Contenu du sommaire : Apocalypses
Revue | Terrain |
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Numéro | no 71, printemps 2019 |
Titre du numéro | Apocalypses |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
- L'apocalypse au pluriel - Matthew Carey p. 06-25 L'apocalypse selon la modernité tardive – une apocalypse absolue, celle de la destruction totale de l'humanité – diffère-t-elle radicalement des traditions religieuses de l'Apocalypse, qui toutes voyaient la fin d'un monde comme le prélude à la renaissance d'un autre ? Nous proposons ici, en lieu et place de cette distinction, deux thèses entrelacées : la fin d'un monde est toujours, en premier lieu, la fin du monde pour ceux qui la conçoivent. Toute fin du monde par ailleurs, quelle que soit son envergure, admet la possibilité d'un monde à venir. Dans ce cadre, temporalités de la fin, dénaturalisation du monde et Heimatlosigkeit sont parmi les principaux opérateurs des imaginaires apocalyptiques contemporains.
- Futurs apocalyptiques - Lucas Bessire p. 26-51 Cet article décrit la topographie sociale du futurisme apocalyptique chez les Ayoreo du Paraguay, récemment contactés, afin d'examiner les nouvelles manières d'être au monde qui émergent dans un contexte post-contact très difficile. Il montre que le futurisme apocalyptique dépasse les limites temporelles à la fois de la « culture traditionnelle » et du « christianisme ». Fondé sur les spectres de la violence, ce futurisme procède de la certitude que la survie biologique exige une redéfinition profonde de l'humanité. Les sensibilités apocalyptiques ne se réduisent pas à des valeurs locales ou à la transcendance de la mort. Elles redessinent plutôt le seuil qui oppose humains et non-humains.
- The skulls and the dancing pig - Hugo Reinert In late 2017, protesting the ongoing forced slaughter of indigenous reindeer herds in Norway, a young Sámi artist traveled to Oslo to set up a “curtain” of some 400 reindeer skulls in front of the national parliament. The demonstration drew considerable attention, both nationally and internationally, and mobilized a complex range of historical resonances—from the first Sámi protests against the Alta hydroelectric project, half a century earlier, to the vast piles of bison skulls that accumulated during the US campaign against the Plains Indians in the 19th century. Situating the curtain in a context of chronic state violence, indigenous invisibility, and crisis biopolitics, the article examines the multiple apocalyptic logics summoned in the work.
- Les crânes et le cochon qui danse - Hugo Reinert p. 52-67 Fin 2017. Pour protester contre l'abattage forcé des troupeaux de rennes indigènes en Norvège, une jeune artiste sámi s'est rendue à Oslo pour installer un « rideau » de 400 crânes de rennes devant le Parlement national. La manifestation a trouvé un écho considérable à l'échelle nationale et internationale et a mobilisé une gamme complexe de résonances historiques – des premières manifestations des Sámi contre le projet hydroélectrique Alta, il y a un demi-siècle, aux vastes piles de crânes de bison symboliques de la campagne américaine contre les Indiens des Plaines au xixe siècle. En resituant l'installation artistique du rideau dans un contexte de violence étatique chronique, d'invisibilité autochtone et de biopolitique de crise, cet article examine les multiples logiques apocalyptiques évoquées par l'œuvre.
- Faire le deuil d'un monde qui meurt - Jean Chamel p. 68-85 Le catastrophisme né des enjeux écologiques peut-il être pensé comme apocalyptique ? Tel semble être le cas pour un réseau franco-suisse de « collapsologues » qui anticipent non pas la fin du monde mais la fin d'un monde ouvrant sur une nouvelle civilisation. Ils insistent sur la nécessité de mener une transformation intérieure, au croisement de l'écologie et des spiritualités alternatives, en explorant des pratiques de reconnexion à soi, au vivant et à la Terre associées au New Age. Cette écologie spirituelle peut en effet être interprétée comme une résurgence apocalyptique de ce courant, dont la dimension millénariste était présente dès l'origine.
- Demain y aura-t-il un monde ? - Giordana Charuty p. 86-103 Au début des années 1960, Ernesto De Martino projetait une vaste recherche comparative sur les représentations culturelles de la fin du monde et de la sortie des temps historiques. Il s'agissait de transformer les diagnostics portés au début du xxe siècle sur la crise ou le déclin de l'Occident en symptômes pour penser la singularité que les sociétés occidentales héritent du christianisme. Les principes méthodologiques adoptés par cette recherche inachevée éclairent la genèse savante d'une narration apocalyptique mondialisée qui s'est fixée, en France, dans un village des Pyrénées.
- Undermining life - Stine Krøijer, Mike Kollöffel Since 2015 Ende Gelände has become the slogan of a growing anti-coal movement in Germany, which has united around protests against the continued expansion of lignite mining in the country. The slogan plays on the double of meaning of “an area coming to an end” and “a practice in an area being ended”, pinpointing in this way both the main problem with mining and its possible solution. In this essay we visually convey the landscapes of destruction in a German brown coal region, and argue that the massive destruction of the landscape works as a synecdoche for the apocalypse. Local villagers' experiences of having their form of life ended owing to open-cast mining, and radical environmental activists' ongoing preparations for a Day X and an ensuing post-apocalyptic scenario, entail a substitution of the area (gelände) for the whole world.
- Miner la vie - Stine Krøijer, Mike Kollöffel p. 104-115 Depuis 2015, Ende Gelände est le slogan d'un mouvement anticharbon en pleine expansion en Allemagne. Celui-ci réunit tous ceux qui protestent contre le développement continu de l'extraction de lignite dans le pays. Ce slogan joue sur le double sens d'« une région touchant à sa fin » et de « la fin d'une pratique dans une région donnée », soulignant à la fois le principal problème de l'exploitation minière et sa possible résolution. Cet article dépeint les paysages dévastés d'une région minière allemande qui apparaissent comme une synecdoque de l'apocalypse. Il traite des expériences des villageois locaux qui ont vu leur cadre de vie disparaître du fait des mines à ciel ouvert et des préparations des militants écologistes radicaux au Jour J et à son scénario postapocalyptique.
- On sort donc les tripes petit à petit - Sophie Houdart, Mélanie Pavy p. 116-139 Dans la petite ville de Tôwa, préfecture de Fukushima, au Japon, à une cinquantaine de kilomètres de la centrale nucléaire éponyme, les habitants sont restés vivre après qu'une catastrophe, en mars 2011, a modifié substantiellement la composition de leur environnement. Un tremblement de terre de magnitude 9 au large des côtes du Tôhoku a déclenché un tsunami qui a causé plus de 18 000 morts et disparus et engendré un accident nucléaire de niveau 7. Le panache radioactif échappé des réacteurs endommagés s'est étendu jusqu'à plus de 100 km, créant des poches de contamination aléatoires sur le territoire. Criblée de ces « taches de léopard », la vallée de Tôwa n'a pas été jugée suffisamment contaminée, toutefois, pour qu'une évacuation de la population ait été envisagée. Composé à deux voix, sur la base d'une enquête partagée, ce récit tente de restituer les bribes d'expériences de vie diffractées dans ce territoire incertain.
- Silicium prophétie - Emmanuel Grimaud, Vernor Vinge p. 140-157 La singularité technologique est-elle vraiment « la moins pire des prophéties » comme le dit Vernor Vinge ? L'alliance du genre humain avec la technologie ne peut-elle que conduire à sa propre dissolution ? Faut-il souhaiter sa disparition ? Telles sont quelques-unes des questions que soulève la théorie de Vinge qui a déclenché jusqu'ici soit l'adhésion naïve, soit le rejet violent ou bien l'indifférence. Ce commentaire du premier essai de Vinge sur le concept de singularité technologique cherche à saisir les mécanismes d'emprise paradoxale de la prophétie. Il la resitue de fait par rapport à d'autres scénarios (Point Omega, Digital Gaïa, etc.), variantes technoprophétiques qui extrapolent les seuils critiques de notre temps pour le meilleur et pour le pire.
- Former une communauté par la fin - Élise Haddad p. 158-181 De nombreuses images médiévales représentent la fin du monde terrestre. Le Jugement dernier en est la forme la plus connue aujourd'hui, surtout en sculpture monumentale. C'est lui qui, à partir du xiiie siècle, orne presque chaque façade des cathédrales gothiques conservées jusqu'à nos jours. Dans ce texte, nous remontons à des époques antérieures, pour décrire la variété des représentations eschatologiques qui se développent jusqu'au xiie siècle. À la fin des temps vient l'Apocalypse – mais laquelle ? Révélation de la conformité du monde avec l'ordre divin ou explication de son irréductible déchéance, discours politique, spirituel – ou plus souvent les deux à la fois –, mais aussi témoignage privilégié d'une cosmologie : l'Apocalypse donne lieu à des mises en images dont sont examinés les variantes et les enjeux sociaux.
- Esthétique des ruines du futur - Alain Musset p. 182-201 La science-fiction a fait de nos villes les plus célèbres les cibles idéales des cataclysmes amenant la fin du monde. Incarnant tous les maux de la société moderne, elles sont, à l'instar de la Babylone de l'Apocalypse de Jean, des boucs émissaires dont le sacrifice est inévitable. Romans, films, bandes dessinées et jeux vidéo d'anticipation s'acharnent donc sur leurs prodigieux cadavres de pierre et de béton pour mieux nous convaincre que notre civilisation connaîtra le même destin que celles, aujourd'hui disparues, qui nous ont précédés. Les ruines antiques de Thèbes, de Persépolis, d'Angkor ou de Tikal sont un miroir sinistre dans lequel se reflètent les ruines futures de New York et de Paris.
- La fascination de Gog et Magog - Jacques Mercier p. 202-211 L'aspect des Gog et Magog dans l'illustration éthiopienne de l'Apocalypse de Jean est issue du Roman chrétien d'Alexandre. Les auteurs de l'image talismanique de Gog et Magog ont puisé à la même source, mais leurs représentations sont radicalement différentes. Les serpents ont été transformés en regards fascinants destinés aux esprits habitant le corps des malades. L'art talismanique éthiopien, multicentenaire, est aujourd'hui en voie d'extinction, vaincu par la médecine moderne, banni par les autorités civiles et religieuses. Toutefois, à la fin du xxe siècle, deux créatifs auteurs de talismans, Gera et Gedewon, ont développé des expressions artistiques de leur art, ce qui les a fait accéder à une notoriété mondiale.
- Signalétique de l'apocalypse - Laetitia Ogorzelec-Guinchard Comment élaborer une signalétique propre à dissuader toute personne de s'introduire dans les sites d'enfouissement de déchets radioactifs au cours des prochains millénaires ? C'est à ce défi que tentent de répondre les acteurs engagés dans les projets de centres de stockage en couche géologique profonde. Au regard des échelles de temps considérées, comment en effet garantir le confinement de la radioactivité ? Comment éviter les intrusions volontaires ou accidentelles ? Comment rendre tangible et signaler le danger de ces sites aux générations futures ? Cet article propose d'envisager certaines conséquences de l'horizon temporel sous lequel se placent les responsables français et américains de projets de centres d'enfouissement. Quelles prises sur le futur peuvent-ils se donner par-delà l'effondrement possible des institutions humaines ? Quelle forme d'apocalypse leurs projections révèlent-elles ?
- Dans l'attente du vrai leader - Raphaël Voix Dans le Bengale contemporain, des membres d'un groupe religieux croient à l'imminence d'une guerre apocalyptique. Ils affirment que, au cours de cette dernière, réapparaitront Balak Brahmachari (1920-1993), leur maître qui est décédé en 1993, ainsi que Subhas Chandra Bose (1897-1945), le plus célèbre leader indépendantiste bengali, tenu pour mort dans un accident d'avion en 1945. À partir de l'entretien avec le leader de ce groupe, cet article analyse la manière dont cette croyance s'appuie sur la théorie des âges du monde hindou et l'attribution de pouvoirs extraordinaires aux yogis. Il souligne également comment sa force d'attraction repose sur la nostalgie d'une grandeur passée et l'espoir de la retrouver.
- L'apocalypse renversée - Isabel Yaya McKenzie Une trentaine d'années après l'invasion espagnole de l'Empire inca (1532), un culte de possession commence à se diffuser parmi certaines populations autochtones des hauts plateaux d'Amérique du Sud. Ce mouvement appelé taki unquy, littéralement la « maladie de la danse », émerge en réponse aux terribles bouleversements provoqués par la conquête : exploitations, violences, spoliations, maladies et déplacements massifs de population. Dans la région de Huamanga (Pérou) apparaît alors un phénomène de possession dont les adeptes prophétisent la destruction imminente du monde instauré par les colons. Au cours de séances collectives, ils affirment que les villes construites par les Espagnols, leurs bétails, leur culture et leurs objets usuels seront engloutis par un cataclysme. Cette montée des eaux détruira toute trace de présence étrangère sur les terres amérindiennes et entraînera le rétablissement de l'ordre social antérieur. Le dieu des chrétiens sera ainsi vaincu par les ancêtres locaux venus reconquérir leur royaume usurpé. Cet épisode nous est connu grâce à quelques rares documents espagnols qui révèlent les biais culturels et les intérêts des observateurs coloniaux face au phénomène. Nous présentons ici la traduction inédite de l'un d'eux, le récit d'un homme d'Église alors « prêcheur en chef » des Indiens de Cuzco, Cristóbal de Molina. Son rapport retranscrit le témoignage d'un prêtre de la région de Huamanga qui offre des matériaux historiques et ethnographiques précieux sur l'imaginaire sous-jacent à ce mouvement de contestation.