Contenu du sommaire : Les victimes au tribunal : du témoignage à la preuve judiciaire
Revue | Droit et société |
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Numéro | no 102, août 2019 |
Titre du numéro | Les victimes au tribunal : du témoignage à la preuve judiciaire |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
Dossier - Les victimes au tribunal : du témoignage à la preuve judiciaire
- Le témoignage comme preuve. Itinéraires judiciaires des victimes. Présentation du dossier - Milena Jakšić, Nadège Ragaru p. 227-241
- Retrouver les victimes. Naufragés et rescapés au procès de Nuremberg - Guillaume Mouralis p. 243-260 Cet article s'interroge sur la place et le statut des victimes au procès international de Nuremberg (1945-1946). À partir de sources variées, il montre d'abord que les victimes ont été plutôt pensées comme collectives et nationales que comme individuelles et individuellement souffrantes ; c'est ce dont témoignent autant le travail des magistrats que les mobilisations en faveur d'une représentation officielle des victimes juives au sein de l'accusation ou encore à titre d'amicus curiae. L'article s'arrête ensuite sur les quatorze victimes individuelles citées comme témoins par l'accusation : il explore le sens assigné à leur témoignage, leur aptitude à déborder leur rôle, la manière dont se nouent, lors du procès, de véritables carrières testimoniales. En définitive, en mesurant l'écart qui sépare « la » victime de 1945 de celle d'aujourd'hui, il s'agit de réfléchir aux conditions sociohistoriques d'émergence de cette figure contemporaine de la victime cherchant une reconnaissance (individuelle) de son statut par voie judiciaire.This article examines the place and status of victims in the international Nuremberg trial (1945-1946). Based on varied sources, it shows that the victims were considered in collective and national terms rather than as individuals suffering individually; this is evidenced by the work of the Allied legal teams as well as the mobilizations for an official representation of Jewish victims in the prosecutor's office or, at least, as amicus curiae. The article then turns to the fourteen individual victims cited as witnesses by the prosecution. It explores the meaning assigned to their testimony, their ability to overplay their role, and how the trial furthered specific “testimonial careers.” Ultimately, by measuring the gap between the “victim” of 1945 and that of today, this article reflects on the emergence of this contemporary figure of the victim seeking (individual) recognition of its statute by judicial means.
- Témoigner au procès de la catastrophe Xynthia. Dimensions juridiques et morales de la parole des victimes - Sandrine Revet p. 261-279 À partir de l'ethnographie menée au cours des deux procès pénaux qui se sont déroulés en 2014 et 2015 suite à la catastrophe provoquée par la tempête Xynthia en France, l'article s'intéresse aux différents usages qui sont faits des témoignages des victimes dans le tribunal pénal. Il montre en premier lieu que la mobilisation de ces témoignages ne se fait pas sans une certaine appréhension de la part des acteurs judiciaires, qui conduit à des formes d'encadrement de la parole. Il montre ensuite que la parole des victimes sert deux dimensions principales du procès. La première est juridique et concerne la caractérisation de la faute. La seconde peut être qualifiée de morale et tend à mesurer l'écart entre le comportement des prévenus et un idéal moral constitué collectivement au cours du procès. On voit enfin que les victimes elles-mêmes élaborent des attentes vis-à-vis de ce que la justice doit faire de leur parole.Based on the ethnography conducted during the two criminal trials that took place in 2014 and 2015 following the disaster caused by the storm Xynthia in France, the article focuses on the different uses made of victims' testimonies in the criminal court. First, it shows that the mobilization of these testimonies did not take place without a certain degree of apprehension on the part of the judicial actors, which led to forms of speech supervision. It then shows that the victims' voices served two main dimensions of the trial. The first is legal and concerns the characterization of fault. The second can be described as moral and it measures the gap between the behaviour of the accused and a moral ideal collectively constituted during the trial. Finally, we see that victims themselves develop expectations about what justice should do with their words.
- Une justice cousue de fil blanc. L'épreuve sociale des victimes dans la justice pénale inquisitoire au Chili (1991-2004) - Jeanne Hersant p. 281-297 Cet article s'intéresse à l'élaboration de la preuve judiciaire dans la justice inquisitoire chilienne, où le statut de victime n'existe pas. Nous souhaitons réfléchir à la façon d'aborder l'accès à la justice et la pénalité ordinaire en Amérique latine, thématiques souvent éclipsées par l'analyse des processus de justice transitionnelle. Dans les tribunaux de première instance, étudiés ici, l'investigation et l'accusation – attributions du juge –, et même parfois l'élaboration et l'annonce de la sentence, étaient de facto exercées par des employés qui cherchaient à obtenir des aveux à tout prix. Nous décrivons dans un premier temps la configuration sociale des tribunaux de première instance à la fin des années 1990. Ensuite, nous montrons en nous appuyant sur l'analyse de dossiers judiciaires, que l'absence de statut de victime donne lieu à une « épreuve sociale ».This article handles the issue of the elaboration of judicial proof in the Chilean inquisitorial judicial system where there is no status for victims. We address the issues of access to justice and ordinary punishment in Latin America while both issues are often eclips by study of the transitional justice process. In the Chilean inquisitorial justice system, judges' formal prerogatives – investigation, prosecution and sometimes even the writing and enunciation of the verdict – were de facto exercised by poorly qualified court clerks who sought a confession at any price. As far as the status of victim is concerned, two features of the Chilean inquisitorial criminal procedure can be emphasized. First, we describe the social configuration of lower criminal courts at the end of the 1990s. Second, the analysis of judicial files allows us to shed light on the “social proof” which crime victims or perpetrators had to overcome.
- Des « procès rwandais » à Paris. Échos locaux d'une justice globale - Sandrine Lefranc p. 299-318 Des cours d'assises françaises ont récemment eu à se prononcer sur la culpabilité de Rwandais pour leur implication dans le génocide des Tutsi, vingt ans auparavant. La justice française est ainsi devenue compétente par délégation du Tribunal pénal international pour le Rwanda, et appelée à juger tous les auteurs de crimes contre l'humanité, en tous lieux. La littérature académique sur ces sujets consacre l'avènement d'une justice unifiée dans ses catégories, ses acteurs et ses pratiques, et placée au service d'une cause commune – qu'elle serve un empire ou les victimes. Cet article, fondé sur l'observation de plusieurs de ces procès, montre au contraire que ces procès consistent en rencontres et malentendus locaux. Si ces procès, qui sont des scènes de justice disséminées dans le monde, imposent aux témoins des rôles particuliers, ce sont des procédures locales qui déterminent ce qui peut être dit du génocide.French criminal courts have had to rule on the guilt of Rwandans for their involvement in the genocide of Tutsi in Rwanda twenty years earlier. French criminal justice has thus become one of the links in a global justice system capable of trying all perpetrators of crimes against humanity, anywhere. The academic literature on these subjects enshrines the advent of unified justice in its categories, actors and practices, and placed at the service of a common cause: neo-imperialism or the human rights of victims. This article, based on the observation of several of these trials, shows on the contrary these trials consist of local frictions and misunderstandings, which guide the probative demonstration. While these trials—links in a chain of scenes of justice around the world—impose particular roles on witnesses, it is the local procedures that determine what can be said about genocide.
Question en débat - Discriminations et travail
- La discrimination sur le lieu de travail : éléments pour une comparaison transatlantique - Daniel Sabbagh p. 319-332 L'intérêt légitime d'une entreprise privée à maximiser ses profits doit-il céder le pas devant le droit de l'employé-e à manifester ses convictions religieuses ? Une décision préjudiciable à un-e salarié-e et indirectement déterminée par la réaction négative d'une partie de la clientèle à sa pratique religieuse, réaction à laquelle l'employeur aurait pris le parti de s'adapter, constitue-t-elle une infraction à la législation antidiscriminatoire ? À ces questions la réponse de la Cour de justice de l'Union européenne, dans les arrêts Achbita et Bougnaoui rendus en mars 2017, consiste à restreindre la portée du principe de non-discrimination tout en obscurcissant sa finalité. Tel est du moins ce que révèle une comparaison avec la jurisprudence des tribunaux états-uniens.Must a legitimately profit-maximizing private firm cede to an employee's right to dress as required by his or her religious beliefs? Does existing antidiscrimination legislation permit a decision prejudicial to that employee and determined by the employer's anticipation and accommodation of negative responses toward her by clients? Taking into consideration relevant U.S. case law, the European Union Court of Justice, in its 2017 Achbita and Bougnaoui decisions, answered those fundamental questions by substantially weakening the ban on religious-based discrimination while concealing its underlying rationale.
- La discrimination sur le lieu de travail : éléments pour une comparaison transatlantique - Daniel Sabbagh p. 319-332
Droit et Société en débat
- Présentation - p. 333-335
- « Le décloisonnement des communautés linguistiques dans le monde académique est un défi comparable au décloisonnement des disciplines » - Julie Ringelheim p. 337-345
- « Les profondes transformations que connaît le droit pourraient avoir des effets jusque dans les structures de nos subjectivités » - Pierre Guibentif p. 347-356
Études
- Les réparations au titre de l'esclavage colonial : l'impossible paradigme judiciaire - Magali Bessone p. 357-377 L'hypothèse défendue ici est la suivante : les demandes de réparation au titre de la traite et l'esclavage colonial ne peuvent pas être pensées exclusivement sous le paradigme de la justice corrective. Dans ce paradigme, elles sont interprétées comme la traduction judiciaire de politiques d'identité, exigeant, au nom d'une logique d'indemnisation, des ressources financières dues collectivement et exclusivement aux membres des groupes identifiés comme victimes, ou bien, au nom d'une mise en concurrence des passés, un « devoir de mémoire » qui n'est pas une obligation de justice. Cette interprétation est erronée mais cohérente dans la logique du droit de la responsabilité civile. La manière dont elle est construite sera traitée en analysant les arguments du jugement rendu le 29 avril 2014 opposant deux associations ainsi que des personnes physiques à l'État français au nom de sa « responsabilité » dans la traite et l'esclavage.This article argues that claims for reparations for colonial slavery cannot be correctly understood within the paradigm of corrective justice (specifically, tort law). In this paradigm, they are interpreted as the judiciary dimension of identity politics that demand 1) in the name of a compensatory logic, that financial resources be allocated only to members of groups identified as victims; and 2) in the name of competing narratives about the past, that a “duty to remember” be honored, even though it is not a legal obligation. This interpretation, while wrong, is consistent with the logic of tort law. We analyze it by focusing on the arguments underscoring the judgment rendered on April 29, 2014 in the case involving two associations, as well as physical plaintiffs, opposing the French state in the name of the latter's “responsibility” in the slave trade and slavery.
- Comprendre l'État sous le regard de la transparence - Jean-François Kerléo p. 379-396 La transparence de la vie publique connaît un véritable engouement dont on a parfois du mal à saisir le sens et les limites. Si elle consiste à s'assurer de la légalité, et aussi du respect d'une moralisation élémentaire ou socialement partagée, son usage contribue à modifier les comportements qu'elle rend publics ou visibles. Progressivement, elle est donc passée du statut de moyen à celui de fondement de l'action publique. Il convient, dès lors, d'analyser les effets de la soumission de l'État aux exigences de transparence et son influence sur le contenu même du droit et des comportements des acteurs publics. En ce sens, elle constitue une cause explicative des évolutions de l'État et des fonctions communicationnelles du droit.Transparency has become a buzz word in public life and sometimes one struggles to understand its meaning and its limits. If it is the means of assuring the legality and the respect for an elementary or socially shared moraliation, its use contributes to the modification of publicly visible behaviors. Progressively, it has morphed into the foundation of public action. It is therefore necessary to analyze the effects of the state's submission to the exigencies of transparency and its influence on the very content of the law and on public actors' behavior. In this sense, it constitutes an explanatory etiology of the evolution of the state and of the law's communicative functions.
- Pierre Legendre ou le droit du point de vue de l'anthropologie dogmatique - Baptiste Rappin p. 397-411 Juriste à l'œuvre aussi abondante et complexe qu'originale, Pierre Legendre n'a pas encore fait l'objet d'études synthétiques qui puissent donner un accès simplifié à ses Leçons. C'est ainsi tout l'enjeu de cet article que de présenter les contours d'une pensée riche qui ne considère pas le droit sous des aspects techniques, mais en vertu de sa portée anthropologique issue de la réforme grégorienne. L'auteur présente alors les principaux concepts de l'anthropologie dogmatique : la référence, l'institution, la généalogie. Il conclut en élargissant le propos autour de trois points : l'artificialisme de la pensée de Legendre, son inscription dans la querelle de la sécularisation puis son rapport à la philosophie grecque.Pierre Legendre is a professor of law whose work, as abundant as it is complex, has not been adequately summarized. This article aims, thus, to display the principles of this rich vein of thought that does not consider law in its technical aspects, but in terms of its anthropological significance stemming from the Gregorian reform. The author explains the main concepts of dogmatic anthropology: reference, institution, and genealogy. The conclusion focuses on three points: the artificial character of Legendre's thought its link to the controversy of secularization and its relation to Greek philosophy.
- Les formes ordinaires du consentement. Consciences du droit dans la consultation gynécologique - Lucile Quéré p. 413-432 Depuis le début des années 2010, une critique d'un ensemble de pratiques des gynécologues a émergé dans l'espace public, mobilisant la loi française du 4 mars 2002. Ce contexte invite à poser la question du rapport ordinaire des patientes en gynécologie à leurs droits, particulièrement à leur droit au consentement. Cet article se propose de saisir les manières dont les femmes donnent forme à leurs expériences vécues au sein de la consultation en gynécologie selon leurs caractéristiques sociales. Il convoque pour cela une analyse empirique des consciences des droits et met au jour trois cadres d'interprétation des expériences en gynécologie. Ces cadres, issus des luttes historiques et politiques autour de la définition des modalités de la relation entre médecins et patient-e-s, permettent de comprendre le rapport au consentement des patientes et les mécanismes qui les amènent à estimer avoir subi un préjudice – ou non.Since the beginning of the 2010s, health and feminist activists have used French law on patient's rights, dating from 2002, to criticize publicly some gynecologists' practices. This context is an invitation to question patients' everyday understanding of their rights and consent during a gynecological consultation. This article aims to understand the ways in which women make sense of their experiences during a gynecological consultation. Through an empirical analysis of women's legal and rights consciousness, it displays three frames that women use to judge their gynecological experiences. These frameworks come from the historical and political struggles around the definition of the modes of the doctor-patient relationship. They enable us to understand the ways in which patients frame consent and how they perceive an experience as harmful.
- Les réparations au titre de l'esclavage colonial : l'impossible paradigme judiciaire - Magali Bessone p. 357-377
À propos
- Écrire le droit, écrire les sciences sociales - Julie Saada p. 433-446
- Hans Kelsen et le châtiment des criminels de guerre de l'Allemagne nazie - Charles Leben p. 447-457
- Motifs non-juridiques des jugements internationaux et définition du droit - Jean-François Perrin, Luc Gonin p. 459-474