Contenu du sommaire : La "Critical Race Theory" est-elle exportable en France ?
Revue | Droit et société |
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Numéro | no 108, 2021/2 |
Titre du numéro | La "Critical Race Theory" est-elle exportable en France ? |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
- Hommage à Eugenio Bulygin (1931-2021) - Pierre Brunet, Laurence Dumoulin p. 273-274
- Éditorial - p. 275-276
Dossier. La Critical Race Theory est-elle exportable en France ?
- Une réception francophone de la Critical Race Theory est-elle possible ? : Présentation du dossier - Isabelle Aubert, Magali Bessone p. 279-285
- De la déracialisation en Amérique : apports et limites de la "Critical Race Theory" - Daniel Sabbagh p. 287-301 L'un des apports décisifs de la Critical Race Theory (CRT) réside dans son analyse de la race comme construction sociale étroitement liée à l'établissement et à la légitimation d'une hiérarchie statutaire. Toutefois, pour diverses raisons, la déracialisation de la société américaine, a priori susceptible d'apparaître comme le corollaire prescriptif de cette démonstration dénaturalisante, n'a pas été érigée en objectif directeur par les tenants de cette approche. Prendre au sérieux les acquis de la CRT et, par conséquent, viser la désinstitutionnalisation de la race exige d'aller puiser ailleurs des éléments pertinents pour l'élaboration d'un programme réaliste en ce sens.Critical Race Theory (CRT) is a heterogeneous movement whose most distinctive feature is the focus on race as both a political and legal construction and a matrix of unjust and cumulative inequalities. One of its major achievements is a sophisticated critique of the ideology of color-blindness, which fails to distinguish between different dimensions of race and conflates deracialization as ultimate goal and deracialization as immediately binding constraint on state action. Paradoxically, however, because of their emphasis on the structural and seemingly insuperable character of racism, most scholars associated with CRT do not attempt to identify the instruments and mechanisms through which the social institution of race, as defined above, might be undone. This essay offers a step in that direction.
- La Critical Race Theory confrontée à Marx - Isabelle Aubert p. 303-318 XXILa Critical Race Theory a dans un premier temps largement refusé la théorie de Marx en y voyant une théorie concurrente desservant le projet de lutte antiraciste. Changeant de perspective au tournant du XXIe siècle, certains race-crits invitent à convoquer le concept de classe sociale et le modèle de critique des idéologies de Marx pour renforcer le potentiel analytique et critique des théories antiracistes. Cet article confronte la CRT des juristes et celle des philosophes à la pensée de Marx selon trois perspectives. Il retrace tout d'abord l'histoire des rapports complexes entre ces deux traditions de théories critiques ; sur un plan méthodologique, il dégage des rapprochements et prolongements théoriques possibles entre les théories critiques antiracistes et Marx ; et enfin il esquisse la manière dont l'ontologie marxiste est de plus en plus investie par certains race-crits en vue d'une justice raciale.Initially, Critical Race Theory rejected Marx's theory as a competing theory detrimental to the anti-racist project. Shifting perspectives at the turn of the 21st century, some “race crits” now use the concept of social class and Marx's model of the critique of ideology to strengthen anti-racist theories. This article confronts the CRT of lawyers and philosophers with Marx's thought from three perspectives. Genealogically, the essay traces the history of the complex relationship between these two traditions of critical theory; methodologically, it identifies possible theoretical connections and extensions between anti-racist critical theory and Marx; and finally, it outlines, for programmatic purposes, the way in which Marxist ontology is increasingly invested by some race-crits for racial justice.
- Récits et contre-récits dans le droit. Usages et critiques du narrativisme juridique dans la Critical Race Theory - Julie Saada p. 319-335 Mobilisé par la Critical Race Theory comme par certaines études féministes, le legal storytelling constitue une forme d'écriture spécifique du droit, une critique sociale et une épistémologie. Parce qu'il décrit des expériences subjectives vécues par un narrateur incarné, ce type de récit introduit dans les études juridiques des récits d'expériences singulières visant à montrer la manière dont le droit construit et reproduit les hiérarchies de genre et de race en décrivant les effets de ce droit sur des individus singuliers. Le procédé vise à déstabiliser l'apparence de rationalité du droit, à dénoncer la façon dont l'abstraction du langage juridique est associée à la reproduction de dominations et à offrir une critique située proche du standpoint. S'appuyant sur plusieurs récits (Susan Estrich, Martha Mahoney, Patricia Williams et Abrams Kathryn), l'article dégage les enjeux juridiques et épistémologiques du legal storytelling dans la Critical Race Theory.Mobilized by Critical Race Theory and feminist studies, legal storytelling constitutes a specific form of writing about law, a social critique, and an epistemology. Because it describes subjective experiences lived by an embodied narrator, this type of storytelling introduces into legal studies narratives of singular experiences to show how law constructs and reproduces gender and racial hierarchies by describing its effects on particular individuals. The practice aims to destabilize the appearance of the rationality of law, denounce how the abstraction of legal language is associated with the reproduction of dominations, and offer a situated critique that is close to the standpoint methodology. Relying on several narratives (Susan Estrich, Martha Mahoney, Patricia Williams, and Abrams Kathryn), the article identifies the legal and epistemological issues of legal storytelling in Critical Race Theory.
- « Si on m'avait écouté dès le début, si on avait écouté mon récit. » Le narrativisme comme legs de la Critical Race Theory dans la pensée juridique canadienne - Aurélie Lanctôt, Jean-François Gaudreault-DesBiens p. 337-350 Cet article examine la méthode narrative élaborée par les critical race scholars pour faire émerger les subjectivités marginalisées dans la pensée juridique. Nous soutenons que cette méthode, reposant notamment sur la métaphore et le récit personnel, a permis d'ouvrir la voie à l'expression juridique de l'expérience subjective, ce que la littérature juridique classique, postulant sa propre objectivé, avait largement occulté. Nous observons comment les pratiques narratives et le cadre élaboré par la Critical Race Theory ont pu inciter les tribunaux canadiens à appréhender les inégalités raciales en soulignant le caractère mythique de la justice « colorblind ». Nous formulons finalement des remarques sur la compatibilité particulière des traditions de common law avec les pratiques narratives, et sur leur difficile exportation dans les États de tradition civiliste.This article considers the narrative methods developed by critical race scholars, who rely on metaphorical writing, personal essays, and storytelling to articulate marginalized subjectivities in the legal discourse. We argue that the narrative method and the Critical Race Theory framework influenced the Canadian courts to question the myth of a “colorblind” justice and helped consider the effects of racial inequalities and biases on judicial decisions. We then turn the specific compatibility of common law traditions with the narrative methods and their complex integration within the Civil Law tradition.
- Neutralité religieuse, laïcité et colorblindness : essai d'analyse comparée - Stéphanie Hennette-Vauch p. 351-365 L'article prend appui sur l'analyse critique proposée par la Critical Race Theory de la notion, centrale en droit constitutionnel américain, de « colorblindness » en tant qu'elle constituerait un élément essentiel de la préservation de l'inégalité raciale et de la white supremacy. La présente contribution cherche ainsi à évaluer dans quelle mesure certaines de ces analyses éclairent le rôle que jouent aujourd'hui, en droit français et européen, les notions de neutralité religieuse et/ou de laïcité. Elle explore dans un premier temps certains parallèles propres à la structure des notions de colorblindness et de neutralité/laïcité (raisonnement symétrique, raisonnement formel…), pour analyser dans un second temps les effets concrets que leur font jouer les acteurs juridiques (préservation des distinctions entre groupes, maintien du statu quo inégalitaire, question de la pureté des espaces sociaux auxquels ils trouvent à s'appliquer).This article rests on the critical analysis, proposed by Critical Race Theory, of the US constitutional law concept of colorblindness, which suggests it is a core device in the preservation of racial inequality and white supremacy. Our contribution examines the extent to which this literature may enlighten the role that concepts of religious neutrality and laïcité are increasingly playing in European and French law. The article first explores some parallels in the structure of the legal modes of reasoning that rely on these concepts of colorblindness, on the one hand, and neutrality/laïcité on the other hand. It then analyzes the concrete effects that these notions play in the normative solutions that are reached (preservation of a number of distinctions, preservation of inegalitarian status quo, issues of purity in the social spaces to which they apply).
- Analyser la suppression du mot « race » de la Constitution française avec la Critical Race Theory : un exercice de traduction ? - Magali Bessone p. 367-382 En juillet 2018 a été discutée à l'Assemblée nationale la suppression du mot « race » de l'article 1 de la Constitution française. Cette contribution analyse les arguments évoqués pour justifier cette suppression et teste leur cohérence. Trois arguments principaux sont identifiés : un argument « ontologique » (il faut supprimer le mot race car les races n'existent pas), un argument historique (il faut supprimer le mot race car il appartient à un système discursif obsolète), enfin un argument expressiviste (il faut supprimer le mot race car le geste ainsi accompli est un symbole puissant d'antiracisme). En définitive, ces trois arguments obéissent à ce que Charles Mills a nommé une « épistémologie de l'ignorance » que la contribution s'attachera à préciser comme version française de la « colorblindness » du droit constitutionnel américain.In July 2018, the deletion of the word “race” from Article 1 of the French Constitution was adopted in the National Assembly. This contribution analyzes the arguments used to justify this deletion and tests their consistency. We identify three main arguments: an “ontological” argument (the word race should be deleted because races do not exist), a historical argument (the word race should be deleted because it belongs to an obsolete discursive system), and an expressive argument (the word race should be deleted because such a gesture is a powerful symbol of anti-racism). In the end, these three arguments obey what Charles Mills has called an “epistemology of ignorance” as our contribution seeks to specify a French version of the “colorblindness” found in American constitutional law.
Question en débat
- Se débarrasser, et vite, du « dialogue social » ? - Christian Thuderoz p. 385-404 Cet article discute la notion, imprécise pratiquement et juridiquement, de « dialogue social ». Il suggère de la densifier par un travail de distinction et d'articulation, permettant que soient définis dans les entreprises des itinéraires de dialogue social. L'auteur propose de raisonner en ingénierie du dialogue social, en structurant une démarche pragmatique autour des activités, des processus et des procédures que suppose l'exercice d'un dialogue social de qualité dans l'entreprise contemporaine.This article discusses the imprecise notion, both practically and legally, of “social dialogue.” It recommends its densification through a work of distinction and articulation, allowing social dialogue routes to be defined in firms. The author also proposes to reason in an engineering of social dialogue, by structuring a pragmatic approach around the activities, processes, and procedures involved in the exercise of quality social dialogue in contemporary companies.
- Se débarrasser, et vite, du « dialogue social » ? - Christian Thuderoz p. 385-404
Études
- Les angles morts du droit antidiscriminatoire : éloge de la circulation des concepts - Hermann Martial Ndjoko p. 407-424 En droit français, la discrimination est contraire au principe d'égalité. Toutefois, pour que le cadre normatif permettant de juguler les pratiques discriminatoires soit efficace, encore faut-il pouvoir appréhender le phénomène dans toute sa plénitude et sa complexité. Le droit français, seul, ne peut repérer et combattre toutes les formes de discrimination, sans s'inspirer des créations conceptuelles venues d'autres disciplines ou d'autres droits. Dans cet article, l'auteur démontre que la circulation des concepts a un rôle positif à jouer dans les dynamiques de lutte contre les discriminations. Pour ce faire, il procède d'abord à l'analyse des modalités de circulation des concepts dans l'ordonnancement juridique, pour ensuite mettre en exergue les effets réels et potentiels de cette circulation sur le droit antidiscriminatoire.Under French law, discrimination goes against the principle of equality. However, in order for the anti-discrimination normative framework to be effective, we need to grasp discrimination in all its fullness and complexity. French law alone cannot identify and combat all forms of discrimination without resolutely drawing inspiration from concepts which can be found in other disciplines or legal systems. In this article, the author demonstrates that the circulation of concepts plays a positive role in the fight against discrimination. To this end, he provides first an analysis of the various means through which concepts circulate within the legal system, and then he highlights both the real and potential effects of this circulation on anti-discrimination law.
- Les maisons départementales de l'autonomie (MDA) : nouvelle étape de l'affirmation des départements-providence - Nicolas Demontrond p. 425-441 La loi du 28 décembre 2015 relative à l'adaptation de la société au vieillissement (ASV) permet de labelliser des maisons départementales de personnes handicapées (MDPH) en maisons départementales de l'autonomie (MDA). Ce label certifie la réunion de services destinés aux personnes handicapées et de services destinés aux personnes âgées. Auparavant, des départements procédaient déjà à la transformation des MDPH en MDA. Ces mutualisations se justifient par la recherche d'économies suite au retrait de l'État. Mais elles renforcent aussi les départements-providence. Ces derniers gèrent davantage les MDPH et bénéficient de leur ancrage territorial. Leur rôle devient incontournable. En parallèle, l'État se retire dans le champ de l'aide sociale. Son intervention à travers les labels est ainsi postérieure et symbolique.The law of December 28, 2015 on adapting society to the aging of the population allows the French maisons départementales de personnes handicapées (MDPH, departmental homes for the disabled) to be relabeled maisons départementales de l'autonomie (MDA, departmental homes for autonomy). This updated label certifies the combination of services for the disabled and services for the elderly. Prior to the law, some French departments were already in the process of transforming MDPH into MDA. These mutualizations are justified by the economies of scale following the withdrawal of the state. These cost savings also strengthen the welfare departments, which manage more MDPH and benefit from their local presence. Their role becomes vital, especially when the state is withdrawing from the social assistance sector. Its intervention through such labelling is thus posterior and symbolic.
- La genèse des droits de propriété des auteurs de cinéma : une comparaison transnationale du droit d'auteur et du copyright - Jérôme Pacouret p. 443-461 Le droit d'auteur français et le copyright américain définissent différemment les auteurs de cinéma et ne leur reconnaissent pas les mêmes droits. Cet article conteste les explications existantes de ces différences, qui les attribuent à des traditions juridiques nationales ou à des particularités des mondes du cinéma français et américain. Il explique la différenciation du droit de propriété cinématographique français et américain en examinant les relations entre le champ cinématographique, le sous-champ des experts de la propriété intellectuelle et les champs politique et bureaucratique. Il objective également plusieurs interdépendances entre les processus de définition du droit d'auteur et du copyright, qui tiennent au développement du droit international et aux concurrences dont il fait l'objet.Film authors are defined differently and are not granted the same rights by French and American copyright laws. This article challenges existing explanations of these differences, which either focus on legal traditions or on particularities of French and American film worlds. It explains the differentiation between French and American copyright laws through the study of the relationships between the field of cinema, the sub-field of copyright expertise, and the political and bureaucratic fields. It also sheds light on various interdependencies between the construction of French and American copyright rules, which are related to the development of international law and the battles it generates.
- Les angles morts du droit antidiscriminatoire : éloge de la circulation des concepts - Hermann Martial Ndjoko p. 407-424
Traduit pour vous
- Démarginaliser l'intersection de la race et du sexe : une critique féministe noire du droit antidiscriminatoire, de la théorie féministe et des politiques de l'antiracisme - Kimberlé Crenshaw, Sophie Beaulieu, Isabelle Aubert, Magali Bessone p. 465-487 Dans cet article fondateur, K. Crenshaw introduit le concept d'« intersectionnalité », pour penser le caractère composé des effets de subordination liés à des facteurs comme la race, le genre, l'âge, la sexualité, etc. Elle analyse d'abord trois affaires juridiques qui ont traité des questions de discrimination raciale et sexuelle pour montrer les limites des « analyses à enjeu unique » : DeGraffenreid v. General Motors, Moore v. Hughes Helicopter, Inc. et Payne v. Travenol. Dans aucune de ces affaires, les tribunaux n'ont permis aux plaignantes d'alléguer une discrimination fondée à la fois sur la race et le sexe. K. Crenshaw montre qu'il faut penser l'intersectionnalité des discriminations pour saisir et corriger la situation particulière des femmes noires. Dans un second temps, elle élargit la réflexion vers le cadre sociopolitique et suggère que la condition des femmes noires doit être mieux prise en compte tant par les mouvements féministes que par les mouvements anti-racistes.In this seminal work, K. Crenshaw introduces the concept of “intersectionality” to refer to the “compoundness” of subordination due to multiple factors such as race, gender, age, sexuality, etc. She first focuses on three legal cases that dealt with the issues of both racial and sex discrimination to show the limits of “single issue analyses”: DeGraffenreid v. General Motors, Moore v. Hughes Helicopter, Inc., and Payne v. Travenol. In none of these cases, did courts allow Black women plaintiffs to allege discrimination on the basis of both race and gender. Crenshaw shows that it is necessary to conceive the intersectionality of discriminations in order to understand and correct the particular situation of Black women. In a second step, she broadens the reflection to the sociopolitical framework and suggests that the condition of black women must be better taken into account by both feminist and anti-racist movements.
- Démarginaliser l'intersection de la race et du sexe : une critique féministe noire du droit antidiscriminatoire, de la théorie féministe et des politiques de l'antiracisme - Kimberlé Crenshaw, Sophie Beaulieu, Isabelle Aubert, Magali Bessone p. 465-487
À propos
- La pandémie de Covid-19 sous le microscope des sciences sociales. Premières analyses - Camille Lanssens p. 491-500
- Protéger les réfugiés ou les intérêts de l'État ? Sous le droit, la politique - Danièle Lochak p. 501-512
- Contributions sociologiques récentes aux débats sur la crise de la police en France - Thierry Delpeuch p. 513-530