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Revue | Actes de la recherche en sciences sociales |
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Numéro | no 245, décembre 2022 |
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- Globalisation, révolution et socialisation : Les conditions de formation du mouvement LGBT tunisien - Abir Kréfa p. 4-19 À partir d'une enquête de terrain au long cours, cet article reconstitue les conditions globales, nationales et micro-sociales de formation du mouvement LGBT tunisien. Il montre que les militant.es sont fortement consommateurs et consommatrices de biens culturels mondialisés et sont inséré.es dans des réseaux transnationaux, mais que les produits de la globalisation sont filtrés et interprétés par leur passé incorporé. Par ailleurs contribution à une sociologie de la révolution, l'article met en évidence les manières dont celle-ci a formé et transformé différemment les individus selon leur place dans les rapports de sexe et de génération. En réinterrogeant les travaux sur les sexualités, l'article renouvelle enfin le regard habituellement porté sur les instances de socialisation familiale, qui, loin d'inculquer uniformément la conformation aux normes de genre et de sexualité, ont pu fournir aux futur.es militant.es des modèles de résistance à ces normes.Based on an in-depth field investigation, this article tracks the global, national and micro-social variables at play in the emergence of the LGBT movement in Tunisia. The study underscores that while activists are particularly receptive to globalized cultural goods and integrated within transnational networks, they filter and interpret these products of globalization according to their own incorporated past. The article also contributes to a sociology of the revolution by tracing the latter's differentiated impact on the (trans)formation of individuals according to their position in relation to gender and generational relations. Finally, reexamining studies on sexualities, it questions the role usually conveyed to patterns of socialization within the family sphere: far from uniformly inculcating a conformation to norms related to gender and sexuality, socialization in the parental family is also sometimes an incubator of the forms of resistance deployed by activists against these norms.
- Un pouvoir domestique masculin : L'écoute de musique comme instrument de la domination genrée au sein du foyer - Garance Clément, Fiona Del Puppo p. 20-35 À partir d'une enquête par entretien et observation menée auprès d'habitant·es du canton de Genève, en Suisse, cet article étudie le rôle de la musique dans la constitution d'un « pouvoir domestique masculin » et la manière dont ce pouvoir est modulé par la classe et la configuration conjugale. Une première partie révèle les modalités de la domestication de la musique selon le genre et la classe, et dégage trois logiques principales à travers lesquelles les hommes assoient la légitimité de leur pratique d'écoute et sa primauté sur celle de leur conjointe : la défense d'une « passion » pour la musique, la forte intensité de l'écoute (volume, fréquence, attention) et la mise en avant de compétences techniques. Une deuxième partie analyse ensuite la façon dont l'écoute musicale masculine contribue à l'exercice d'un contrôle sur l'organisation spatiale et sonore de la sphère domestique. L'article montre que l'appropriation masculine de l'espace domestique par la musique est plus marquée chez les classes supérieures et dans les couples hétérosexuels caractérisés par une forte distance sociale entre conjoints au profit des hommes.Based on a qualitative investigation (through interviews and observations) with inhabitants of the canton of Geneva in Switzerland, this article analyses the role played by music in the constitution of a “masculine power” and how social class and the relational structure of the household contribute to shaping this power. The analysis exposes the variables that shape the domestication of music according to gender and social class status and identifies three main dynamics that legitimate men's practice of listening to music, and the latter's primacy over that of their female partners: advocating a “passion” for music, the high intensity of the listening practice (in terms of volume, frequency and display) and claiming a technical expertise. The article then shows how the masculine practice of listening to music contributes to deploying a form of domination over the spatial and acoustic organization of the domestic sphere. The masculine appropriation of the domestic sphere through music appears to be more prevalent among the social elite and within heterosexual couples characterized by a steep social distance between partners to the benefit of men.
- La « voie royale » ? : Note de recherche sur les dynamiques d'accès aux fractions supérieures de l'espace social français - Pierre Bataille, Julie Falcon p. 36-61 L'appréciation de la mobilité sociale et de l'ouverture des élites en France se concentre habituellement sur l'accès des élèves de milieux populaires aux concours des grandes écoles les plus prestigieuses – et ce d'un point de vue politique et scientifique. On tend ainsi à négliger combien les inégalités se reconstituent une fois franchies les portes de ces établissements prestigieux. En analysant les devenirs professionnels des diplômé·es du supérieur français né·es entre 1918 et 1972 à partir de l'exploitation de la série des enquêtes Emploi de l'INSEE, nous proposons de nuancer l'idée selon laquelle l'accès aux grandes écoles serait la « voie royale » pour atteindre les positions supérieures de l'espace social français. Les analyses menées ici nous amènent à montrer combien la fonction publique a pu représenter un refuge pour les ancien·nes élèves de très grandes écoles issu·es de milieux populaires – et combien l'appétence pour le privé chez les ancien·nes élèves de grandes écoles est davantage le fait des élèves les mieux dotés socialement. Ce faisant, elles pointent l'heuristique du croisement entre deux champs sociologiques qui s'ignorent trop souvent encore : la sociologie de la mobilité sociale et la sociologie des élites.The question of social mobility and access to elite status in France is usually assessed by tracking the conditions of possibility – politically and scientifically – of access of students from the working class to the extremely competitive entrance process of the most prestigious grandes écoles. This restricted focus tends to disregard the reproduction of inequalities within these institutions themselves. This article focuses on the professional paths of graduates of these schools born between 1918 and 1972 based on data compiled through the French national institute for statistics and economic studies (INSEE) employment surveys. It nuances the common image of the grandes écoles as the gateway for access to elite status within the French social space. Thus, public service tends to constitute a safe-way for alumni hailing from working class backgrounds, while the thrust towards the private sector is more characteristic of former students better endowed socially. These findings underscore the relevance of combining two sociological fields of inquiry that remain largely segmented: the sociology of social mobility, and the sociology of elites.
- Mobiliser du capital bureaucratique : Le cas des réformes financières des années 1980 - Fabien Eloire p. 62-79 La place des hauts fonctionnaires dans le champ du pouvoir est une question qui traverse les recherches en sociologie et science politique. Des travaux s'intéressent à la construction de la domination bureaucratique, d'autres au rôle de différents types d'acteurs dans la conduite de l'action publique, d'autres encore réalisent la sociographie des microcosmes dans lesquels s'insèrent les élites administratives. Si la connaissance des champs bureaucratiques nationaux et internationaux a connu des avancées ces dernières années, la notion de capital bureaucratique mérite aussi que l'on s'y arrête. Pour ce faire, il est intéressant de se pencher – comme l'ont fait Pierre Bourdieu et Rosine Christin dans leur étude pionnière de la réforme de la politique du logement dans les années 1970 – sur les moments de réforme. Ces derniers donnent en effet à voir les ressources que procure ce capital à ses détenteurs, et la façon dont ils les mobilisent. Ainsi, après avoir discuté sa portée théorique, l'article propose d'illustrer le pouvoir heuristique de ce concept à partir d'un cas empirique, celui de la réforme du système financier français par le cabinet Bérégovoy et la direction du Trésor dans les années 1980. L'étude montre comment les deux formes de capital bureaucratique, à base technique et à base d'expérience, s'opposent et se complètent, et comment l'analyse, nécessairement relationnelle, des rapports de force qu'elles génèrent implique de tenir compte à la fois de la structure de l'espace social et du contexte sociohistorique.The question of the position of high public servants within the field of power has been approached by sociological and political science fields of study. Some of this scholarship focuses on the consolidation of a bureaucratic form of domination, another strand tracks the role played by different types of actors in the management of public affairs; other studies, for their part, draw a sociography of the microcosms in which bureaucratic elites are embedded. However, despite the large swaths cut by this scholarship to understand national and international bureaucratic fields in the past years, the notion itself of a bureaucratic form of capital still requires further investigation. To this end, moments of reform provide an interesting entry-point – as Pierre Bourdieu and Rosine Christin demonstrated in their pioneering study on the reform of the housing policy in the 1970s, by highlighting the effectiveness of resources drawn from the detention of a bureaucratic form of capital in this process. The article illustrates the heuristic potential of exploring this notion based on a concrete case-study, that of the reform of the French financial sector undertaken by then Finance minister Bérégovoy and the Treasury Directorate in the 1980s. This example underscores the opposition yet complementary role of two forms of bureaucratic capital in this reform process – a technical form of capital, and a capital based on experience. Examining the power relations generated by these forms of bureaucratic capital requires a relational analysis that tracks both the structure of the social space and the socio-historical context.