Contenu du sommaire : Risques professionnels : la santé au travail sous surveillance ?

Revue Travail et emploi Mir@bel
Numéro no 169-170-171, 2022/2-4
Titre du numéro Risques professionnels : la santé au travail sous surveillance ?
Texte intégral en ligne Accessible sur l'internet
  • Introduction. Risques professionnels : la santé au travail sous surveillance ? - Jean-Noël Jouzel, Jérôme Pélisse, Laure Pitti p. 5-19 accès libre
  • Défaire sa responsabilité financière en matière de risques professionnels : Les stratégies documentaires des avocat·es d'employeurs - Delphine Serre p. 21-44 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
    Depuis les années 2000, des grandes entreprises multiplient les procès, avec l'objectif de faire baisser leur taux de cotisation, et contestent les maladies professionnelles ou les accidents du travail qui ont été reconnus pour leurs salarié·es. À partir d'une enquête menée dans des tribunaux entre 2015 et 2020, l'article analyse les pratiques d'objectivation des données et d'argumentation mises en œuvre par les avocat·es d'employeurs pour invisibiliser l'origine professionnelle de certains maux et déresponsabiliser financièrement l'entreprise. Il montre comment les avocat·es utilisent les documents de tarification des accidents du travail et maladies professionnelles pour identifier et sélectionner, selon un critère financier, les griefs portés sur la scène judiciaire, puis comment elles et ils encouragent la production de données médicales pour construire leur dossier juridique et obtenir gain de cause. L'article étudie enfin la manière dont les avocat·es d'employeurs transfigurent cette cause financière en croisade morale et font parfois des documents et de leur caractère impersonnel le ressort de leur posture déontologique et le support de leur confort émotionnel.
    Since the 2000s, large companies have been multiplying lawsuits to challenge the occupational diseases or work-related accidents that have been recognized for their employees, with the objective of lowering their contribution rates. Based on a survey conducted in different courts between 2015 and 2020, the article analyzes the data objectification and argumentation practices implemented by employers' lawyers to invisibilize the health and work link of certain claims and to disempower the company financially. It shows how the lawyers use the rate documents to identify and select the grievances brought to court, according to a financial criterion, then how they produce medical data to build their legal case and win. Finally, the article examines the way in which these lawyers transform this financial cause into a moral crusade.
  • « Simple comme un coup de fil » ? La prévention des risques dans une cellule d'écoute de la souffrance au travail - Romain Juston Morival p. 45-69 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
    Cet article traite de l'essor de l'écoute en matière de prise en charge de la souffrance au travail. Pour cela, il restitue une enquête menée dans une cellule d'écoute téléphonique d'une grande administration. Que voit-on depuis l'écoute des maux du travail, et quelles actions de prévention peut-on entreprendre ou initier par téléphone ? Les écoutantes sont-elles des préventrices comme les autres ? C'est à l'étude de ce qui compose cet agencement original de mots, de papiers, de données que cet article est consacré, ainsi qu'à ses effets attendus en matière de transformation des situations de souffrance au travail. Au croisement d'un examen des finalités attribuées à ce dispositif et d'une analyse des opérations de qualification à l'œuvre dans ces situations d'écoute, l'article montre comment les pratiques de prévention par téléphone sont de plus en plus contraintes à mesure que le dispositif d'écoute se mue en un dispositif de surveillance.
    This article deals with the rise of phone lines as a means of dealing with suffering at work. For that purpose, it reports on a survey carried out in a hotline of a large administration. What do we see when we listen to work-related problems, and what are the preventive actions that can be undertaken or initiated by telephone? Are the operators in charge of phone calls regular preventers? This article is devoted to the study of what makes up this original arrangement of words, papers and data, as well as to their expected effects in terms of transforming situations of suffering at work. At the crossroads of an examination of the purposes attributed to this apparatus and an analysis of the qualification operations, the article shows how the practices of prevention by telephone are increasingly constrained as the listening apparatus turns into a surveillance apparatus.
  • Des usages managériaux de la science ? Le devenir en entreprise des modèles de mesure des risques psychosociaux au travail - Scarlett Salman p. 71-96 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
    À côté des grandes enquêtes statistiques nationales et des études épidémiologiques qui ont intégré les « risques psychosociaux » (RPS) à leur arsenal de surveillance de la santé des travailleur·ses, des dispositifs de suivi sont mis en place au sein des entreprises depuis une quinzaine d'années en France. Favorisent-ils une meilleure prévention ou contribuent-ils, plutôt, et de façon paradoxale, à des formes d'« ignorance » et d'« inaction » ? L'étude de la mise en œuvre successive de différents dispositifs au sein d'une entreprise du secteur bancaire ayant négocié des accords collectifs sur la qualité de vie au travail montre, d'une part, que les modèles de mesure sont refaçonnés tant par les cabinets de conseil que par les gestionnaires des ressources humaines (RH) et, d'autre part, que ces usages managériaux opèrent un déplacement majeur, passant d'une logique d'identification des facteurs de risque pour la santé à celle d'une évaluation de « l'engagement » des salarié·es. Ces usages relèvent autant d'une tentative pour traduire ces enjeux dans un langage susceptible de faire agir les directions que d'une « managérialisation du droit » prémunissant l'entreprise de risques juridiques.
    In addition to the major national statistical surveys and epidemiological studies that have included “psychosocial risks” (PSR) in their arsenal for monitoring workers' health, measurement devices have been set up in French companies over the last fifteen years. Do they promote better prevention or, paradoxically, do they contribute to forms of “ignorance” and “inaction”? A study of the successive implementation of various measurement devices in a major banking company that has negotiated collective agreements on the quality of working life reveals, on the one hand, that the measurement tools are being redesigned by both consultants and human resources managers; on the other hand, that these managerial uses are undergoing a major shift, from the initial logic of identifying health risk factors to assessing the “commitment” of employees. These uses are as much an attempt to translate health and safety issues into a language that is likely to motivate management to act, as they are a form of “managerialization of law” to protect the company from legal risks.
  • Une épidémiologie paritaire ? Outils, savoirs et luttes de définitions relatifs à la santé au travail des fonctionnaires - , Renaud Bécot, Clémentine Comer, Gabrielle Lecomte-Ménahès, Anne Marchand, Pierre Rouxel p. 97-122 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
    Cet article porte sur la mobilisation d'agent·es de la fonction publique face au danger de l'amiante, en livrant une chronologie de l'implication syndicale dans l'élaboration, la mise en œuvre et le suivi d'un instrument de mesure de l'altération de la santé au travail qu'est l'étude épidémiologique. En revenant sur la pugnacité de l'intersyndicale « Tripode », du nom du bâtiment administratif nantais amianté, qui a discuté âprement la définition des outils de surveillance sanitaire, cet article éclaire les ressorts d'une « épidémiologie paritaire » qui a contribué à faire de la nocivité de l'amiante un problème public, à contrer la hiérarchie administrative qui faisait obstacle à la reconnaissance des maladies professionnelles des agent·es exposé·es et enfin à inciter l'État-employeur à des pratiques de précaution vis-à-vis de ce cancérigène. Ni réductible à l'épidémiologie institutionnelle, ni superposable à l'épidémiologie populaire, cette démarche place les acteurs et actrices syndicales sur un pied d'égalité avec leurs administrations de tutelle au cœur des instances de négociation de la démocratie sanitaire.
    This article focuses on the mobilization of civil servants against asbestos danger, providing a chronology of trade union involvement in the development, implementation and monitoring of epidemiological studies, which is an instrument for measuring changes in occupational health. By returning to the pugnacity of the “Tripode” union groups – in reference to the name of the asbestos building in Nantes – to discuss the definition of health supervision tools, this contribution sheds light on the conditions of a “parity-based epidemiology” that is not only capable of participating in the construction of a public problem about the harmfulness of asbestos, but also of countering the resistance of the administrative directions to recognize the occupational illnesses of employees, and finally to encourage the State-employer to adopt precautionary practices with regard to this carcinogen. Neither reducible to institutional epidemiology, nor stackable on popular epidemiology, this approach places trade union actors on an equal footing with their supervisory administrations at the center of the negotiating arenas of health democracy.
  • Le droit au suivi post-professionnel et sa non mise en œuvre. Le cas des irradiés des armes nucléaires de Brest - Jorge Muñoz, Marie Ghis Malfilatre, Quentin Durand-Moreau, Annie Thébaud-Mony p. 123-146 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
    Cet article porte sur les obstacles au suivi post-professionnel (SPP), outil possible de surveillance de la santé au travail peu étudié en sciences sociales. Une enquête collaborative a été menée auprès et avec d'anciens travailleurs civils de l'industrie nucléaire militaire, employés au montage des missiles et à la maintenance des sous-marins nucléaires en rade de Brest, principal port atomique en France. Le SPP est un droit inscrit dans le Code de la sécurité sociale. Nous avons fait l'hypothèse que certaines de ses dimensions constitutives jouent un rôle majeur dans le faible recours à ce droit et contribuent, paradoxalement, à l'invisibilisation des expositions professionnelles aux cancérogènes et à celle de leurs conséquences. La recherche-action présentée ici rend compte des connaissances produites non seulement à partir d'une enquête mais aussi de la synergie des savoirs entre des chercheurs et des acteurs. Elle montre également ce que le suivi post-professionnel pourrait devenir dans une perspective de veille sanitaire.
    This contribution illustrates the barriers to the effectiveness of post-career medical follow-up, an available occupational health surveillance tool that has received little attention in social sciences. We conducted a collaborative survey with retired civilian workers from the military nuclear industry, previously assigned to assembling missiles and maintaining nuclear submarines at Brest, the main nuclear harbor in France. The post-career medical follow-up is a right included in the Social Security code. We hypothesized that some of its constitutional dimensions play a significant role in the low recourse to this follow-up and paradoxically contribute to making invisible occupational exposures to carcinogens and their consequences. This action research presented here illustrates knowledge production through a survey and the knowledge synergy between researchers and participants. It also shows the potential of post-career follow-up in health monitoring.
  • Intérim : troubles dans la prévention. Responsabilités limitées dans la prise en charge de la santé-sécurité des intérimaires - Blandine Barlet, Louis-Marie Barnier, Elena Mascova, Arnaud Mias, Jean-Marie Pillon, Jean-Marie Pillon p. 147-173 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
    La santé au travail des salariés intérimaires fait l'objet d'un suivi particulier, le problème de leur sur-accidentalité étant régulièrement mis à l'agenda. Pourtant, ce constat dissimule les lacunes dans l'objectivation et la prise en charge des expositions professionnelles des intérimaires. Il s'agit moins d'une ignorance que de dispositifs de suivi qui peinent à déclencher et à équiper l'action de prévention. L'analyse porte sur trois dispositifs institués de suivi des risques professionnels : l'enregistrement administratif des accidents du travail et des maladies professionnelles par la Caisse nationale de l'assurance maladie des travailleurs salariés (Cnam-TS), le suivi de l'état de santé des intérimaires par les services de santé au travail et l'évaluation et la prévention des risques organisées par les entreprises de travail temporaire. Pour chacun de ces dispositifs, sont analysés les initiatives, les efforts et les arguments déployés par celles et ceux qui sont chargé·es de ces questions et qui se trouvent ainsi placé·es en difficulté pour agir.
    The health and safety of temporary workers is the subject of particular monitoring, with the problem of their high accident rate being regularly publicised. However, this observation conceals the shortcomings in the management of occupational exposure of temporary workers. This is less a question of ignorance than of monitoring systems that struggle to trigger and equip preventive action. Our analysis focuses on three established occupational risk monitoring systems: the administrative recording of occupational accidents and diseases by the Cnam-TS, the monitoring of workers' state of health by occupational health services, and the assessment and prevention of risks organised by temporary employment agencies. For each of these monitoring systems, we analyse the initiatives, the efforts and arguments developed by those in charge of these issues, and how this places them in a difficult position to act.
  • Quand la médecine du travail produit des données. L'histoire de l'enquête Sumer entre enjeux de production de connaissances et enjeux de légitimation professionnelle - Blandine Barlet, Sarah Memmi, Nicolas Sandret p. 175-199 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
    L'histoire de l'enquête Surveillance médicale des expositions des salariés aux risques professionnels (Sumer) témoigne de tensions propres à la production de chiffres en santé au travail. Le protocole de recueil de données imaginé par l'Inspection médicale du travail (IMT) s'appuie sur des enquêteurs non professionnels : des médecins du travail volontaires qui, en s'impliquant, prouvent la pertinence d'un système de veille au plus près du terrain. En devenant une référence nationale dans le domaine des expositions aux risques professionnels, Sumer doit faire face à des critiques scientifiques et politiques, notamment de la part des syndicats patronaux. Pour répondre à ces critiques, l'enquête gagne en qualité statistique et en légitimité grâce à un pilotage scientifique de plus en plus présent. Née d'une volonté conjointe de l'IMT et de statisticiens de produire des données en lien direct avec les observations des médecins du travail, l'enquête Sumer a contribué à redéfinir les contours de l'activité de ces derniers, au-delà même de leur rôle de veille. Les récentes évolutions du système de prévention remettent cependant en cause les conditions de recueil de données, en même temps que la place des médecins dans ce dispositif.
    The history of the French survey Surveillance médicale des expositions des salariés aux risques professionnels ( Sumer – medical surveillance of workers' expositions to occupational risks) exposes the tensions inherent in the quantification of occupational health issues. The data collection protocol relies on non-professional investigators: occupational health doctors. Their involvement sheds light on the relevance of a surveillance system organized around a field-based knowledge of working conditions and occupational risks. By becoming a national reference on exposure to occupational risks, Sumer faces strong scientific and political criticisms, namely from employers' representatives. Responding to these criticisms has been an opportunity to gain statistical quality and legitimacy, thanks to a strong statistical guidance. However, recent evolutions of the prevention system question the conditions of data collecting as well as the role of doctors in the process.
  • Rationalisation et marchandisation de la prévention. Le levier de l'évaluation des risques professionnels dans les services de santé au travail - Lucie Horn p. 201-219 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
    La loi du 2 août 2021 fait de l'évaluation des risques professionnels une prérogative des services de santé au travail. Or cette pratique était déjà largement déployée, prescrite et formalisée dans les services en question. À partir d'une observation participante menée dans l'un de ces services, l'objet de cet article est d'analyser sa montée en puissance. Tout d'abord, il examine la façon dont l'évaluation des risques s'est imposée malgré les réticences de certains médecins du travail et en dépit de l'indépendance statutaire dont ils bénéficient en théorie. Ensuite, il étudie comment le développement de cette pratique a permis une rationalisation et une marchandisation de l'activité de prévention. Enfin, l'article analyse le déploiement de cette évaluation comme un exemple de managérialisation du droit qui répond aux revendications de changement des conditions de travail par une satisfaction des besoins de l'employeur·se.
    The law of August 2, 2021 establishes the assessment of occupational risks as a prerogative of occupational health services. However, this practice was already widely deployed, prescribed and formalised in the services in question. Based on a participant-observation carried out in one of these services, the purpose of this article is to analyze the rise of this practice. Firstly, it examines the way in which risk assessment has been imposed against the wishes of certain occupational physicians and despite the statutory independence which they enjoy in theory. Secondly, it explores how the development of this practice has led to a rationalization and commodification of prevention activities. Finally, the article analyses the deployment of this evaluation as an example of the managerialization of the law, which responds to demands for change in working conditions by satisfying the needs of the employer.
  • La socialisation aux dangers d'opérateurs débutants en raffinerie de pétrole. Enquête dans un centre d'apprentissage en entreprise - Edwige Rémy p. 221-245 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
    Avant même de commencer à travailler sur site Seveso, les opérateurs débutants en raffinerie de pétrole en France sont formés à la prévention des risques et socialisés aux dangers qu'ils peuvent courir dans les usines. Se fondant sur un matériau ethnographique, l'article analyse la manière dont leur socialisation professionnelle s'articule à leur formation aux risques, au sein d'un centre d'apprentissage en entreprise. Si, au début de la formation, les opérateurs débutants ont un rapport inégal aux risques encourus sur sites Seveso, qui dépend de leur trajectoire passée, la formation leur donne des repères communs en matière de prévention de ces risques, qui structurent leur future expérience des dangers. Eux-mêmes anciens salariés en raffinerie, les formateurs du centre travaillent, au-delà de ce que le cadre de la formation prévoit, à développer et/ou à renforcer les dispositions des opérateurs débutants à agir pour les socialiser plus concrètement au danger. Ils s'appuient pour cela sur leurs propres expériences passées. Les opérateurs débutants s'engagent, enfin, dans ce processus de socialisation aux risques en marge du cadre de la formation avec des formateurs mais également en prenant leurs distances vis-à-vis d'eux. Ils développent notamment entre eux une forme d'humour noir, qui leur permet de se faire à l'idée que les dispositifs de surveillance des risques déployés dans les établissements ont des limites.
    Before they start working on a Seveso site, new oil refinery operators in France are trained in risk prevention and socialised to the dangers of the plants. Based on ethnographic material, the article analyses the way in which professional socialisation is linked to training on this topic in a company learning centre. Although, at the beginning of the training, the novice operators have an unequal relationship with the risks of Seveso sites – depending on their past trajectories –, the training gives them common points of reference in the field of risk prevention, which structure their future experience of the dangers. As former refinery workers, the centre's trainers also work, beyond the training framework, on developing and/or reinforcing the new operators' dispositions to act on a Seveso site, to socialise them more practically to the dangers. In so doing, they draw on their own experience of the hazards of the plants. Finally, the novice operators engage in this process of socialisation to the risks outside and beyond the initial training framework, together with or apart from the trainers. The trainees develop a black sense of humour among themselves to cope with the limits of the risk monitoring systems deployed in the establishments.