Contenu du sommaire : Économie et religion

Longtemps réservé au domaine religieux, la mécanique sacrificielle n'a pas disparu avec son emprise sur nos sociétés. Reprise par les penseurs de l'économie politique, elle en est une dimension essentielle. Revenir sur le sens religieux du sacrifice pourrait alors être inspirant pour repérer les écueils possibles et les chances d'une telle reprise.

Dans ses écrits, Pierre le Pesant de Boisguilbert (1646-1714) adopte la posture du prophète politique. Après avoir révélé les lois du bon ordre de la Providence en proposant une interprétation très personnelle des Écritures, Boisguilbert explique les raisons de la ruine de la France de Louis XIV. L'argent devenu une idole, la rupture des prix de proportions, les impôts disproportionnés comme le manque de circulation avaient condamné le royaume de France à la crise et aux malheurs. L'appauvrissement général et son lot de désolations étaient ainsi le moment d'une expiation collective à laquelle seule une conversion et un retour aux lois naturelles de la Providence pouvaient mettre un terme. L'analyse économique se présentait dès lors comme le moyen de pénétrer les voies de la Divinité.

Cet article examine les études de Weber sur la psychophysique publiées en 1908-1909 au regard de L'Éthique protestante, au moyen du problème de la communauté : d'une part la communauté sectaire, qui permet de penser une subjectivité religieuse et économique constamment sous le contrôle de ses pairs ; d'autre part la communauté ouvrière, espace d'expression d'une rationalité aiguë et en même temps de contrôle social strict : la rationalité ouvrière se développe, selon Weber, dans un ajustement constant par rapport aux décisions des entrepreneurs, ajustement qui peut aller jusqu'à des stratégies de « freinage » où un rapport de force s'installe silencieusement, selon les normes mêmes du capitalisme, avec le patronat. Nous examinerons ainsi comment la subjectivité peut être pensée par une psychologie sociale où la communauté joue un rôle crucial, et comment elle parvient, par la rationalité, à déjouer l'aliénation que fait peser sur elle le capitalisme.

Si l'on cherche un ouvrage qui prône le don et le sacrifice comme mesures de bonne économie La Part maudite de Georges Bataille est la référence. La compréhension de l'ouvrage requiert un renvoi à l'ensemble de la problématique de Bataille, à ses engagements tant philosophiques que politiques. La logique de l'ouvrage, comme celle de l'article, s'en ressent. À l'appui de son affirmation selon laquelle la question clef en économie ne porte pas sur le manque (ou la rareté) mais sur l'abondance Bataille pour en témoigner convoque l'histoire longue qui va des Aztèques jusqu'au Plan Marshall. L'enjeu, pour Bataille n'est plus d'accumuler mais de dépenser sans contrepartie que ce soit dans la nation ou bien entre les nations.

Joan Robinson, économiste proche de Keynes et Hannah Arendt, confrontée au totalitarisme et théoricienne de la politique, ont, toutes les deux, accordé de l'importance à L'accumulation du capital, ouvrage de 1913, que Rosa Luxemburg a rédigé en prenant des distances avec une partie de l'analyse de Marx. Luxemburg saisit une « logique d'expansion pour l'expansion », caractéristique d'un capital financier poussé à fournir des fonds à toutes sortes d'entreprises sur l'ensemble de la planète, qui finit par transformer la relation des États avec leur population. Le maintien de ce processus exige que les êtres humains sacrifient leur monde et adoptent une identité économique qui constitue une profanation de leur humanité.

L'expression de « destruction créatrice » associée au nom de Schumpeter capture l'idée d'un processus qui est à l'origine de l'évolution économique du capitalisme, mais son sens plus profond, va bien au-delà de l'usage technique qu'en font les économistes. Il s'agit dans cet article de proposer une déconstruction de cette expression afin de faire ressortir un sens qui déborde l'intention des économistes, mais révèle au fond l'impensé du capitalisme, à savoir la dimension sacrificielle des innovations incessantes et de leurs effets sur le monde. Après avoir présenté les enjeux du questionnement, l'article se propose de passer d'une approche d'histoire de la pensée économique de cette notion, à une approche de philosophie économique qui la met en rapport avec la philosophie de la vie courante à l'époque de Schumpeter, pour enfin développer une approche métaphysique sur la dimension sacrificielle du capitalisme.

Appréhendée à partir d'une situation inédite d'extrémisation des risques (climatiques ou sanitaires notamment), une méditation sur le don comme jeu du monde soulève des interrogations complexes. La dynamique de la mondialisation capitaliste risque fort de sortir intacte d'une confrontation avec l'alternative proposée qui conduit à se représenter que cette dynamique échappe ultimement à toute prise humaine. À partir de quoi il faudra recomposer, contre l'idée de mondialisation marchandisante du monde, une autre alternative critique – selon le geste d'une critique plus interne, adossée aux valeurs de la modernité et à leur trahison par les dérives de celle-ci : où l'on retrouverait la nécessité, plutôt que de déconstruire inlassablement les valeurs de la modernité, de faire réapparaître comment la référence à des valeurs comme celles de la dignité ou de la décence thématisent au plan normatif ce qui fait que certains secteurs de l'existence individuelle ou collective, pour respecter en eux l'humain comme tel, ne doivent pas être traités comme marchandisables, mais comme « hors-de-prix ».

L'article met en valeur la capacité pratique de la relation de don à infiltrer et à subvertir la logique marchande. Il tire ses arguments d'un prolongement de l'approche phénoménologique développée par Ricœur dans Parcours de la Reconnaissance. Examinant successivement les dimensions logiques, éthiques et pratiques du don généreux, il met en lumière la dialectique de l'amour et de la justice qui le sous-tend et dont les ressorts résident dans l'éthique de la gratitude. Comme l'analyse des transactions mêlant don et vente en témoigne, placé sous le registre de la gratitude, le don est l'expression du désir éthique de bien-vivre ensemble, dans la bienveillance mutuelle et la sollicitude. Le pouvoir subversif du don par rapport à la logique marchande provient de la force de ce désir. Certes le don exerce ce pouvoir au péril de ses propres corruptions ; il témoigne néanmoins du fait que le désir éthique dans lequel il puise est une source profonde de résistance et d'opposition à la généralisation de la logique marchande et, par extension, à la déraison du capitalisme.