Contenu du sommaire : Ethnographies des agents conversationnels
Revue | Réseaux (communication - technologie - société) |
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Numéro | no 220-221, avril-juin 2020 |
Titre du numéro | Ethnographies des agents conversationnels |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
Présentation
- Pourquoi ethnographier les interactions avec les agents conversationnels ? - Julia Velkovska, Marc Relieu p. 9-20
Dossier : Ethnographies des agents conversationnels
- « Tisser des liens » : L'interaction sociale chez les agents conversationnels - Justine Cassell, Julia Velkovska, Marc Relieu p. 21-45 L'article plaide pour un genre d'IA capable de créer des liens sociaux avec des interlocuteurs humains. La démonstration prend pour point de départ les deux histoires concurrentes concernant les origines de l'Intelligence Artificielle. Dans l'une, l'objectif de l'IA était d'inventer des machines capables de simuler tous les aspects de l'intelligence humaine. Dans l'autre, il s'agissait de construire des machines qui s'adaptent étroitement au comportement humain naturel. Si la première histoire est mieux connue, l'auteure défend l'idée selon laquelle la seconde aurait été plus féconde, car elle place l'humain au cœur de l'entreprise. Ancré dans cette perspective historique, l'article présente plusieurs exemples d'agents conversationnels qui s'engagent dans ce type de comportement social adaptatif. Les résultats des expériences menées avec ces agents sociaux montrent qu'en fait ils améliorent les relations entre les personnes et les systèmes. Cependant, ils améliorent également les performances dans la tâche que les agents conversationnels et les humains accomplissent ensemble.The article argues for a genre of AI capable of building social bonds with humans. The argument's starting point is the two competing origin stories of Artificial Intelligence. In one, the goal of AI was to create machines that could simulate every aspect of human intelligence. In the other, it was to build machines that adapt closely to natural human behaviour. While the first story is better known, it is argued that the second would have been more fruitful, as it places the human at the heart of the endeavour. Based on this historical perspective, the article provides several examples of conversational agents that engage in this kind of adaptive social behaviour. Results of experiments with these social agents find that they do in fact improve relations between people and the systems. Additionally, they improve performance on the task that the human and the conversational agent are conducting together.
- Les relations aux machines « conversationnelles » : Vivre avec les assistants vocaux à la maison - Julia Velkovska, Moustafa Zouinar, Clair-Antoine Veyrier p. 47-79 L'article propose une contribution empirique à la sociologie de l'Intelligence Artificielle conversationnelle à partir d'une enquête vidéo-ethnographique sur les usages quotidiens d'assistants vocaux dans vingt-deux foyers français, s'étalant sur trois ans. Les résultats battent en brèche les idées reçues portées dans l'espace public par leurs promoteurs qui envisagent les interactions avec ces dispositifs comme des conversations naturelles, invisibilisant ainsi la complexité des usages réels. Nous proposons plutôt de les décrire comme des simulacres de conversation qui créent une « illusion de conversation », ainsi qu'une « illusion d'intuitivité », sources de troubles interactionnels. Nous mettons en évidence l'important « travail » que les utilisateurs mettent en œuvre pour découvrir et interagir avec ces dispositifs. L'enquête montre une nouvelle facette de ce travail de l'utilisateur, spécifique à la multiplication des services vocaux, à savoir la gestion et la coordination de plusieurs agents conversationnels. Le travail de l'utilisateur constitue la face invisible des relations aux machines conversationnelles. L'article décrit également les processus d'appropriation qui installent progressivement les assistants vocaux dans les activités et les routines quotidiennes. Il identifie les formes de transformation des pratiques et l'inscription sociale de ces machines dans les collectifs familiaux, caractérisée par une asymétrie des usages.This article makes an empirical contribution to the sociology of conversational artificial intelligence by presenting a video-ethnographic research on the everyday use of voice assistants in twenty-two French households over a span of three years. The results belie the ideas conveyed in the public space by the proponents of these devices, who consider the interactions with them as natural conversations, thus obfuscating the complexity of real uses. We suggest describing these interactions as ‘simulacrum' of conversation that creates an “illusion of conversation” as well as an “illusion of intuitiveness”, which are sources of interactional problems. We highlight the significant “work” that users make to discover and interact with these devices. This research highlights a new facet of user's work characteristic of the proliferation of voice services: that of managing and coordinating multiple conversational agents. This user work makes up the invisible side of relationships with conversational machines. The article also describes the appropriation processes that gradually establish voice assistants in everyday activities and routines. It identifies the forms of transformation of practices and the social inscription of these machines within family groups, characterized by an asymmetry of uses.
- Une approche configurationnelle des leurres conversationnels - Marc Relieu, Merve Sahin, Aurélien Francillon p. 81-111 Les leurres conversationnels sont des agents artificiels qui, une fois insérés au sein d'échanges langagiers, sont susceptibles de passer pour des humains. Ils se distinguent donc des robots et autres agents incarnés par leur capacité à leurrer des interactants humains en situation. Apparus à la naissance du projet de l'Intelligence Artificielle dans le Jeu de l'Imitation d'Alan Turing (appelé aussi test de Turing), les leurres conversationnels ont été ensuite développés dans des directions différentes, dont nous proposons une première généalogie. Les modalités de la conception des leurres (des professionnels de l'informatique y croisent des amateurs éclairés) diffèrent, de même que leurs usages : répondre à des interrogations épistémiques, gérer une consultation de psychologie non directive, répondre à des appels non sollicités de télémarketing. Dans cet article, nous montrons l'intérêt d'adopter une approche configurationnelle pour étudier les trois principaux types de leurres conversationnels, les différents contextes langagiers au sein desquels ils interviennent et comment ils parviennent à se glisser dans la texture intelligible des interactions, en vue de réaliser différentes fins pratiques.Conversational lures are artificial agents that, when inserted into speech exchanges, are likely to pass for humans. They are therefore distinguished from robots and other embodied agents by their ability to deceive human interactants in a situation. After appearing at the birth of the Artificial Intelligence project in the form of a quasi-experimental test, Alan Turing's Game of Imitation (also called the Turing test), conversational lures were developed in various directions, like the famous ELIZA program or Lenny, a program intended to put a stop to malicious calls. The category of conversational lures is therefore quite diverse, in terms both of design methods (IT professionals meet enlightened amateurs) and of uses: answering epistemic questions, managing a psychology consultation, or responding to unsolicited telemarketing calls. In this article, we show the advantages of adopting a configurational approach to study three types of conversational lures and the different linguistic contexts in which they operate, and to understand how they slip into the intelligible texture of interactions, for various practical purposes.
- Répondre aux questions d'un robot : Dynamique de participation des groupes adultes-enfants dans les rencontres avec un robot guide de musée - Karola Pitsch, Marc Relieu, Julia Velkovska p. 113-150 Cette étude des rencontres concrètes de petits groupes d'adultes et d'enfants avec un robot-guide-de-musée autonome prend l'interaction humain-robot comme outil d'étude de l'(inter-)action située. En analysant des séquences questions-réponses (sur enregistrements vidéo et archives du logiciel de reconnaissance vocale), nous explorons la manière dont ces groupes tentent de répondre aux questions du robot et la dynamique interactionnelle émergeant entre les visiteurs. Une micro-analyse fine de l'interaction (ethno-méthodologie/analyse conversationnelle) y est combinée avec la perspective interne du robot, montrant que les adultes tendent à jouer les « facilitateurs de participation », faisant des enfants les principaux co-participants du robot. Les participants travaillant ensemble pour produire des réponses aux questions du robot, il est nécessaire de distinguer conceptuellement la « réponse comme processus d'interaction » de la « réponse comme résultat ». Dans le développement de séquences questions-réponses pour les systèmes robotiques, cette étude propose un apport sur une approche multimodale, la gestion d'utilisateurs multiples et la sensibilité à leur hétérogénéité.Considering human-robot-interaction as a tool for investigating situated (inter-)action, this paper investigates encounters of small groups of adult and children with an autonomous museum guide robot in the real-world. Focusing on Question-Answer-Sequences, it explores how these groups attempt to answers the robot's questions and the emerging interactional dynamics between the visitors. Analysis uses video-taped recordings and log-files of the system's speech recognition. It combines fine-grained micro-analysis of interaction using Conversation Analysis (EM/CA) with the robot's internal perspective. Analysis reveals that adults tend to assume the role of ‘participation facilitator' and establish the child(ren) as primary co-participant(s) for the robot. The participants jointly work to produce an answer to the robot's question, so that a conceptual distinction between the ‘answer-as-interactional process' and the ‘answer-as-result' is required. Implications for further designing Question-Answer-Sequences for robotic systems consist in a multimodal approach, in dealing with multiple users and sensitivity to the users' heterogeneity.
- « Je dois y aller ». Analyses de séquences de clôtures entre humains et robot - Christian Licoppe, Nicolas Rollet p. 151-193 A partir d'un corpus d'interactions humain-robot filmées, nous proposons, en suivant une approche d'analyse conversationnelle, une étude multimodale des phases de désengagements terminaux. L'accomplissement de clôtures suppose que le robot soit capable de compléter des séquences interactionnelles, et nous décrivons comment les participants humains se montrent particulièrement sensibles aux situations dans lesquelles les robots peuvent paraître manifester une compréhension de leurs actions précédentes. Nous analysons ensuite les phases de désengagement et montrons qu'elles prennent des formes diverses, depuis les clôtures « machiniques » (exit, instruction) jusqu'aux pré-clôtures qui caractérisent les interactions humaines ordinaires. Dans ce dernier cas, nous montrons qu'il convient aussi de distinguer les formes où les participants humains se pressent pour finir, ou bien laissent au robot une opportunité de répondre. Cela nous permet de relever deux dimensions différentes dans ces formes de clôture des interactions humain-robot, le tact interactionnel (traiter plus ou moins le robot comme un partenaire) et le caractère relativement collaboratif du désengagement.Based on a corpus of videotaped human-robot interactions, we offer a multimodal study of phases of final disengagement following a conversation analysis approach. Doing closing sequences implies that the robot is capable of completing interactional sequences, and we describe how human participants appear to be particularly sensitive to situations in which robots may appear to show understanding of their prior actions. We then analyse the phases of disengagement and show that their form may vary, ranging from “mechanical” closing statements (exit, instruction) to the pre-closing sequences characteristic of ordinary human interactions. With regard to the latter, we show that it is also relevant to distinguish between forms in which human participants are in a hurry to finish and those in which humans give the robot an opportunity to respond. This allows us to reveal two different dimensions of these closing statement formulas in human-robot interactions: that of interactional tact (the extent to which the robot is treated like a partner) and the relatively collaborative nature of sequence-based disengagement.
- Construire la « compréhension » d'une machine : Une ethnographie de la conception de deux chatbots commerciaux - Charlotte Esteban p. 195-222 Dans cet article, nous nous intéressons à la production de systèmes d'automatisation de dialogues, dans les domaines du marketing et de la relation-client : nous proposons d'en explorer la mise en place à travers deux projets de chatbots commerciaux. Ces systèmes, parfois assimilés à des « intelligences artificielles », requièrent un travail de scénarisation, de construction des bases de connaissances, ainsi qu'une activité de supervision continue. Si ces dispositifs font la promesse d'interagir massivement avec les clients d'une marque, la nécessité d'un travail d'attention permanent soulève la question de l'échelle d'industrialisation de ces dispositifs, qui ne peuvent fonctionner entièrement de manière automatique.This article focuses on the production of automated dialogue systems in the fields of marketing and customer relations, exploring the implementation of these systems via the case of two commercial chatbot projects. These systems, which are sometimes considered to be “artificial intelligence”, require the establishment of a background context, the construction of knowledge bases, and continuous supervision. While these devices promise mass interaction with a brand's customers, the need for permanent supervision raises the question of the scale of the mass development of these devices, which are unable to operate 100% automatically.
- Concevoir des machines anthropomorphes : Ethnographie des pratiques de conception en robotique sociale - Joffrey Becker p. 223-251 À partir de deux cas extraits de l'ethnographie, cet article propose d'étudier comment s'articulent les approches théoriques et les techniques mobilisées en robotique pour concevoir des interfaces relationnelles. En revenant sur l'intérêt des roboticiens pour la biologie et le théâtre, l'article questionne la façon dont ces derniers s'y prennent pour tenter de faciliter les relations que nous pouvons avoir avec leurs objets. Il porte plus particulièrement l'attention sur les opérations de transfert par lesquelles les chercheurs en robotique intègrent des comportements à leurs robots afin d'apporter un point de vue complémentaire au champ de l'anthropologie des interactions humain-machine, qui prenne en compte les pratiques de conception.Drawing on two case studies, this article examines the interrelations between the theoretical and technical approaches used in robotics to design relational interfaces. Investigating robotics engineers' interest in biology and theatre, it examines the ways in which they attempt to facilitate humans' relationships with robots. In particular, it focuses on a process of transference whereby robotics researchers integrate behaviours into their robots. It thus provides a complementary perspective to the anthropology of human-machine interactions that takes design practices into account.
- « Tisser des liens » : L'interaction sociale chez les agents conversationnels - Justine Cassell, Julia Velkovska, Marc Relieu p. 21-45
Varia
- Robots, élevage et techno-capitalisme : Une ethnographie du robot de traite - Philippe Le Guern p. 253-291 Si la perception contemporaine du monde agricole est particulièrement brouillée, c'est parce que le grand public en reste à l'image d'Epinal de la « ferme » – lieu mental associant exotisme et authenticité –, tout en s'inquiétant des effets de l'agriculture conventionnelle sur l'environnement et la santé. C'est dans ce contexte de forte tension entre deux modèles concurrents, une agriculture productiviste d'une part, une agriculture de « paysans » d'autre part, que l'usage de l'innovation technologique peut être interrogé. En effet, amplifiant le mouvement de mécanisation engagé après-guerre, dont la finalité était la maximisation de la productivité par travailleur, les capteurs, drones, algorithmes et robots redessinent aujourd'hui les contours d'une agriculture qui prétend concilier rendements élevés et respect environnemental. Dans ce contexte, cet article étudie la place qu'occupe l'innovation dans l'élevage : basé notamment sur une ethnographie du robot de traite, il décrit les interactions qui s'établissent entre trois catégories d'acteurs ontologiquement dissemblables, les éleveurs, les robots et les vaches.If there is a reason why the contemporary perception of the agricultural world is particularly fuzzy, it is because the general public maintains a very simplistic and traditional idea of the “farm” as an imagined space combining exoticism and authenticity, while nevertheless expressing concern over the effects of conventional agriculture on the environment and health. It is in this context of significant tensions between two competing models—productivist agriculture and “peasant” agriculture—that the use of technological innovation can be called into question. Expanding on the transition to mechanization initiated after the Second World War to maximize labour productivity, sensors, drones, algorithms, and robots are now reshaping the boundaries of a form of agriculture aimed at reconciling high yields with environmental care. In this context, this article studies the place of innovation in livestock farming. Specifically based on an ethnography of the milking robot, it describes the interactions between three categories of ontologically dissimilar actors, namely livestock farmers, robots, and cows.
- Robots, élevage et techno-capitalisme : Une ethnographie du robot de traite - Philippe Le Guern p. 253-291
Notes de lecture
- Henri BOULLIER, Toxiques légaux : comment les firmes chimiques ont mis la main sur le contrôle de leurs produits, Paris, La Découverte, 2019, 200 p. - Mathieu Baudrin p. 293-299
- Manuel CERVERA-MARZAL, Post-vérité : pourquoi il faut s'en réjouir, Lormont, Le Bord de l'Eau, coll. « La bibliothèque du MAUSS », 2019, 122 p. - Ana Cristina Suzina p. 300-304
- Michel GROSSETTI, Jean-François BARTHE et Nathalie CHAUVAC, Les start-up, des entreprises comme les autres ? Une enquête sociologique en France, Paris, Sorbonne Université Presses, coll. « L'intelligence du social. Sociologie économique », 2018, 156 p. - Arnaud Saint-Martin p. 305-307