Contenu du sommaire : Résistances populaires
Revue | Actes de la recherche en sciences sociales |
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Numéro | no 235, décembre 2020 |
Titre du numéro | Résistances populaires |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
- « Vous avez dit résistances populaires ? » - Éric Darras p. 4-11
- Du rassemblement de tuning au rond-point des Gilets jaunes : Politisations pratiques dans le monde de l'art automobile populaire - Éric Darras p. 12-31 Dans les bourgs et villages du sud-ouest, où usines, commerces et services publics ferment les uns après les autres, des jeunes réinventent des pratiques comme le tuning, qui suscitent généralement un intérêt bien moindre que les cultures urbaines de rues. Objet de répression policière et de mépris médiatique, ce monde de l'art populaire automobile exprime une double fierté de classe et d'autochtonie (redoublée d'une fierté nationale), souvent contre Bruxelles et Paris, contre l'État et ses agents, contre ceux du dessus mais encore contre les « casoces » et ceux qui passent pour des « profiteurs du système ». En sculptant leurs véhicules, en y ajoutant des symboles plus ou moins explicites, ces jeunes hommes et – plus rarement – femmes revendiquent, en acte et sans mots, leur dignité de travailleur manuel humilié, leur volonté farouche que soit reconnue leur capacité d'agir, leur désir d'égalité, d'indépendance et de liberté. Ils peuvent alors se montrer menaçants ou recourir à l'ironie et à d'autres formes non conventionnelles d'expression et d'action politiques. Reste qu'entre eux, ces sculpteurs populaires d'automobiles se hiérarchisent et s'opposent, de même qu'ils font face à des puissances autrement plus dotées qu'eux. Bien que marginale, la pratique du tuning a notamment contribué localement à l'émergence de certains collectifs du mouvement populaire historique des Gilets jaunes.In the small towns and villages of the South-West of France, where factories, stores and public services are closing down one after the next, young people are reinventing practices such as tuning, which usually trigger less interest than urban street cultures. As a target of police repression and of scorn in the media, this world of popular art car expresses a double pride of class and autochtony (coupled with national pride), often against the power cores of Brussels and Paris, the State and its agents, against those on top but even more against “social outcasts” and individuals perceived as “free-riding on the system”. By tuning their vehicles, and accessorizing them with more or less explicit symbols, these young men, and less often young women, vindicate through actions rather than words, their dignity as humiliated manual workers, their fierce determination for their agency to be acknowledged, their desire for equality, independence and freedom. In the process they may appear menacing or have recourse to irony or other non-conventional forms of political expression and action. Yet, these car tuners from the popular classes are confronted both to dynamics of hierarchy and conflicts among each other, as much as actors endowed with more powerful resources. While marginal, the practice of tuning has notably contributed, locally, to the emergence of certain collectives of the historic popular movement of the Gilets jaunes (Yellow vests).
- Cultiver « la résistance » dans les campagnes colombiennes : comment le quotidien devient politique - Mathilde Allain p. 32-47 Dans le contexte du conflit colombien, les paysans tentent de rester sur leurs terres dans des conditions socioéconomiques difficiles et malgré la pression qu'exercent divers acteurs armés sur ces territoires. Dans cette situation, comment expriment-ils et transmettent-ils leur insoumission ? L'ethnographie du quotidien permet de replacer les gestes, les attitudes et les mots dans le contexte de violence des campagnes colombiennes et d'appréhender les différentes formes de résistances développées par les habitants. Dans cette situation de contrainte extrême, « résister » consiste à rester sur ses terres, à les cultiver et à s'y maintenir en vie. Le quotidien devient ainsi politique : les habitants redéfinissent leurs pratiques agricoles telles des résistances, et cet esprit d'insoumission se cultive et se transmet dans les campagnes. L'alliance des littératures portant sur les résistances populaires et sur l'action collective en contexte de contrainte permet de penser les liens entre engagement et non-engagement, non pas comme des passages de l'un à l'autre mais comme une possibilité d'appréhender le rapport des non engagés à la mobilisation.In the context of the Columbian conflict, peasants are striving to remain on their land despite adverse socio-economic conditions and the pressure exercised by diverse armed actors on these territories. In this situation, how do they express and voice their subversion ? Ethnography of their daily life is a way to reposition their acts, attitudes and words in the context of violence-prone rural areas in Columbia and to capture the various forms of resistance deployed by local farming communities. In a context of extreme violence, “resisting” consists in remaining on one's land, continuing to cultivate it, and staying alive. Daily life thereby becomes political : local communities redefine their farming practices as modalities of resistance, and this spirit of insubordination is cultivated and reproduced across rural areas. Combining scholarship on popular resistance and collective action in constrained contexts can thereby help to analyse the relationship between action and inaction not as a shift from one to the other : it opens the possibility, rather, of inaction as a form, itself, of mobilization.
- Reproduire l'ordre social en se l'appropriant : L'ambivalence des réceptions des actions préventives en milieu scolaire, rural et populaire - Yohan Selponi p. 48-63 En quoi les appropriations des actions publiques préventives par les élèves qui en sont les destinataires contribuent-elles à l'expérience doxique du monde social à travers la production et la reproduction des hiérarchies sociales associées ? L'étude des interactions entre intervenant·e·s et élèves permet d'analyser conjointement différents niveaux de domination tout en articulant imposition et effets. Elle aide par ailleurs à comprendre comment les hiérarchies sociales se reproduisent, en particulier par l'adaptation des dispositifs préventifs aux appropriations dont ils font l'objet. La démonstration procède en trois parties traitant chacune d'un type d'appropriation différent et particulièrement fréquent des actions préventives : la contestation masculine sur la base d'une expérience, la bonne volonté scolaire et le volontariat dans des actions dites « coconstruites ». Centrer la démonstration autour des appropriations permet de souligner comment les divisions sociales ne sont pas uniquement naturalisées par les actions publiques mais également par les tentatives de subversion dont elles font l'objet.How does ownership of preventive public policies by school pupils – as their recipients – contribute to the doxic experience of the social world through the production and reproduction of related social hierarchies ? The analysis of interactions between implementers of these policies and pupils is a way to trace simultaneously different levels of domination while looking at the relationship between imposition and its effects. It provides, moreover, an entry-point to understand how social hierarchies are reproduced, in particular through the dynamics of ownership that transform these preventive measures. The demonstration proceeds in three parts, each focused on a specific and recurring modality of ownership of preventive measures : masculine contest on the basis of experience, academic good-will and volunteering in so-called “co-produced” actions. Focusing on dynamics of ownership underscores that social divisions are naturalized not only by public policies but also by the subversive attempts to which the latter are subjected.
- La « grande gueule » et « l'assistante sociale » : dispositions et capital militants de déléguées syndicales en milieu populaire - Charles Berthonneau p. 64-79 Cet article se propose de revenir sur l'expérience d'employées subalternes devenues déléguées syndicales dans les secteurs de la grande distribution et des Établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD), rencontrées au cours d'une enquête ethnographique au sein de deux Unions locales de la CGT. Le but est d'éclairer les ressources que peuvent mobiliser de manière autonome ces femmes appartenant aux fractions basses et précaires des classes populaires pour tenir leurs responsabilités syndicales, alors même qu'elles sont a priori démunies de capital militant. Nous rendons compte de leurs compétences profanes, qui reposent sur l'actualisation de dispositions agonistiques et de dispositions au care. Cet article entend ainsi contribuer à enrichir la notion de capital militant, en ne restant pas cantonné à une étude des seules ressources légitimes, qui tomberait dans le piège d'une vision misérabiliste des classes populaires.This article seeks to relate the experience of subaltern female employees elected as union delegates in the retail sector and that of homes providing care for the dependent elderly (Établissements d'hébergement pour les personnes âgées dépendantes – EHPAD), encountered in the context of an ethnographic investigation within two local unions of the CGT. It purports to identify the resources that these women can mobilize autonomously as individuals who belong to the lower and precarious strata of the working class to hold positions of responsibility within the union, even though they are a priori deprived of an activist form of capital. The article underscores their laypeople's skills, which are based on the actualization of agonistic dispositions and disposition to care work. It thereby seeks to enlarge the notion of activist capital by going beyond a focus restricted to legitimate resources, which would risk falling into the trap of a misery stereotyping of popular classes.
- Le monde « refait » des machinistes : Image ouvrière et infrapolitique dans une institution culturelle dominante - Bérénice Crunel p. 80-97 Au sein d'un Opéra de renommée mondiale, l'enquête menée en immersion auprès des machinistes fait apparaître la centralité d'un répertoire symbolique autonome, fortement inspiré des luttes et représentations du monde ouvrier. À travers des valeurs et références concurrentes de celles qui prédominent dans « la Maison », cet « esprit de brigade » renverse les stigmates qui pèsent sur ces salariés subalternes et soutient leurs capacités d'agir. Outre l'action syndicale, c'est un ensemble d'usages et de traditions infrapolitiques qui sont légitimées et permettent aux machinistes de s'accommoder en pratique de la violence symbolique et de la contrainte. Ce répertoire, qui n'est que relativement autonome, rend donc la domination « tenable » par la réaffirmation d'une dignité collective autant que par l'octroi de soupapes concrètes. Mais avec la diversification sociale de la brigade, liée au renforcement des profils techniques, s'accentuent des clivages entre, d'une part, les machinistes pour qui ce répertoire fait encore sens, pratiquement et politiquement, et d'autre part, ceux qui, plus éloignés du monde ouvrier et pouvant faire valoir d'autres ressources, développent des appropriations ambivalentes et critiques de « l'esprit de brigade ».This research, carried out with the stage hands of a world-famous Opera House, underscores the centrality of infrapolitics, in addition to union actions. As a subaltern workforce and stigmatized group within the institution but endowed with a high cultural capital, the stage hands draw on a working-class social image to keep “bearable” the situation of domination. This symbolic resource, which draws on values and representations that compete with those of the Opera, also provides meaning to a group of practices that contributes to protect them from some of the institution's calls to order. At the same time, it supports a reaffirmation of a collective sense of pride and dignity. This cultural autonomy still remains relative because, on the one hand, it cannot exist outside of the relation with the management and, on the other hand, the group becomes socially more and more heterogenous.