Contenu du sommaire : Émotions et négociations

Revue Négociations Mir@bel
Numéro no 39, 2023/1
Titre du numéro Émotions et négociations
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  • Négocier l'intolérable : une sociologie du relogement au prisme des émotions morales - Mégane Aussedat p. 5-25 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
    Alors que la sociologie urbaine a porté peu d'attention à la place des émotions dans la fabrique de la ville, cet article pose la question de la relation entre les émotions morales provoquées par des situations de vulnérabilités résidentielles et les politiques urbaines dont ces situations sont la cible ou la conséquence. Le cas du relogement des occupants d'une grande copropriété dégradée marseillaise donne à voir la façon dont ces émotions peuvent imprégner les politiques locales ciblant des marges urbaines et peser dans les négociations, à la fois discrètes et ouvertes, relatives à leur temporalité. Dans le même temps, l'analyse souligne la tension qui oppose les jugements moraux que ces émotions traduisent et les intérêts institutionnels en jeu et met en évidence le caractère mouvant et instable de l'équilibre qui en résulte.
    As theories about the making of the city often overlook the role of emotions, this article explores the relationship between the moral emotions provoked by situations of residential vulnerability and the urban policies that target or trigger these situations. The case of the rehousing of the occupants of a large, degraded condominium in Marseille (France) shows how these emotions can permeate local policies administered by urban margins and alter the negotiations relative to their temporality. Meanwhile, the analysis underlines the tension between moral judgments these emotions express and the institutional interests at stake, and highlights the shifting, unstable nature of the resulting balance.
  • La négociation avec les syndicats : quel travail émotionnel pour les cadres de direction ? - Chloé Biaggi p. 27-44 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
    À l'image d'autres gestionnaires, les cadres qui pilotent les « relations sociales » – c'est-à-dire qui gèrent les réunions de négociation collective et plus largement les relations avec les syndicats – présentent leur action comme fondamentalement rationnelle. Pourtant, l'activité de pilotage des relations sociales soulève de forts enjeux émotionnels. En effet, elle suppose de s'engager en personne dans des interactions, parfois conflictuelles, avec des salariés ou des syndicalistes. À partir de l'étude de la préparation d'un licenciement collectif par une équipe de cadres et de consultants, cet article met en lumière l'important travail émotionnel individuel et collectif auquel cette mission donne lieu, dont il étudie les ressorts. Ce travail collectif vise, par différents discours et pratiques, à aider les dirigeants qui sont amenés à faire face aux salariés licenciés à conjurer leur peur, d'une part, et à modérer leur empathie et leur possible sentiment de culpabilité, d'autre part.
    Like other managers, executives who manage 'labour relations' – e.g. who manage collective bargaining meetings and, more broadly, relations with trade unions and employee representatives – present their action as fundamentally rational. However, the activity of steering labour relations raises strong emotional issues. Indeed, it implies engaging in face-to-face interactions, sometimes conflictual, with employees or trade unionists. Based on the study of the preparation of a downsizing by a team of managers and consultants, this article highlights the significant individual and collective emotional work to which this mission gives rise and examines the reasons for this. This collective work aims, through different discourses and practices, to help the managers who have to deal with the laid-off employees to ward off their fear, on the one hand, and to moderate their empathy and their possible feeling of guilt, on the other hand.
  • Faites-le pour les enfants ! Espoir, compassion et culpabilité dans la légalisation du cannabis médicinal au Mexique - Luis Rivera-Vélez p. 45-63 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
    Si la sociologie des émotions a mis en évidence leur rôle mobilisateur dans l'action collective, peu de travaux étudient l'utilisation des émotions comme stratégies d'influence dans les politiques publiques en Amérique latine. L'exemple de l'adoption de la loi légalisant le cannabis médicinal au Mexique vient combler cette lacune en montrant que l'espoir, la compassion et la culpabilité peuvent faire basculer les opinions en faveur de la plante. L'espoir et la mobilisation des parents d'enfants malades permettent de recadrer la perception de la plante, passant de drogue à plante à potentiel thérapeutique. L'empathie suscitée par la souffrance des mères permet de moraliser le débat parlementaire et de donner la priorité à la nécessité d'une réforme en faveur de la légalisation. Enfin, un argument persuade jusqu'aux décideurs les plus récalcitrants : ne pas se sentir coupable d'être celui qui refuse un espoir aux enfants. Ainsi, différentes émotions jouent des rôles clés à différents moments de la fabrication des politiques publiques en matière de moralité.
    While the sociology of emotions in Latin America has highlighted their mobilizing role in collective action, few studies have examined the use of emotions as strategies for influencing public policy. The example of the adoption of the law legalizing medicinal cannabis in Mexico fills this gap, showing that hope, compassion, and guilt can sway opinions in favour of the plant. The hope and mobilization of parents with sick children helps reframe the perception of the plant, transforming it from a drug into a plant with therapeutic potential. The empathy aroused by the suffering of mothers helps moralize the parliamentary debate and prioritize the need for reform in favour of legalization. Finally, the avoidance of guilt for denying hope to children convinces even the most resistant policymakers. Thus, different emotions play key roles at different moments in the creation of public policies regarding morality.
  • Les passions migratoires du Parlement européen - Amandine Le Bellec p. 65-83 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
    Le Parlement européen est connu pour sa culture du compromis et de la négociation pacifiée. Dans ce contexte, il serait tentant d'y considérer les discours émotionnels comme une anomalie démocratique engendrée par l'institutionnalisation des partis populistes, notamment de droite radicale. À partir d'une analyse qualitative des négociations parlementaires portant sur le droit d'asile lors de la législature en cours (2019–2024), cet article porte un regard critique sur les discours associant émotions et « crise » de la démocratie européenne. Il montre non seulement que les émotions ne sont pas l'apanage de la droite radicale mais aussi que la prise en compte de celles-ci permet d'éclairer des rôles et des projets politiques distincts au sein d'un Parlement souvent critiqué pour son illisibilité idéologique. Cette prise en compte du fait émotionnel, toutefois, ne doit pas conduire le chercheur à sous-estimer les situations où l'émotivité est volontairement « limitée » par ses usagers, celle-ci faisant partie intégrante du registre de l'hégémonie politique en situation de négociation.
    The European Parliament is known for its culture of compromise. In that context, it would be tempting to consider emotional discourses as a democratic anomaly that would reveal the influence of radical right populist parties at the supranational level. Based on a qualitative analysis of debates on asylum in the ongoing term (2019–2024), this article offers a critical assessment of this argument. It makes two main claims. First, it shows that emotions are not specific to radical right parties, but rather are a normal phenomenon that permeates the whole negotiation process. Second, it argues that taking emotions into consideration allows us to improve our understanding of the dynamics of European-level negotiations, which have often been described as hard to penetrate due to their high level of technicity. However, this attention to emotions should not be limited to the situations where they are the most visible, or else it risks reproducing the narrative of crisis and exceptionality identified above. Researchers must also examine the way emotionality can be wilfully “limited” by speakers, as this constitutes one of the key repertoires of political hegemony in negotiations.
  • Le dilemme viril : quand les coûts émotionnels de la dissuasion déclenchent des luttes pour la reconnaissance - Franca Loewener p. 85-104 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
    Il est aujourd'hui empiriquement bien établi que la dissuasion est un outil à double tranchant. De nombreuses études montrent que, plutôt que d'empêcher la guerre, la dissuasion peut y conduire. Si les cas dans lesquels la « promesse de souffrance » conduit à un dilemme de sécurité – et ainsi finalement à l'escalade vers la guerre – apparaissent bien documentés, ceux dans lesquels la tentative de dissuader un adversaire conduirait à un dilemme de sécurité ontologique, c'est-à-dire des dilemmes identitaires fragilisant la sécurité de soi, le sont moins. Ainsi, l'exemple des crises marocaines de 1905/6 et 1911 montre que les menaces peuvent déstabiliser le sens de soi d'un acteur visé et l'amener à chercher l'escalade pour des raisons symboliques. En effet, certains acteurs voient leur image d'eux-mêmes mise en cause par une menace dissuasive dans la mesure où la contrainte équivaut à une forme de domination et de stigmatisation qui crée une forte sensation d'humiliation. Cette émotion étant une motivation particulièrement puissante, ce ne sont pas les coûts matériels qui dominent les calculs des acteurs mais les coûts émotionnels. Ceci est particulièrement valable pour les décideurs de l'État qui sont marqués par des normes et valeurs viriles. Reculer devant des menaces peut donc sembler plus coûteux pour ces acteurs que de risquer leur existence physique.
    It has been well established that deterrence is a double-edged sword. Many studies show that instead of preventing war, deterrence can lead to war. While the cases in which the “promise of suffering” leads to a security dilemma, and ultimately to war are well documented, the cases in which an actor attempts to deter an adversary would lead to an ontological security dilemma are not. The example of the Moroccan crises of 1905/6 and 1911 shows that threats can destabilize the sense of self of a targeted actor and lead him to seek escalation for symbolic reasons. Indeed, some actors see their self-image called into question by a dissuasive threat insofar as the constraint is equivalent to a form of domination and stigmatization causing great humiliation. This emotion being a particularly powerful motivator, it is not the material costs that dominate the calculations of the actors but the emotional costs. This is particularly valid for state decision-makers who are swayed by virile norms and values. For these actors, backing down from threats may seem more costly than risking one's physical existence. In these cases, deterrence can turn into a struggle for recognition.
  • Emotions in Climate Change Negotiations: Emotional Approach of NGOs to the Issue of Loss and Damage - Neringa Mataityte p. 105-135 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
    La rhétorique émotionnelle est souvent utilisée dans les stratégies de plaidoyer des acteurs non étatiques, mais la question des pertes et dommages pourrait introduire un nouveau contexte qui encourage l'émergence de stratégies émotionnelles et d'approches de la coopération spécifiques. La COP27 est parvenue à un accord décisif sur un nouveau fonds « pertes et dommages », qui rassemble les financements des pays développés afin d'aider les pays du sud à surmonter les dégâts liés aux changements climatiques. Cet article analyse la rhétorique émotionnelle d'acteurs tels que les organisations non gouvernementales de l'environnement (ONGE) qui s'engagent activement dans la défense des pertes et dommages dans les négociations internationales sur le climat. L'article introduit l'approche théorique du discours émotionnel invocateur dans le contexte des négociations climatiques et applique l'analyse du discours émotionnel pour identifier les émotions dominantes dans la rhétorique des ONGE. L'analyse révèle la complexité de l'approche émotionnelle employée par les ONGE, avec des émotions contradictoires intégrées dans leur rhétorique, qui oscille entre des émotions conflictuelles telles que l'indignation et la culpabilité, et la rhétorique coopérative de la solidarité. Cette étude contribue au nombre croissant de recherches sur les émotions dans les approches diplomatiques des acteurs non étatiques et souligne leur rôle important dans l'élaboration des négociations sur le climat.
    Emotional rhetoric in the advocacy strategies of non-state actors is often employed; however, the loss and damage issue might introduce a novel context that encourages the emergence of specific emotional strategies and approaches to cooperation. COP27 reached a breakthrough agreement on a new loss and damage fund that gathers financing from developed countries to assist countries in the Global South to respond to loss and damage. This paper analyses the emotional rhetoric of actors such as environmental non-governmental organizations (ENGOs) that actively engage in advocacy for loss and damage in international climate negotiations. The paper brings the theoretical approach of invocative emotion discourse into the context of climate negotiations and applies emotion discourse analysis to identify prevailing emotions in ENGOs' rhetoric. The analysis reveals the complexity of the emotional approach employed by the ENGOs, with contradictory emotions embedded in their rhetoric, which balances between conflicting emotions such as indignation and guilt, and the cooperational rhetoric of solidarity. It contributes to the growing body of research on emotions in the diplomatic approaches of non-state actors and underscores their significant role in shaping climate negotiations.
  • Walder, F. (1958) Saint-Germain, ou la Négociation. Gallimard - Gerald Lees p. 138-141 accès libre