Contenu du sommaire : Les GAFAM

L'acronyme gafam a connu un succès inédit dans le débat public français. Comment comprendre ce succès ? Pourquoi un amalgame de plateformes numériques américaines aux modèles d'affaires si différents s'est-il imposé ? De quoi est-il la manifestation ? En incarnant la transformation numérique de la société, les gafam constituent un bouc émissaire qui empêche la compréhension des profondes transformations de cette révolution invisible. La dénonciation obsessionnelle de ces acteurs par les responsables politiques français permet d'éviter un débat plus complexe sur leur rôle dans la stratégie de puissance des États-Unis.

Tributaires du contexte économique et politique mondial, les gafam subissent des turbulences pour trois raisons conjoncturelles : baisse de rentabilité, plans sociaux et renforcement de la régulation publique de leurs activités. Mais, malgré la multiplication des contraintes nouvelles, les paramètres opérationnels fondamentaux de ces entreprises demeurent inchangés. Aussi, la conjoncture compliquée ne remet pas en cause leur emprise structurelle sur la quasi-totalité de notre vie sociale et économique, ce qui leur confère un pouvoir extraordinaire et leur assure un avenir profitable.

Les piliers de la puissance de l'État de Californie sont devenus en deux décennies des acteurs contestés aux modèles économiques disparates et aux rôles paradoxaux, sur la scène intérieure comme sur la scène internationale. Ce phénomène s'est cristallisé au cours des années Trump, du fait de l'usage non régulé des gafam par les acteurs politiques ou privés, mais surtout par les puissances étrangères, qui se sont appuyées sur les failles de ces colosses numériques pour semer le trouble dans le débat public, déstabilisant ainsi le modèle de démocratie pluraliste états-unien.

Pour comprendre la manière dont les intelligences artificielles affectent la société, il est nécessaire, d'abord, de les situer dans un ensemble plus vaste de techniques et de systèmes qui déploient sur la société une infrastructure encourageant le développement de boucles de contrôle des activités sociales et économiques. Ensuite, il faut se rappeler qu'elles sont le fruit d'une économie à la recherche constante de gains de productivité ; elles constituent de ce point de vue le produit endogène de la plateformisation du monde. Finalement, parce qu'elles sont plongées dans la société, leurs effets inattendus, parfois délétères, en font des sujets politiques. L'enjeu essentiel est celui de leur légitimité.

Les gafam sont souvent considérés comme les acteurs incontestés de l'économie numérique mondiale. Cependant, au travers de trois « ethnographies situées », nous nous concentrons sur les «  rum » (Rappi, Uber et Microworkers) pour analyser les usages en ligne de livreurs mexicains, de chauffeurs en Argentine et de travailleurs du clic au Venezuela. Si, dans les pays à haut revenu, les acteurs du numérique bénéficient de la stabilité et de la protection sociale fournies par l'emploi formel, dans le contexte de l'Amérique latine, c'est au contraire en exploitant l'informalité et en réactivant des relations de « colonialité » qu'ils arrivent à extraire de la valeur. La mise en place de méthodes de débrouille et de solidarité active montre que la sphère informelle constitue un espace conflictuel où se développent des expériences d'émancipation qui peuvent aussi inspirer les luttes sociales des pays du Nord.

L'économie de la donnée bouscule nos représentations institutionnelles ainsi que l'ensemble de nos paradigmes politiques, géopolitiques, économiques. La montée en puissance des Big Tech bouleverse les règles du jeu jusque-là établies, et de nouvelles clés de répartition de pouvoir hybridées, s'articulant autour d'un même continuum fonctionnel entre public et privé, se sont installées. Mais est-ce à dire que les Big Tech seraient désormais des États parallèles ? En réalité, rien n'est moins sûr : la puissance n'est pas le pouvoir.

La Commission européenne, pour devenir une puissance normative, doit réussir la mise en œuvre de ses nouveaux règlements sur les marchés et services numériques. Enjeu majeur pour l'Europe, une régulation efficace nécessitera de prendre en compte les stratégies d'acteurs puissants, la disponibilité de moyens et de compétences à la hauteur du défi, en s'appuyant sur les autorités compétentes des États membres et toutes les parties prenantes au sein de l'Union. La liberté d'expression pourra-t-elle être préservée quel que soit le modèle économique ?

L'Union européenne est sans doute une exception dans le monde d'aujourd'hui : elle affirme hautement le principe du respect de la vie privée et de la protection des données personnelles tout en essayant de construire un grand marché du numérique. Elle s'est dotée d'instruments sans équivalent ailleurs dont la Cour de justice de l'Union européenne tire toutes leurs conséquences, dans la recherche d'un équilibre délicat entre les droits fondamentaux des personnes, d'une part, et la liberté d'expression, d'information et d'entreprise, d'autre part.

L'adoption du Digital Services Act par les institutions européennes marque l'enracinement d'une logique de compliance pour réguler la liberté d'expression sur internet. Compte tenu de la difficulté structurelle de contrôler les contenus en ligne, le choix de confier cette mission aux plateformes elles-mêmes s'est, en effet, imposé, tout en soulevant nombre de questions quant à leur capacité, leur volonté, leur légitimité à le faire, et en suscitant une réflexion sur les conditions d'un rééquilibrage du contrôle des contenus, indispensable à une régulation pacifiée de la liberté d'expression.

Comment les États autoritaires abordent-ils leur relation avec les géants du numérique ? À travers deux cas d'étude emblématiques, la Chine et la Russie, cet article montre les rapports ambivalents des Big Tech vis-à-vis de ces régimes où prime le pouvoir politique sur les intérêts privés. Placés entre des intérêts économiques réciproques et les volontés de conserver une souveraineté nationale, les géants du numérique, tant occidentaux que chinois ou russes, ont appris à gérer les conflits et les contradictions pour préserver leurs parts de marché.

Dans une économie mondiale où la capacité à innover est devenue cardinale, la domination américano-chinoise est quasi hégémonique. Le manque d'investissements et les rigidités d'un système économique hérité des Trente Glorieuses ont creusé un retard menaçant la souveraineté économique mais aussi politique de l'Europe, qui ne compte encore quasiment aucun acteur majeur dans la «  tech ». Notre continent possède pourtant des atouts indéniables, et la dynamique enclenchée depuis le milieu des années 2010 incite à plus d'optimisme, pour peu qu'il s'en donne les moyens.