'évolution des positions de Renan. Bien que le positivisme reste une référence majeure pour comprendre la pensée de Renan, le traiter comme positiviste s'avère inadéquat.
      The work of Ernest Renan is often viewed as being linked to Positivism. Here, this link is reconsidered. It is necessary to analyse how and when Renan talks of positivism and positivists ; to count the admitted agreements and disagreements, the praise and criticism of evident discourse ; but also and above all to examine hidden discourse. Certainly, Renan dealt with numerous crucial questions for positivists : the nature of history and the human spirit, the nature of relationships between the sciences, their classification, the expression of their similarities and differences and the nature of organisation of scientific work itself and the effect on the future of science on future society, in other words political science. Account must also be taken of the differences between the positivism of Compte and Littré and the development of the views of Renan. Although Positivism remains a key reference for understanding Renan's work, to treat it as positivist proves inadequate.
    • Thomas Garrigue Masaryk ou le positivisme détourné - Jan Sebestik p. 103-123 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Masaryk, philosophe, sociologue et fondateur de la République Tchécoslovaque, s'inspire d'Auguste Comte et des positivistes britanniques. Avant Durkheim, il procède au diagnostique des tendances suicidaires propres aux sociétés modernes et qui résultent de la perte de la religiosité. Il reprend la classification des sciences de Comte avec d'importants correctifs : il intègre la psychologie dans le système des sciences qui n'est pas linéaire. Au phénoménisme de Comte, il oppose sa version du réalisme, le « concrétisme ». À partir des travaux qui portent sur la philosophie de l'histoire tchèque, Masaryk est devenu l'analyste des révolutions modernes. Il voit l'origine du phénomène révolutionnaire dans Jean Hus et le hussitisme. Deux œuvres majeures sont consacrées à la révolution : La question sociale qui est une des toutes premières analyses philosophiques et sociologiques du marxisme, et la Russie et l'Europe, qui traite des courants spirituels et révolutionnaires du XIXème siècle. Esprit profondément religieux, Masaryk se sépare de Comte et des positivistes en optant pour un christianisme tolérant, sans dogmes.
      Masaryk, philosopher and sociologist and founder of the Czechoslovak Republic, took his inspiration from Auguste Comte and British positivists. Before Durkheim, he diagnosed the tendency towards suicide in modern societies as being due to the decline in religious beliefs. Masaryk accepted Comte's classification of science with some corrections: psychology, too, belongs to the system, which is not linear. He opposed realism (called « concretism ») to Comte's phenomenism. Beginning with the study of Czech spiritual history, namely the hussite movement, he became an analyst of modern European revolutions. Two major works were devoted to the revolution: the Social Question is one of the first philosophical and sociological analyses of Marxism and Russia and Europe which deals with the spiritual and revolutionary currents in XIXth century Russia. Being deeply religious, Masaryk, contrary to Comte and the positivists, advocates enlightened Christian theism, tolerance without dogma.
    • Nation, races et fétichisme : la religion de l'humanité au Brésil - Lorelai Kury p. 125-137 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      La présence du positivime au Brésil en tant que courant politique remonte aux années 1880, autour de l'action des disciples d'Auguste Comte en faveur de l'abolition de l'esclavage dans le pays. La subordination de la raison au sentiment, pierre de touche de la religion de l'Humanité, ainsi que l'idéalisation de l'étape fétichiste, supposée en cours chez les populations venues de l'Afrique, ont contribué à la valorisation des noirs – race attachée à l'amour – entamée par les positivistes orthodoxes. Leur souci majeur c'était d'éviter que les africains « fétichistes » soient « contaminés » par le « mélange théologiste » : l'incorporation des esclaves à la société devait « sauter » les étapes religieuse et métaphysique. Ces mêmes arguments seront également avancés en ce qui concerne l'incorporation des Indiens à la société. Leur politique indigéniste a une dette vis-à-vis du romantisme brésilien, ayant dans la construction mythique de l'image de l'Indien l'une de ses principales caractéristiques. De la critique de l'esclavage à la défense des Indiens, les politiques soutenues par les disciples de Comte au Brésil ont souvent acquis un profil humanitaire, qu'il faut prendre en compte dans une étude des élites et de la modernisation autoritaire de l'État brésilien.
      The political presence of Positivism in Brazil began in the 1880's with the actions of Auguste Comte's followers in favour of the abolition of slavery in the country. Their belief that human feelings were superior to reason and their idealization of the fetishist stage led to their positivist view of the black race, which they considered primitive and loving. The primary worry of orthodox positivists was to avoid the « contamination » of fetishist afro-brazilians by the « theological mix »: the incorporation of the slaves into society should « jump » religious and metaphysical stages. These same arguments would be proposed to deal with the incorporation of the brazilian indians. Their indigenist politics were also inspired by Brazilian romanticism, which constructed a mythic image of the first inhabitants of the territory. From the criticism of slavery, to the defence of the Brazilian indians, the politics supported by disciples of Compte in Brazil frequently acquired a humanitarian aspect, which must be considered in any discussion of the elites and the modernization of the Brazilian State.
  • Varia

    • La science vécue. Les potentialités de la biographie en histoire des sciences - Marc-Antoine Kaeser p. 139-160 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      En s'appuyant sur le cas concret de la vie d'Édouard Desor (1811-1882), cet article s'attache à démontrer la richesse des potentialités heuristiques d'un exercice renouvelé de la biographie de savant. Entendue comme une forme de microhistoire, la biographie offre en effet un cadre cohérent à l'association de perspectives et d'approches méthodologiques très variées sur le passé de la science. La nature spécifique des sources historiques manipulées dans un tel exercice permet de s'affranchir des distorsions interprétatives de l'ancienne histoire des idées, et de poser les problématiques en fonction des interrogations et des préoccupations réelles des acteurs historiques. Retraçant la science passée telle qu'elle a été vécue par les savants, le biographe peut dès lors rétablir sa place réelle dans l'enchevêtrement des logiques sociales à laquelle elle participe. Selon la diversité effective des activités et des engagements du savant pris en considération, il est ainsi possible de mettre en lumière les dynamiques qui gouvernent les relations entre la politique, la religion, la science, etc. Et au sein de l'activité scientifique de son sujet, le biographe peut enfin dégager les liens qu'entretiennent la recherche fondamentale, la recherche appliquée, les politiques de la recherche et les entreprises de vulgarisation.
      Based on the case-study of Édouard Desor's life (1811-1882), this article aims to show the wealth of heuristic potential of a renewed practice of scientific biography. Understood as a form of « microhistory », biography actually offers a consistent structure to the combination of very diverse methodological approaches and viewpoints on the history of science. The specific nature of his documentation protects the biographer from the interpretative biases of the traditional history of ideas, and allows him to set his problems according to the real questions and concerns of the historical protagonists. Relating science as it was lived and practiced by the scholars themselves, the biographer is able to establish its effective place, within the actual entanglement of social factors that interact with all cognitive undertakings. According to the diversity of the subject's activities and commitments, it is thus possible to highlight the dynamics which rule the connections between science, politics, religion, etc. And within science itself, the biographer can clear up the relations shared by applied research, basic research, politics of science, and scientific popularization.
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