Contenu du sommaire : W. E. B. Du Bois face à la violence sociale
Revue | Raisons Politiques |
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Numéro | no 78, mai 2020 |
Titre du numéro | W. E. B. Du Bois face à la violence sociale |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
- Sciences en danger, revues en lutte - p. 5-6
- W. E. B. Du Bois face à la violence sociale : instruments scientifiques et stratégies politiques pour la justice - Nicolas Martin-Breteau p. 7-13
Dossier
- « Ignorance blanche », clairvoyance noire ? W. E. B. Du Bois et la justice épistémique - Magali Bessone p. 15-28 Dans cet article, on se propose de montrer comment l'enjeu principal de W. E. B. Du Bois dans l'ensemble de son œuvre a consisté à transformer l'epistémè défectueuse du monde blanc dominant, l'objectif épistémique étant au service d'un objectif normatif de justice sociale. Il a mis en place des outils de diagnostic et de lutte contre les injustices épistémiques qui affectent les Africains-Américains et a fourni des ressources puissantes pour renverser la structure particulière d'ignorance blanche qui informait l'Amérique ségréguée de son temps. Après avoir rappelé les paradigmes de l'injustice épistémique et de l'ignorance blanche tels qu'ils ont été proposés respectivement par Miranda Fricker et par Charles W. Mills, l'article étudie tout particulièrement trois dimensions qui représentent la contribution décisive de Du Bois à la reformulation d'une épistémologie correcte : 1) il vise à faire reconnaître les Noirs comme crédibles sujets de connaissance et même particulièrement clairvoyants dans certaines conditions ; 2) il étudie des objets d'enquête scientifique, usuellement considérés comme inexistants dans le monde blanc et met au jour les structures épistémiques qui les rendent invisibles ; 3) il crée des ressources cognitives spécifiques pour appréhender, évaluer et résoudre les « problèmes » que le monde blanc est devenu incapable de comprendre.W.E.B. Du Bois and Epistemic JusticeThis paper proposes to show how W.E.
B. Du Bois' main challenge in his entire work has been to transform the defective episteme of the dominant white world, the epistemic objective being at the service of a normative objective of social justice. He offers instruments to diagnose and fight epistemic injustices that affected African Americans and provides powerful resources to reverse the particular structure of white ignorance that informed segregated America of his time. After recalling the main features of the paradigms of epistemic injustice and white ignorance as proposed by Miranda Fricker and Charles W. Mills respectively, the article focuses on three dimensions that represent Du Bois' decisive contribution to the reformulation of a correct epistemology: 1) he aims to have Blacks recognized as credible cognizers and even particularly clairvoyant under certain conditions; 2) he studies objects of scientific inquiry, usually considered non-existent in the white world, and uncovers the epistemic structures that make them invisible; 3) he creates specific cognitive resources to apprehend, evaluate and solve “problems” that the white world has become unable to understand. - Le courage de la vérité, ou la déracialisation des savoirs selon W. E. B. Du Bois - Matthieu Renault p. 31-43 Conçu comme une contribution à une histoire subalterne de la vérité, dans une triple perspective épistémologique, politique et éthique, cet article révèle la place centrale occupée par W. E. B. Du Bois dans l'entreprise de « déracialisation des savoirs » engagée par les intellectuels africains-américains dès le lendemain de l'abolition de l'esclavage. Examinant tour à tour les différentes facettes de l'auteur, philosophe, sociologue, « agitateur », et historien, il montre comment Du Bois s'est efforcé d'articuler pratique scientifique et lutte contre le racisme, pour faire de la vérité une arme essentielle dans le combat pour l'égalité raciale.The Courage of Truth, or Deracializing Knowledge with W.E.B. Du Bois
Conceived of as a contribution to a subaltern history of truth from a threefold epistemological, political and ethical perspective, this article shows the pivotal role played by W.E.B. Du Bois in the effort of deracializing knowledge undertaken by African-American intellectuals since the aftermath of the abolition of slavery. It successively examines Du Bois as a philosopher, a sociologist, an “agitator”, and a historian, and reveals how he strove to articulate scientific practice and the struggle against racism, in order to establish truth as a crucial instrument in the fight for racial equality. - Conceptual Coup d'État: W.E.B. Du Bois and the Inauguration of Intersectional Sociology - Reiland Rabaka p. 45-58 Bref exercice de critique de la sociologie, cet article démontre les contributions indéniables de W. E. B. Du Bois à l'histoire, au discours et au développement de la sociologie américaine en particulier, et au monde de la sociologie en général. Cette approche dialectique du discours sociologique de Du Bois permettra aux interprètes objectifs de son œuvre de constater que, par comparaison et contraste avec l'œuvre monumentale de Karl Marx, Max Weber et Émile Durkheim, ce qui était et reste véritablement distinctif de la sociologie de Du Bois est précisément sa préoccupation sans prétention pour des questions sociales, politiques et culturelles clairement et distinctement américaines, comme, par exemple : la race et le racisme anti-noir dans le contexte de l'esclavage, du lynchage, des codes noirs, des lois Jim Crow, de la ségrégation et d'autres formes d'oppression raciale aux États-Unis ; le capitalisme racial et la colonisation raciale des classes sociales aux États-Unis ; la colonisation raciale du genre et de la sexualité aux États-Unis ; la colonisation raciale de la religion aux États-Unis ; la colonisation raciale de l'éducation aux États-Unis ; et, enfin, la criminalisation raciale des Noirs, parmi d'autres personnes colonisées racialement et frappées par la pauvreté, aux États-Unis.As a brief exercise in the critical sociology of sociology, this article demonstrates W.E.
B. Du Bois's undeniable contributions to the history, discourse, and development of American sociology in particular, and the wider world of sociology in general. This dialectical approach to Du Bois's sociological discourse will enable objective interpreters of his work to see that when compared and contrasted with the monumental work of Karl Marx, Max Weber and Emile Durkheim, what was and what remains really and truly distinctive about Du Bois's sociology is precisely his unpretentious preoccupation with uniquely and unequivocally American social, political, and cultural issues, such as, for example: race and anti-black racism in the context of slavery, lynching, Black Codes, Jim Crow laws, segregation, and other forms of racial oppression in the United States; racial capitalism and the racial colonization of social classes in the United States; the racial colonization of gender and sexuality in the United States; the racial colonization of religion in the United States; the racial colonization of education in the United States; and, finally, the racial criminalization of blacks, among other racially colonized and poverty-stricken people, in the United States. - « Le grand fait du préjugé racial » : W. E. B. Du Bois, Les Noirs de Philadelphie et la fondation d'une sociologie relationnelle - Nicolas Martin-Breteau p. 59-73 L'enquête pionnière de W. E. B. Du Bois, Les Noirs de Philadelphie : une étude sociale (1899), a inauguré l'analyse sociologique des questions raciales. Aux États-Unis, au moment où il débute son enquête, l'inégalité des conditions d'existence entre groupes raciaux est généralement pensée comme la conséquence de l'inégalité de leurs caractéristiques biologiques respectives supposées. Par un tour de force méthodologique et analytique, Du Bois réfute cette opinion commune en articulant le concept alors central de préjugé racial à celui d'environnement social. Ce faisant, il définit le préjugé racial non pas comme un instinct naturel inné mais comme une attitude sociale construite. Cette perspective novatrice, à la fois psychologique et sociologique, permet à Du Bois d'esquisser les fondements d'une théorie relationnelle du monde social. De ce point de vue, ses conclusions demeurent actuelles pour les sciences sociales, en particulier pour la sociologie et la psychologie sociale, souvent isolées à l'intérieur de champs disciplinaires strictement délimités.“The Great Fact of Race Prejudice”: W.E.
B. Du Bois, The Philadelphia Negro, and the Foundation of Relational SociologyThe pioneering study of W.E.B. Du Bois, The Philadelphia Negro: A Social Study (1899), inaugurated the sociological analysis of race issues. In the United States, when he began his investigation, the inequality in the living conditions amongst racial groups was commonly thought of as the consequence of the disparities between their respective and supposed biological characteristics. In a methodological and analytical tour de force, Du Bois disproved this widespread claim by articulating the then key concept of racial prejudice to that of social environment. By doing so, he defined racial prejudice not as a natural innate instinct but as a socially constructed attitude. This new perspective, both psychological and sociological, allowed Du Bois to outline the foundations of a relational theory of the social world. From this standpoint, his conclusions remain crucial for the social sciences, most notably for sociologists and social psychologists, often isolated within strictly delimited disciplinary boundaries. - Activism through Art: Du Bois, The Crisis and the Crime of Lynching - Amy Helene Kirschke p. 75-93 W.E.B. Du Bois, fondateur et rédacteur en chef du journal mensuel The Crisis, créé par la NAACP, était déterminé à donner aux Africains-Américains une voix nationale pour rendre compte de leur propre histoire, de leurs propres affaires politiques et des problèmes sociaux qu'ils rencontraient. Dès le numéro inaugural, en 1910, Du Bois a fait appel à des illustrateurs de caricatures politiques, véritables éditoriaux en eux-mêmes. Les artistes, pour la plupart restés inconnus des historiens, ont créé des images de terrorisme racial comme éléments de leur œuvre, y compris des images de lynchage. En un seul dessin, les aspects les plus horribles de cette activité extralégale pouvaient être capturés ; les Américains blancs usaient du lynchage pour maintenir leur suprématie blanche, contrôler les Africains-Américains et limiter leur progrès économique et social. En publiant des essais, des statistiques, des photographies et des dessins de lynchages, Du Bois et son équipe ont rendu visible et maintenu cet acte cruel au premier plan, à l'attention de leur lectorat. Une seule image pouvait en dire autant qu'un ouvrage entier et ainsi contribuer aux efforts visant à mettre fin à la violence raciale, à mobiliser politiquement le lectorat et à donner aux Africains-Américains leur propre voix dans la lutte contre le lynchage en Amérique.W.E.B. Du Bois, the founding editor of Crisis magazine, a monthly journal created by the NAACP, was determined to give African Americans a national voice in their own history, political affairs and social issues. With the inaugural issue in 1910, DuBois immediately employed artists to create political cartoons that were editorials unto themselves. The artists, who remain mostly unknown to historians, created images of racial terrorism as part of their repertoire, including images of lynching. A single image could capture the most horrifying aspects of this extralegal activity; lynching was used by white Americans to maintain their white supremacy, to control African Americans and to limit their economic and social advancement. By publishing essays, statistics, photographs and drawings of lynchings, DuBois and his staff kept this vicious act in the forefront for the readership. One image could say as much as an entire essay and could aid in the efforts to end racial violence, to politically mobilize the readership, and to give African Americans their own voice in combatting lynching in America.
- Une victoire négligeable ? : W. E. B. Du Bois, les lynchages d'Elaine dans l'Arkansas et le rôle des cours de justice dans l'émancipation des Africains-Américains - Simon Grivet p. 95-107 Cet article étudie la façon dont W. E. B. Du Bois a réagi au Massacre d'Elaine, dans l'Arkansas, à l'automne 1919. Après avoir replacé cet événement tragique dans le contexte de « l'Été rouge » de 1919, il montre comment W. E. B. Du Bois a essayé de défendre les métayers africains-américains injustement accusés d'avoir voulu assassiner les Blancs. Par la suite, le sociologue et historien a soutenu les efforts de la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP) pour financer leur défense devant diverses cours de justice. Pourtant, W. E. B. Du Bois semble avoir manifesté une certaine réserve à propos de ce volet judiciaire. L'article tente d'expliquer les raisons de cette circonspection.W.E.B. Du Bois, the Elaine Massacre, and the Role of Courts in the Emancipation of African-Americans
This article studies how W.E.B. Du Bois reacted to the 1919 Elaine Massacre in Arkansas. After setting the Massacre in the context of the 1919 “Red Summer”, it shows how Du Bois tried to defend the Elaine sharecroppers who were unfairly accused of having planned the mass murder of Whites. Afterwards, the NAACP financed the long litigation to save the Elaine 12 from the electric chair. However, W.E.B. Du Bois seemed to have been less interested in this second phase. The article tries to explain why.
- « Ignorance blanche », clairvoyance noire ? W. E. B. Du Bois et la justice épistémique - Magali Bessone p. 15-28
Varia
- La régulation du radicalisme de droite : une comparaison franco-allemande - Bénédicte Laumond p. 109-122 Cet article s'intéresse aux modes de régulation du radicalisme de droite à l'aune des cas français et allemand. L'analyse se confronte au dilemme de la tolérance rencontré par les démocraties libérales et fondé sur le choix entre autoriser des forces hostiles à la démocratie et courir le risque d'être fragilisé par celles-ci, ou les réprimer et empêcher des citoyens d'exercer leurs libertés fondamentales. Nous croisons les résultats d'une campagne d'entretiens menée entre 2014 et 2017 auprès des acteurs répondant au radicalisme de droite en Allemagne et en France et la littérature sur la démocratie militante. L'examen des représentations qu'ont les acteurs publics du radicalisme de droite permet d'identifier des rapports différenciés au politique. Nous observons dans les deux cas que les acteurs étatiques entreprennent des processus de catégorisation du politique qui contribuent à ériger les frontières de l'ordre politique démocratique. Mais deux modèles de régulation se dessinent : l'Allemagne se rapproche du modèle social de défense démocratique, tandis que la France oscille entre politisation et dépolitisation de la lutte contre le radicalisme de droite.The Regulation of Right-Wing Radicalism: A French-German Comparison
This article is about the regulation of right-wing radicalism in France and Germany and addresses the paradox of tolerance, which underpins one central problem: How can states characterised by a liberal and democratic system develop responses, including repressive ones, to a political phenomenon? The analysis relies on expert interviews conducted between 2014 and 2017 with French and German actors responding to right-wing radicalism and on the existing literature on militant democracy. I explore policy makers' perceptions of right-wing radicalism and argue that they have framed this political phenomenon differently in France and Germany. I also show that policy makers are involved in a categorisation process, which contributes to the creation of a democratic political order. Two regulation models are identified: whereas Germany recently embraced the social model of democratic self-defence, the French case oscillates between politisation and depoliticisation of the regulation of right-wing radicalism. - Le concept d'aliénation, entre phénoménologie de la souffrance sociale et critique des systèmes : Une réflexion épistémologique sur la critique sociale contemporaine - Thibault Autric p. 123-134 Depuis les années 1990 et la crise de la critique, le caractère phénoménologique, psychologisant ou encore compassionnel de la critique sociale a fait maintes fois l'objet de commentaires. En réponse à cette ornière subjectiviste, la référence au néolibéralisme, néocapitalisme ou autres « systèmes » se voit souvent mobilisée, mais bien des fois au titre d'un signifiant vide ne faisant pas véritablement l'objet d'une étude conséquente. Dire cela, c'est poser la question épistémologique du niveau de détails et d'analyse des rouages systémiques à partir duquel nous pourrions considérer que l'évocation de systèmes aliénants est satisfaisante. À titre d'exemple, une étude des usages contemporains du concept d'aliénation vise à suggérer que le subjectivisme épistémologique reste patent dans la critique sociale parfois même malgré les allégations systémiques.The Concept of Alienation, between Phenomenology of Social Suffering and the Critique of Systems. An Epistemological Thought on Contemporary Social CritiqueSince 1990s' and the so-called crisis of the critique, the social critique's phenomenological, psychological or otherwise compassional bias has been hugely commented. As a response to this subjectivism, some references to neoliberalism, neocapitalism or other « systems » can be observed, but often in a way without clear meanings and actual analysis. By the way, it raises the epistemological question of the right and relevant level of details and analysis of some alienating social systems. As an exemple, this article focuses on the current uses of the concept of alienation and expects to show that an epistemological subjectivism stays important in the social critique sometimes despite systemic ambitions.
- La régulation du radicalisme de droite : une comparaison franco-allemande - Bénédicte Laumond p. 109-122
Lecture critique
- Aurélia Bardon, Les arguments religieux en politique : une théorie de la justification publique, Paris, Classique Garnier, « Bibliothèque de science politique », 2019, 340 pages - Élise Rouméas p. 135-142 Cette lecture critique discute l'ouvrage d'Aurélia Bardon sur la justification publique et les raisons religions. Dans son livre, l'autrice soutient que les « arguments absolutistes » devraient être exclus de la justification publique dans une démocratie libérale. Ma lecture situe son argument au sein de la vaste controverse sur la raison publique et met en lumière l'originalité et l'importance de cette contribution. Sur une note plus critique, je questionne l'idée de la nocivité des arguments absolutistes et propose quelques pistes pour les défendre.Aurélia Bardon, Les arguments religieux en politique : une théorie de la justification publique, Paris, Classique Garnier, « Bibliothèque de science politique », 2019, 340 pagesThis book review critically engages with Aurélia Bardon's book on public justification and religious reasons. In her book, Bardon argues that “absolutist arguments” should be excluded from public justification in a liberal democracy. My review situates her argument in the wide controversy on public reason and emphasises the originality and significance of Bardon's contribution. In a more critical note, I challenge the wrongness of absolutist arguments and sketch some ideas in their defence.
- Aurélia Bardon, Les arguments religieux en politique : une théorie de la justification publique, Paris, Classique Garnier, « Bibliothèque de science politique », 2019, 340 pages - Élise Rouméas p. 135-142