Contenu du sommaire : Actualités de la censure
Revue | Mouvements |
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Numéro | no 112, hiver 2022 |
Titre du numéro | Actualités de la censure |
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Actualités de la censure
- Éditorial : Actualités de la censure - Noé Le Blanc, Catherine Achin, Sihame Assbague, Mathilde Fois Duclerc, Vanina Mozziconacci, Héloïse Nez, Julien Talpin p. 7-10
- S'exprimer, au nom de quoi ? - Lauréline Fontaine p. 12-26 Le droit à liberté d'expression s'incarne en droit français dans un ensemble de lois et de réglementations qui tout à la fois l'assurent et le contraignent. En ce sens, il semble plus exact de parler, davantage que de droit à la liberté d'expression, d'un droit organisant l'expression. Les évolutions récentes du droit en la matière signalent un renouvellement du paradigme à l'origine de cette organisation juridique de l'expression, vers une prise en compte accrue des effets supposés de celle-ci. Cette évolution est à comprendre comme le reflet de changements sociétaux.
- Le devoir de réserve des agent·es public·ques - Antony Taillefait p. 27-35 En droit de la fonction publique, la liberté d'expression est le principe, l'obligation de réserve l'exception. L'appréciation de cette obligation est ainsi largement dépendante d'une part de la jurisprudence, d'autre part des velléités répressives de la hiérarchie administrative. Le tournant managérial qui touche la fonction publique pousse cependant les agent·es à davantage d'autocensure. À la demande de l'auteur, nous précisons que ce texte a été mis en écriture inclusive par la rédaction de Mouvements.
- Savant∙es et politiques contre l'« islamogauchisme » (2). Le fantôme de Raymond Aron - Christelle Rabier p. 36-47 Ce texte est la seconde partie d'un article en deux moments. L'autrice revient ici sur l'idée de neutralité scientifique, omniprésente au sein des « débats » français contre le « militantisme » de certain·es chercheur·ses, voire de certaines disciplines ou domaines de recherche. Pour ce faire, elle revient à la publication originale de Max Weber préfacée par Raymond Aron et au concept de werturteilsfreie Wissenschaft, dont la traduction par l'expression erronée de « neutralité axiologique » a marqué la réception de la pensée du sociologue en France. Cette enquête la conduit à analyser les généalogies intellectuelles et familiales à l'œuvre dans ce qu'elle identifie comme l'expression contemporaine d'un nationalisme scientifique en France.
- L'autonomie littéraire, une tradition dévoyée - Gisèle Sapiro p. 48-60 Des écrivains d'extrême droite se réclament aujourd'hui de la longue tradition française de liberté d'expression en littérature pour résister à ce qu'ils considèrent comme la doxa antiraciste ou féministe. Gisèle Sapiro, en revenant sur une histoire jalonnée par les procès littéraires, démontre à quel point l'héritage est dévoyé. Les luttes pour la conquête de la liberté d'expression et la création littéraire avaient en effet pour motivation l'autonomie de la littérature (autour de deux postures, l'art pour l'art ou l'engagement) et le droit de critiquer les institutions ; en aucun cas la stigmatisation de personnes appartenant à des minorités. Tout comme les discours de haine, la stigmatisation doit être punie lorsqu'elle touche des personnes réelles, fût-ce dans des mises en situation fictionnelles.
- La déraison du plus fort ? Sur la liberté d'expression satirique - Cédric Passard, Denis Ramond p. 61-67 L'expression satirique se trouve au cœur des débats actuels en France sur la liberté d'expression. Si la pratique satirique n'est jamais allée de soi, un retour sur son histoire permet d'en souligner l'ambivalence : tantôt émancipatrice, tantôt instrument de persécution. C'est que, comme le rappelle Henri Bergson, « notre rire est toujours le rire d'un groupe ». La satire s'inscrit ainsi pleinement dans le champ des rapports de pouvoir entre groupes sociaux, dont elle révèle parfois crûment les contours.
- Réécrire l'histoire en liberté : les écrivains collabos et leur œuvre après l'Épuration - Vincent Berthelier p. 68-76 Contrairement à ce qu'ils ont prétendu, les écrivains collabos n'ont pas été victimes de censure particulière au moment de l'Épuration. Si leur lectorat a diminué, ils ont bénéficié d'une relative indulgence de la justice, comme du soutien de leurs réseaux. Ils ont ainsi pu continuer à publier librement, tout en minimisant de diverses façons leur engagement en faveur des régimes fascistes et antisémites : euphémisation des faits, refuge derrière le paravent du style, jusqu'à la réécriture pure et simple de leurs textes. Libres de faire l'apologie de crimes contre l'humanité sous l'Occupation, ils furent ensuite libres d'enterrer leurs compromissions, privilège des détenteurs de capital social et symbolique.
- « Envoyer un message » : les mécanismes de la censure des communautés musulmanes dans la France de Macron - Ibrahim Bechrouri p. 78-86 L'islamophobie croissante de la société française se traduit par une surveillance accrue des faits et gestes des musulman·es et des groupes se revendiquant de l'islam. Cette surveillance n'est pas le simple fait des autorités publiques, mais aussi des individus privés. Elle pousse les musulman·es et les personnes perçues comme telles à toujours davantage d'autocensure.
- La censure de la langue : une atteinte fondamentale à la liberté d'expression - Philippe Blanchet p. 87-98 En 2021, la censure partielle de la loi « Molac » relative à la protection patrimoniale des langues territoriales par le Conseil constitutionnel a remis en question l'existence d'un enseignement immersif dans une autre langue que le français, tel qu'il se pratique dans les ikastola basques ou dans les écoles calandreta en occitan, ce qui a entraîné plusieurs mobilisations dans les territoires où ces langues sont pratiquées. Philippe Blanchet revient sur les sources et les conséquences de ces discriminations glottophobes récurrentes dans le contexte français en montrant le lien entre droits linguistiques et droits fondamentaux, dont la liberté d'expression.
- Liberté d'expression et libertés académiques face aux extrêmes droites au Brésil - Camille Goirand p. 99-112 L'arrivée au pouvoir de Jair Bolsonaro a vu se développer au Brésil des formes de censure nouvelles, exercées non plus par les autorités officielles, comme lors de la dictature militaire (1964-1988), mais par des réseaux informels ancrés dans la société civile. Bien qu'indirecte, cette censure n'en demeure pas moins d'une efficacité redoutable, dans un contexte de forte fragilisation des libertés académiques et de violences accrues envers les activistes de gauche et les populations minorisées. Tout porte à craindre que cette lame de fond ne soit amenée à perdurer au-delà de l'alternance de majorité politique.
- Libertés académiques en Turquie : répression et stratégies de résistance dans un contexte autoritaire - Gülçin Erdi, Cosimo Pica p. 113-125 Depuis l'occupation du parc Gezi en 2013 et la signature de la pétition des Universitaires pour la paix en 2016, dans un contexte de réactivation du conflit armé entre l'État turc et le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), le tournant autoritaire de la présidence de Recep Tayyip Erdoğan se traduit par une répression accrue et une censure multiforme du monde académique. Les études critiques en sciences sociales sont particulièrement visées, quand elles traitent des minorités, de la question kurde, du genre ou des migrant·es. Pour faire face à cette mainmise renforcée du gouvernement central sur la vie académique, les résistances s'organisent dans un mouvement de solidarité transnational.
- Derrière la « crise » du free speech : l'université rêvée des industriels libertariens - Sylvain Laurens p. 126-136 Les cris d'orfraie lancés par certain·es pour dénoncer des sciences sociales qui seraient trop « militantes » ou « politiques » sont en réalité largement sponsorisés par des intérêts économiques. Loin d'une défense de l'autonomie de la recherche, ces campagnes à répétition témoignent d'une université sous influence. Au-delà des pseudo-controverses constamment ressuscitées, les industriels qui financent ce backlash symbolique visent à une refondation en profondeur du monde académique.
- Réseaux sociaux : les nouveaux chemins de la censure - Romain Badouard p. 137-146 Confrontées à une hausse vertigineuse des contenus postés par les internautes, les plateformes de réseau social ont désormais massivement recours à des algorithmes pour modérer l'expression de leur public. Cette évolution s'accompagne de la généralisation d'un nouveau régime de censure, le shadowban : non pas la suppression pure et simple d'une opinion ou d'une information, mais leur invisibilisation de fait par une réduction drastique de leur accessibilité. Chercheur·euses et militant·es se mobilisent pour rendre les politiques de modération des plateformes plus transparentes et pour assurer aux internautes des procédures de recours contre la censure abusive.
- Instagram et la censure des corps sexisés - Agate Lesage p. 147-156 La modération des images de nudité opérée par les algorithmes utilisés par Instagram repose sur une double réduction, de la nudité à la sexualité, et de la sexualité à la pornographie. Ces algorithmes sont de surcroît porteurs de biais discriminatoires, avec pour conséquence un traitement fortement différencié des utilisateur·rices de la plateforme. La censure pratiquée par le réseau social vise avant tout à le protéger de ses utilisateur·rices.
- « Tu fais un truc qui n'est pas légal mais qui est légitime en fait » : coller contre les féminicides - Mathilde Guellier p. 158-166 La pratique militante ancienne des collages sauvages a connu un renouveau ces dernières années au service de la lutte contre les féminicides. Les collectifs féministes qui s'en emparent entendent affirmer la présence des femmes et des minorités de genre dans l'espace public, s'approprier la rue la nuit et dénoncer par des slogans percutants l'inaction de l'État face à la violence systémique de genre.Ces formes de désobéissance civile sont revendiquées au nom de la légitimité de la cause et de la nécessité d'exprimer l'urgence d'une prise de conscience du continuum des violences sexistes et sexuelles. Bénéficiant en France d'une relative tolérance de la part des pouvoirs publics (la cause y étant reconnue comme problème public), les actions de ces groupes sont paradoxalement davantage entravées par des riverain·es intervenant au nom de la préservation de l'ordre social et sexué.
- Se mobiliser contre la censure en ligne quand on est pd, trans, gouine ou pute - Thibault Grison, Virginie Julliard p. 167-175 Alors que les réseaux sociaux numériques constituent ces dernières années un espace majeur de mobilisation des communautés sexuelles et de genre, leur voix sur les plateformes se trouve la cible privilégiée de censures pour « contenu illicite ». Thibaut Grison et Virginie Julliard nous expliquent comment fonctionne la « modération de contenu », entre modération humaine et algorithmique, et toujours dans une grande opacité. Les militantes féministes et LGBT+, qui utilisent sur leur compte des termes renvoyant à l'identité sexuelle et de genre, ou retournent le stigmate en s'appropriant certaines injures, suscitent une modération automatisée qui les pénalise. Pour contrer ces censures en ligne, les militant·es mettent en œuvre des stratégies de publicisation du bâillonnement, de production d'expertise sur les algorithmes et d'invention de nouveaux langages codés.
- Assurer la traçabilité des acteurs financiers - Kévin Gernier, Laurence Fabre, Catherine Achin, Noé Le Blanc p. 176-185 Au cours des dernières années, en France, des progrès significatifs ont été accomplis en matière de transparence financière. Souvent impulsés par des scandales révélés par la presse d'investigation, ces progrès sont aussi largement dus au travail de plaidoyer et d'expertise accompli sans relâche par les organisations à but non lucratif, notamment Transparency International France.
- Questionner la nébuleuse de l'atome - Roland Desbordes, Charlotte Mijeon, Catherine Achin, Noé Le Blanc p. 186-199 L'origine militaire de la technologie nucléaire fait de l'opacité une forme de péché originel de cette industrie. Les choix énergétiques échappent à toute validation démocratique et sont formellement le fait du seul Président de la République s'appuyant sur des comités d'expert·es scientifiques souvent impliqué·es dans la filière. Du côté des industriels exploitants, l'invocation de la sécurité ou des secrets commerciaux justifie l'entretien d'un écran de fumée autour de l'ensemble du processus de production de l'énergie nucléaire et de gestion des déchets. Désinformation, dissimulation et collusions d'intérêts continuent ainsi de prévaloir malgré les efforts des associations et les catastrophes de Tchernobyl et de Fukushima. Au point que même des passionné·es du nucléaire jugent nécessaire de tirer le signal d'alarme.
- La publicité, une liberté d'expression censitaire - Thomas Bourgenot, Mathilde Fois Duclerc, Noé Le Blanc p. 200-210 Partout à l'entrée des villes, dans les transports en commun, sur les chantiers des monuments historiques, la propagande commerciale colonise l'espace public. Au nom de la liberté d'expression, le Code de l'environnement affirme le droit de faire de l'affichage publicitaire. Depuis 1992, l'association Résistance à l'Agression Publicitaire (RAP) lutte contre les effets négatifs de ces activités. Face aux grands annonceurs commerciaux qui saturent notre espace visuel, elle revendique une liberté de réception pour les citoyen·nes et un rééquilibrage entre expression commerciale et expression d'idées et d'opinions dans l'espace public.
Itinéraire
- Sciences sociales en Russie : le retour de la censure - Alexander Bikbov, Noé Le Blanc, Héloïse Nez p. 212-225 La chute du régime soviétique a donné lieu à une profonde reconfiguration du monde de la recherche en Russie. En quelques décennies, le centralisme qui prévalait jusque-là a été remplacé par une forme de gestion plus locale des cursus et des personnels, et la censure directe par un système d'attribution d'avantages largement gangréné par le népotisme. La parenthèse de liberté d'expression et d'expérimentation intellectuelle qui s'était ouverte au cours des années 1990 s'est ainsi rapidement refermée, une situation que l'entrée en guerre contre l'Ukraine a considérablement aggravée.
- Universités : de quelle autonomie parle-t-on ? - Claude Gautier, Michelle Zancarini-Fournel, Vanina Mozziconacci
- La loi bâillon en Espagne : « C'est comme si nous avions fait trois pas en arrière et que nous faisions maintenant un pas en avant » - Eric Sanz de Bremond Arnulf, Héloïse Nez
- Entre visibilité et silenciation, l'association Lallab en questions - Fatiha Kaouès
- Le wokisme : portrait d'une panique morale - Alex Mahoudeau
- La guerre contre la Critical Race Theory en Australie passe à côté de l'essentiel - Alana Lentin
- Savant∙es et politiques contre l'« islamogauchisme» (1). Actions françaises (2020-2022) - Christelle Rabier
- Ni aux censeurs, ni aux vendeurs. Les pratiques féministes du langage : des significations politiques en mouvement - Julie Abbou
- La liberté d'expression et de culte en Algérie sous domination coloniale - Youssef Girard
- La nécessité de rendre hommage à Samuel Paty en élémentaire : intérêt pédagogique ou propagande républicaine ? - Elisa Cantos
- Recension de Défense et illustration des libertés académiques - Lucile David
- Sciences sociales en Russie : le retour de la censure - Alexander Bikbov, Noé Le Blanc, Héloïse Nez p. 212-225