Contenu du sommaire : La justice. Regards critiques
Revue | Pouvoirs |
---|---|
Numéro | no 178, 2021/3 |
Titre du numéro | La justice. Regards critiques |
Texte intégral en ligne | Accès réservé |
- « Ceci n'est pas un pouvoir » : Le débat autour de la place de l'autorité judiciaire en France - Arnaud Le Pillouer p. 7-20 Une partie de plus en plus importante de la doctrine plaide ardemment pour que l'on rompe définitivement avec la tradition française d'un pouvoir judiciaire relégué, subordonné, voire « refusé ». L'hypothèse retenue ici est que cette demande de reconnaissance d'un véritable pouvoir judiciaire en France peut être analysée comme la revendication d'un changement de théorie justificative : alors que notre système juridique reste globalement fondé sur une minimisation du pouvoir normatif des juges, il s'agirait de le faire reposer sur l'idée inverse. Or un tel bouleversement serait lourd de conséquences, à la fois quant à la façon dont l'ordre juridique dans son ensemble est légitimé, et quant à la manière dont chaque décision juridictionnelle doit être individuellement justifiée.An ever larger part of the doctrine is strongly in favour of definitively breaking with the French tradition of a downgraded, subordinated or even “negated” judicial power. Here, we argue that this demand of recognition of a genuine judicial power in France can be seen as a demand for a change in substantiating theory : as our judicial system is globally based on a limit of the normative power of judges, this would amount to basing it on the opposite notion. Such an upheaval would have serious consequences, both on the way the judicial order as a whole is legitimized and on the way each judicial decision should be individually justified.
- Indépendance, vous avez dit indépendance ? : Questions sur une valeur essentielle de la justice - Guy Canivet p. 21-35 Principe central de la démocratie et de l'État de droit, l'indépendance de la justice est une valeur fondamentale à vocation universelle. Garantie par de nombreuses conventions internationales, elle n'est cependant pas partout reconnue et fait l'objet de violations spectaculaires dans certains États, même en Europe. En France, la multiplication des textes de référence, les modalités variables de la garantie selon les catégories de juges, les discussions sur son champ d'application, la confusion entre juges et procureurs, ainsi que les résistances politiques, en donnent une image controversée qui affaiblit son crédit dans l'opinion des citoyens. Et pourtant, à quelques rares dérives près, sa valeur est clairement perçue et rigoureusement pratiquée par les juges dans leur activité ordinaire.As a central principle of democracy and the rule of law, the independence of the judiciary is a fundamental value with a universal vocation. It has been guaranteed by many international agreements, yet it is not recognized everywhere and is the object of blatant violations in certain states, even in Europe. In France, the multiplication of reference documents, the different modalities of guarantee depending on the categories of judges, the discussion about its scope of application, the confusion between judges and public prosecutors, and political resistance have given a controversial image of this value which weakens it in the eyes of citizens. And yet, apart from rare mishandlings, its value is clearly perceived and rigorously implemented by judges in their ordinary activity.
- Énième retour sur la critique du « gouvernement des juges » : Pour en finir avec le mythe - Wanda Mastor p. 37-50 Si, en France, c'est bien l'ouvrage d'Édouard Lambert qui va donner des allures de spectre au « gouvernement des juges », la paternité de l'expression tout comme sa réalité sont américaines. L'analyse approfondie de ces prémisses théoriques permet de démontrer l'inconsistance de l'appropriation de l'expression par les juristes français. La dénonciation du gouvernement des juges a été détournée, instrumentalisée par une certaine théorie qui refuse la part créative du juge, de même qu'elle alimente aujourd'hui les discours populistes qui tentent par tous les moyens de discréditer la justice. Critiquer le gouvernement du juge en France est l'aveu d'une faiblesse. Ne parvenant à prouver que le discours du juge est l'expression d'une vérité, certains s'attaquent aux résultats qu'ils qualifient de « politiques ». Ce faisant, ils alimentent la peur qu'ils entendaient combattre : dire que les juges « gouvernent », c'est quitter le terrain des arguments juridiques pour rejoindre le ring idéologique.In France, it was Édouard Lambert's book which painted the “government by judiciary” as a spectre, yet the origin of the expression, as well as its reality, are American. A thorough analysis of its theoretical premises allows us to demonstrate the inconsistency of the appropriation of this expression by French jurists. The denunciation of the government by judiciary has been misused and instrumentalized by a certain theory that denies the creative element in the work of judges and feeds the populist discourses eager to use any means to discredit justice. To criticize the government by judiciary in France is a sign of weakness. Unable to prove that the judge's discourse is an expression of truth, some are attacking the results of judicial action as “political”. In doing so, they nourish the fear they intended to combat : to say that judges “govern” means to leave the field of judicial arguments and to enter the ideological arena.
- Une justice politisée ? - Bertrand Mathieu p. 51-62 Des juges politisés, une justice intervenant de plus en plus directement dans le champ de l'action politique : la question des rapports entre justice et politique conduit à s'interroger sur les missions du juge, sa légitimité et sa place dans l'organisation des pouvoirs. Les manifestations de l'ingérence des juges dans la politique sont nombreuses et multiformes. Au-delà des polémiques, en réalité de nature politique, et de l'invocation rituelle du principe d'indépendance, elles traduisent une confusion des genres tendant à brouiller l'image et le fonctionnement de la démocratie.Politicized judges, a justice that intervenes more and more directly in the field of political action : the relationship between justice and politics questions the mission of the judge, his legitimacy, and his place in the structure of power. The examples of the judges' interference in politics are numerous and multi-faceted. Beyond polemics that tend to be political in nature, and the ritual invocation of the principle of independence, they express a confusion that tends to blur the image and functioning of democracy.
- La déformation des juges - Arnaud Philippe p. 63-73 Cet article explore les biais affectant les décisions de justice en matière pénale. Si les magistrats ne semblent pas avoir une perception de la gravité des faits différente de celle de leurs concitoyens, le contexte dans lequel se déroule un procès et les caractéristiques des participants influent sur le verdict. Ainsi, la médiatisation de faits divers tragiques provoque une augmentation de la durée des peines prononcées en cour d'assises, et des différences territoriales peuvent être observées. Biais de genre ou d'origine et biais cognitifs ont par ailleurs investi l'enceinte du tribunal.The paper explores the biases which affect the decisions of justice on penal matters. While magistrates do not seem to have a perception of the seriousness of the offences that differs from that of citizens, the context of the trial and the characteristics of the participants have an influence on the verdict. Thus, the intense media coverage of tragic events leads to higher sentences in assize courts, and territorial differences may be noted. Gender, ethnicity and cognitive biases have also entered the courts.
- Irresponsables magistrats ? - Mathieu Soula p. 75-86 L'irresponsabilité des magistrats est un thème récurrent du débat public qui met en cause une supposée impossibilité d'imputer une faute à un magistrat dans l'exercice de ses fonctions. À bien y regarder, le débat sur l'irresponsabilité porte davantage sur la place des magistrats dans l'État, sur les relations entre la justice et les justiciables et sur la force symbolique des jugements. En analysant ce thème sous divers angles (juridique, historique et éthique), il est possible de rendre compte des enjeux qui le sous-tendent et des impensés qui le structurent.The irresponsibility of magistrates is a recurring theme in the public debate, which questions an alleged impossibility to assign fault to a magistrate in the performance of his duties. On closer observation, the debate about the magistrates' irresponsibility has more to do with the place they occupy in the structure of the state, the relations between the judiciary and the litigants, and the symbolic power of verdicts. By analysing this theme from different angles (judicial, historic and ethical), it is possible to reveal the matters and issues that affect it and the unthought elements that underpin it.
- Justice et médias, duo ou duel ? - Denis Salas p. 87-96 Pendant longtemps l'émancipation de la justice de ses anciennes tutelles a bénéficié d'une presse libre. Mais cette alliance portant sur le terrain pénal reste fragile. Désormais, temporalités médiatique et judiciaire se disputent le pouvoir d'accuser. Pour ne pas alimenter un espace public sauvage, les médias (y compris les réseaux sociaux) sont en quête d'une régulation et le monde judiciaire s'efforce de construire son rapport à une société de l'image.For a long time, the emancipation of the judiciary from its ancient controlling powers has benefitted from a free press. However, this alliance bearing on the criminal realm remains fragile. Nowadays, various media and judiciary temporalities are fighting over the power to accuse. So as not to encourage a wild public space, the media (including the social networks) are demanding a form of regulation and the judiciary is trying to build its relationship with a society of images.
- La justice prédictive : peut-on réduire le droit en algorithmes ? - Frédéric Rouvière p. 97-107 La justice prédictive semble reposer sur un malentendu. La machine ne serait susceptible de se substituer à l'humain que dans les hypothèses où l'intelligence humaine a une faible valeur ajoutée. L'objet de cette contribution est de distinguer ces hypothèses d'autres situations où l'intelligence artificielle est l'alliée du juriste et non plus son ennemi, relevant par là même les choix méthodologiques profonds à faire sur la nature du raisonnement juridique.Predictive justice seems to be based on a misunderstanding, i.e. that machines could replace humans only in cases where human intelligence brings little added value. This paper tries to distinguish such cases from other situations where artificial intelligence is the ally of the jurist and not his enemy, thereby stressing the important methodological choices to be made on the nature of judicial reasoning.
- La justice fragmentée - Aurélia Schaff p. 109-118 Les évolutions démographiques de la société française, la technicisation croissante des contentieux soumis aux juges, le recours accru aux nouvelles technologies, ont entraîné un mouvement de recomposition de l'organisation de la justice en France. Si ce mouvement n'épargne aucun corps de l'État, il pose toutefois des enjeux particuliers pour le monde judiciaire. Trouver la juste mesure en assurant une spécialisation des magistrats, pour répondre à la demande pressante exprimée par les citoyens et leurs représentants politiques, tout en maintenant un ancrage fort du juge dans la cité pour traiter les incivilités du quotidien, garantir la variété des parcours professionnels sans menacer l'unité du corps, tels sont quelques-uns des impératifs contradictoires auxquels la justice est confrontée, et qui questionnent plus que jamais ce que doit être l'office du juge au xxie siècle.The demographic evolution of French society, the growing technical nature of the litigations submitted to the judges, the increasing use of new technologies have led to a reconfiguration of the organization of justice in France. While this reconfiguration affects all the bodies of the state, it raises particular stakes for the judiciary. Finding the right balance while ensuring the specialization of magistrates in order to answer the pressing demands of citizens and their political representatives, maintaining a strong anchoring of the judge in the city to deal with daily incivilities, guaranteeing the variety of career paths without threatening the unity of the judiciary : here are some of the contradictory imperatives faced by the judiciary, which question ever more what the office of the judge should be in the 21st century.
- Entre justice privée et justice étatique : Facebook et le `legalwashing` de sa « cour suprême » - Matthieu Gaye-Palettes p. 119-129 L'annonce par Facebook de la création d'un organe quasi juridictionnel vient institutionnaliser une compétition entre les systèmes judiciaires étatiques traditionnels et les systèmes juridiques privés en construction dans le monde digital. Bien qu'il n'y ait aucune confrontation ouverte, ce « Conseil de surveillance » pourrait bien servir d'outil de legalwashing afin de fonder une légitimité extra-étatique à l'autorité des décisions rendues par les entreprises privées.The announcement by Facebook of the creation of a quasi-judicial body formalizes a competition between traditional state legal judiciary systems and private legal systems currently emerging in the digital world. Although there is no open confrontation, the “Oversight Board” appears to be a useful tool for legalwashing to give extra-state legitimacy to the authority of decisions made by private companies.
- Ministre de la justice, un oxymore ? - Nicole Belloubet p. 131-145 Parce qu'il n'est pas un ministre comme les autres, le ministre de la Justice occupe une place singulière qui, sans être exempte de soupçon, s'avère légitime. Le capital symbolique dont il bénéficie ne saurait faire oublier le réseau de contraintes (budgétaires, de la gestion des professions, des relations avec les médias, et surtout politiques) dans lequel il est enserré. Au cœur d'un paradoxe permanent, il représente le pouvoir politique face au monde de la justice mais aussi la justice face aux pouvoirs politiques. Des soupçons naissent quant à son influence supposée sur le cours de la justice (nomination des procureurs, instructions générales). Pour pallier ces doutes, des solutions sont préconisées, radicales (suppression du ministère de la Justice) ou graduées (instauration d'un procureur de la nation démocratiquement désigné). La place du ministre de la Justice est cependant légitimée par un triptyque indépassable : la cohérence de l'organisation judiciaire au sein de notre démocratie parlementaire, l'exigence d'une présence ministérielle notamment en période de crise, l'unité du droit et de l'État.Because he is not a minister like any other, the minister of Justice occupies a particular place which, despite a degree of suspicion, seems legitimate. The symbolic capital attached to the title must not lead us to forget the web of constraints (linked to the budget, career management, relationship with the media and above all politics) that confines the minister. At the heart of a permanent paradox, he represents the political power to the judicial authorities and justice to the political authorities. There are suspicions about his alleged influence over the course of justice (nomination of prosecutors, general instructions). Solutions have been recommended to remedy such doubts, some are radical (suppression of the ministry of Justice), other more graduated (instauration of a prosecutor of the nation to be democratically designated). However, the place of the ministry of Justice is legitimized by an irreducible triptych : the coherence of the judicial organization within our parliamentary democracy, the need for a ministerial presence in periods of crisis, the unity of the law and the state.
- Les élections israéliennes du 23 mars 2021 : Bibi, c'est fini - Philippe Velilla p. 149-154
- Repères étrangers : (1er janvier – 31 mars 2021) - Pierre Astié, Dominique Breillat, Céline Lageot p. 155-163
- Chronique constitutionnelle française : (1er janvier – 31 mars 2021) - Jean Gicquel, Jean-Éric Gicquel p. 165-193