Contenu du sommaire : Pierre Clastres, en héritage

Revue Cahiers d'anthropologie sociale Mir@bel
Numéro no 22, 2025
Titre du numéro Pierre Clastres, en héritage
Texte intégral en ligne Accès réservé
  • Pages de début - p. 3-7 accès libre
  • Introduction. Une réception ambivalente dans l'anthropologie amazoniste - Thomas Mouries, Alexandre Surrallés p. 9-17 accès réservé
  • Le contre-État et l'incessante oscillation des formes. Réflexions à partir des basses-terres d'Amérique du Sud - Renato Sztutman p. 19-40 accès réservé avec résumé avec résumé en anglais
    Comment l'ethnologie contemporaine peut-elle hériter de l'idée de « société contre l'État » de Pierre Clastres ? Guidés par cette question, nous nous sommes consacrés à l'analyse de l'oscillation des formes politiques dans les basses-terres sud-américaines, qui s'oppose à l'idéal de sociétés indifférenciées et exemptes de relations asymétriques. Nous confrontons cette analyse à des réflexions sur d'autres parties du monde, où le modèle de la « variation saisonnière » est mis en évidence, ouvrant la possibilité de penser des renversements et des « involutions créatrices ». Nous concluons l'essai en suggérant qu'il est possible de rapprocher ces analyses et réflexions de la proposition clastrienne, dans sa critique féroce de la philosophie hégélienne de l'histoire et dans son engagement à établir un dialogue effectif entre les philosophies politiques occidentales et amérindiennes. Il faudrait dépasser la version statique du « contre-État » pour l'associer au mouvement des oscillations et des réversibilités.
    How can contemporary ethnology inherit Pierre Clastres' idea of “society against the State”? Guided by this question, we set out to analyse the oscillation of political forms in the South American lowlands, which runs counter to the ideal of undifferentiated societies free of asymmetrical relations. We compare this analysis with reflections on other parts of the world, where the model of “seasonal variation” is highlighted, opening up the possibility of thinking about reversals and “creative involutions”. We conclude the essay by suggesting that it is possible to bring these analyses and reflections closer to the Clastrian proposal, in its fierce critique of the Hegelian philosophy of history and in its commitment to establishing an effective dialogue between Western and Amerindian political philosophies. We need to go beyond the static version of the “counter-state” and combine it with the movement of oscillations and reversibilities.
  • Pierre Clastres est-il soluble dans la cosmopolitique ? Actualité et inactualité d'une pensée anthropologique - Thomas Mouries p. 41-66 accès réservé avec résumé avec résumé en anglais
    Prise dans ce qu'il est convenu d'appeler le « tournant ontologique » dans l'anthropologie sociale et culturelle, la cosmopolitique participe depuis plusieurs années à un renouvellement de l'approche du politique. Il semble donc important, pour juger de l'actualité de l'œuvre de Pierre Clastres et de sa postérité, de la confronter à ce que cette notion entend problématiser dans le champ des sciences sociales. Pour ce faire, cette contribution propose d'en donner une définition de travail et de la faire varier en regard, à la fois, des critiques adressées aux écrits de Clastres, et de ce qui, dans ces écrits, entendait « révolutionner » l'anthropologie politique. Il s'agira d'abord de faire droit à quelques sérieuses objections faites à la théorie de la « société contre l'État », pour ensuite explorer non seulement la politique, mais aussi la poétique du paradigme que Clastres veut mettre en œuvre. Nous nous demanderons enfin dans quelle mesure il est possible d'envisager une « cosmopolitique clastrienne ».
    As part of what has come to be known as the “ontological turn” in social and cultural anthropology, cosmopolitics has for several years been contributing to a renewed approach to the political. In order to assess the relevance of Pierre Clastres's work and its posterity, it seems important to confront it with what this notion is intended to deal with in the field of social sciences. To this end, this contribution proposes to give a working definition and to discuss it in the light of the criticisms of Clastres' writings, and of what, in these writings, was intended to “revolutionize” political anthropology. We begin by addressing not only the politics, but also the poetics of the paradigm Clastres wants to develop. Finally, we ask to what extent it might be possible to imagine a “Clastrian cosmopolitics”.
  • Malheur et révélation du sauvage - Oscar Calavia Sáez p. 67-84 accès réservé avec résumé avec résumé en anglais
    La notion de « sauvage », si constante dans les écrits de Pierre Clastres, semblerait refléter aussi bien les défauts que l'obsolescence de son œuvre. Pourtant, cette notion est aussi la clé de sa possible fécondité pour l'ethnologie d'aujourd'hui. Détachée des définitions réifiantes (c'est-à-dire, qui sont prises dans la séparation artificielle de la nature et de la culture) et récupérée par le politique au sens large, cette sauvagerie « naturelle » s'oppose, non plus à l'ordre ou à l'action anthropiques (la « civilisation »), mais aux logiques d'accumulation et de hiérarchisation des ressources, du savoir et du pouvoir. Or l'ethnologie, ayant porté une attention trop exclusive aux discours autorisés des leaders autochtones et des savants, a souvent manqué l'occasion de s'intéresser aux franges, aux limites où se fait jour le « contre l'État », d'où des versions alternatives de l'autochtonie émergent et où elles se manifestent le plus clairement. La « sauvagerie », au sens de ce qui échappe obstinément aux logiques d'appropriation de l'État, pourrait ainsi être repérée dans les marges de la patrimonialisation culturelle qui, dans les dernières décennies, a mené la plupart des peuples amérindiens dans une voie clairement étatique.
    The notion of the “savage”, so constant in Pierre Clastres' writings, seems to reflect both the flaws and the obsolescence of his work. Yet this notion is also the key to its potential fruitfulness for ethnology today. Freed from reifying definitions (i. e. those caught up in the artificial separation of nature and culture) and reclaimed by politics in the broadest sense, this “natural” savagery is no longer opposed to anthropic order or action (“civilisation”), but to the logic of accumulation and hierarchisation of resources, knowledge and power. Yet ethnology, having paid too exclusive attention to the authoritative discourse of indigenous leaders and scholars, has often missed the opportunity to look at the fringes, the limits where the “against the State” emerges, where alternative versions of indigeneity emerge and where they manifest themselves most clearly. “Savagery”, in the sense of that which stubbornly eludes the logic of State appropriation, could thus be found on the margins of the cultural heritage that, in recent decades, has led most Amerindian peoples down a clearly State path.
  • Exclure tout écho chrétien. Pierre Clastres et ses choix de traduction dans Le Grand parler - Joaquín Ruiz Zubizarreta p. 85-103 accès réservé avec résumé avec résumé en anglais
    Dans Le Grand parler (1974), Pierre Clastres signale que sa traduction est « presque toujours littérale ». Soucieux de s'écarter « le moins possible de la lettre du texte », il dit que « traduire les Guarani c'est traduire en guarani ». Or, si Clastres ne publie pas une transcription en guarani des textes qu'il publie, certains figurent dans un autre livre d'où Clastres dit en avoir choisi quelques-uns : l'Ayvu Rapyta (1959) publié par León Cadogan. Bien que Clastres dise qu'il a « tenté de traduire tous ces textes du guarani », il signale qu'il s'est « constamment reporté à la traduction espagnole [de Cadogan] ». S'il s'écarte parfois de celle-ci, c'est à cause de « l'écho chrétien qu'elle fait résonner ». Qu'en est-il de la traduction des textes que Clastres lui-même a recueillis dont une transcription à partir des enregistrements d'archives est présentée ? En se penchant sur les choix de traduction de Pierre Clastres, il s'agit de comprendre les objectifs théoriques qui guident ses choix, et en quoi ils illustrent des objectifs théoriques. Sans chercher à signaler les défauts d'une traduction qui est toujours partielle, cette analyse des textes et traductions vise à montrer leur place dans l'édifice théorique de Clastres. Sans critiquer le bien-fondé de la démarche de Clastres, il est simplement suggéré que Le Grand parler est une « tentative d'archéologie » du « discours prophétique précolombien ». Il s'agit également de savoir ce que ces textes ont à dire sur les Guarani d'aujourd'hui. Sur ce point, Clastres disait avec pessimisme que la pensée guarani était « inéluctablement condamnée, car, à la longue, les prophètes se tairont ». Or, les Guarani persévèrent toujours, et avec la même obstination, dans leur manière d'être.
    In Le Grand parler (1974), Pierre Clastres points out that his translation is “almost always literal”. Eager to deviate “as little as possible from the letter of the text”, he says that “to translate the Guarani is to translate into Guarani”. Although Clastres does not publish a Guarani transcription of the texts he publishes, some of them appear in another book from which Clastres says he chose some : Ayvu Rapyta (1959) published by León Cadogan. Although Clastres says that he “tried to translate all these texts from Guarani”, he points out that he “constantly referred to [Cadogan's] Spanish translation”. If he sometimes deviated from it, it was because of “the Christian echo it produces”. What about the translation of the texts that Clastres himself collected – a transcription of which, based on archive recordings, is presented here ? In examining Pierre Clastres's translation choices, the aim is to understand the theoretical objectives that guide these choices, and how these choices illustrate theoretical purposes. Without seeking to point out the shortcomings of a translation that is always partial, this analysis of texts and translations aims to show their place in Clastres's theoretical edifice. Without criticising the merits of Clastres' approach, it is simply suggested that Le Grand parler is an “attempt at an archaeology” of “pre-Columbian prophetic discourse”. The question is also what these texts have to say about the Guarani of today. On this point, Clastres said pessimistically that Guarani thought was “inevitably doomed, because in the long run the prophets will fall silent”. Yet the Guarani have always persevered, and with the same obstinacy, in their way of being.
  • Les élections contre l'État ? Clientélisme et « logique du centrifuge » dans le Delta Amacuro (Venezuela) - Olivier Allard p. 105-124 accès réservé avec résumé avec résumé en anglais
    Au début du xxie siècle, les peuples autochtones du Venezuela ont connu un brutal changement de leur condition politique : dans le contexte de la nouvelle « République bolivarienne » fondée par Hugo Chávez, la majorité d'entre eux se sont mis à voter et à recevoir de multiples aides publiques. Peut-on encore dire, à la suite de Pierre Clastres, qu'ils étaient « contre l'État », alors que les institutions étatiques devenaient omniprésentes et qu'ils en étaient même demandeurs ? En m'appuyant sur une clarification théorique des thèses de Clastres ainsi que sur des enquêtes ethnographiques menées auprès des Warao de l'État Delta Amacuro, je défends l'idée que la compétition électorale et le clientélisme ont paradoxalement œuvré contre l'État en favorisant une « logique du centrifuge » et de la fragmentation comparable à celle que Clastres avait mise au jour dans son analyse de la guerre. Une telle dynamique n'a toutefois pas seulement empêché la stabilisation d'un pouvoir séparé de la société, mais aussi la constitution de la société comme totalité distincte de ses membres : Clastres, qui conçoit avant tout l'État comme une séparation entre gouvernants et gouvernés, a été moins sensible à cette seconde dimension, qui renvoie en fait à l'État comme communauté politique (au nom de laquelle le pouvoir peut être exercé). Le recours à d'autres approches anthropologiques de l'État, et notamment celles qui le conçoivent comme une réalité double, permet ainsi de prolonger certaines analyses clastriennes pour comprendre les transformations contemporaines de la vie politique en Amazonie.
    At the beginning of the xxist century, the indigenous peoples of Venezuela underwent a brutal change in their political status : in the context of the new “Bolivarian Republic” founded by Hugo Chávez, the majority of them began to vote and to receive a great deal of public aid. Can we still say, following Pierre Clastres, that they were “against the State”, when State institutions were becoming omnipresent and indigenous peoples were even asking for them ? Based on a theoretical clarification of Clastres's theses and on ethnographic surveys conducted among the Warao of the Delta Amacuro state, I argue that electoral competition and clientelism paradoxically worked against the state by encouraging a “centrifugal logic” and fragmentation comparable to that which Clastres revealed in his analysis of war. However, such a dynamic not only prevented the stabilisation of a power separate from society, but also the constitution of society as a totality distinct from its members : Clastres, who primarily conceives of the State as a separation between those who govern and those who are governed, was less sensitive to this second dimension, which in fact refers to the State as a political community (in whose name power can be exercised). By drawing on other anthropological approaches to the state, particularly those that conceive it as a dual reality, we can extend certain Clastrian analyses to understand contemporary transformations in political life in Amazonia.
  • Représentation et présentation politiques en AmaZomia - Alexandre Surrallés p. 125-145 accès réservé avec résumé avec résumé en anglais
    Depuis les études pionnières de Pierre Clastres, l'anthropologie politique dite anarchiste, malgré ses différences, considère que si certaines sociétés rejettent l'État (ou même toute centralisation naissante du pouvoir), elles le font en réaction à celui-ci. En d'autres termes, ces sociétés sont le résultat d'une résistance à l'État. La question que nous pouvons nous poser est la suivante : n'est-il pas étrange pour une anthropologie « anarchiste » que toute configuration sociale soit due à l'État, que ce soit par acceptation, soumission ou, sinon, par réaction à celui-ci ? Sur la base de l'ethnographie d'un groupe de peuples autochtones de la Haute Amazonie, ce texte vise à montrer que si certaines sociétés rejettent l'État, ce n'est pas seulement pour éviter ses effets, mais surtout parce qu'elles choisissent un type de relations sociales et des formes de subjectivité incompatibles avec un pouvoir centralisé.
    Since the pioneering studies of Pierre Clastres, so-called anarchist political anthropology, despite its differences, considers that if certain societies reject the State (or even any incipient centralisation of power), they do so in reaction to it. In other words, these societies are the result of resistance to the State. The question we can ask is this : isn't it strange for an “anarchist” anthropology that every social configuration is due to the State, whether through acceptance, submission or, if not, reaction to it ? Based on the ethnography of a group of indigenous peoples in the Upper Amazon, this text aims to show that if certain societies reject the State, it is not only to avoid its effects, but above all because they choose a type of social relations and forms of subjectivity that are incompatible with centralised power.
  • « Garder vive la mémoire ». Conversations avec Hélène Clastres - David Jabin, Joaquín Ruiz Zubizarreta p. 147-174 accès réservé avec résumé avec résumé en anglais
    Dans ce dialogue, nous explorons les parcours intellectuels imbriqués des anthropologues Hélène et Pierre Clastres. Nous abordons tout d'abord leur vie d'étudiants en philosophie, leur engagement communiste initial, puis leur découverte de l'ethnologie et leur premier travail de terrain chez les Aché du Paraguay. L'échange porte ensuite sur la période critique du mouvement de mai 68 en France et de la dictature de Stroessner au Paraguay, mettant en lumière la dynamique des relations des deux anthropologues avec leurs collègues paraguayens et l'impact des événements politiques sur leur travail académique. La conversation se centre alors sur les recherches d'Hélène Clastres à la suite de la mort de son mari et en particulier sur son passage du domaine de l'anthropologie américaniste à celui de l'histoire des idées puis à celui de l'ethnologie de la France. Enfin, le texte se termine par une analyse critique d'Hélène Clastres sur ses propres travaux, mais surtout sur la réception actuelle de l'œuvre de Pierre Clastres, ce qui fournit une perspective inédite sur l'influence et la postérité de leur œuvre.
    In this dialogue, we explore the intertwined intellectual paths of anthropologists Hélène and Pierre Clastres. We first look at their lives as philosophy students, their initial communist commitment, then their discovery of ethnology and their first fieldwork among the Aché people of Paraguay. The conversation then turns to the critical period of the May 1968 movement in France and the Stroessner dictatorship in Paraguay, highlighting the dynamics of the two anthropologists' relationships with their Paraguayan colleagues and the impact of political events on their academic work. The conversation then focuses on Hélène Clastres' research following the death of her husband, and in particular on her transition from the field of Americanist anthropology to the history of ideas and then to French ethnology. Finally, the text concludes with a critical analysis by Hélène Clastres of her own work, but above all of the current reception of Pierre Clastres' work, which provides an original perspective on the influence and posterity of their work.
  • Pages de fin - p. 185-192 accès libre