Contenu du sommaire : La spécialisation de la médecine
Revue | Actes de la recherche en sciences sociales |
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Numéro | no 156-157 mars 2005 |
Titre du numéro | La spécialisation de la médecine |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
La spécialisation de la médecine XIXe-XXe siècles
- Champ médical et processus de spécialisation - Patrice Pinell p. 4 Le haut niveau de spécialisation qui caractérise la médecine contemporaine apparaît comme la résultante d'un processus de différentiation des activités médicales, engagé depuis plusieurs siècles et qui ne cesse de s'approfondir. Le nombre des spécialités augmente régulièrement et les plus anciennes ont à leur tour tendance à se diviser en sous-spécialités, circonscrivant des objets de plus en plus étroits tout en faisant appel à des compétences de plus en plus spécifiques. L'objectif de l'article est de rendre compte du processus de spécialisation que connaît la médecine clinique en France entre la fin du XVIIIe siècle et la première moitié du XXe. La problématique mise en œuvre articule quatre présupposés « théoriques ». 1) La spécialisation est un processus de division du champ médical en sous-espaces de pratiques susceptibles au départ de revêtir des formes variées et aboutissant ou non à la constitution d'une spécialité instituée et reconnue comme légitime par les institutions dominant le champ. 2) Les facteurs qui déterminent l'émergence d'un sous-espace spécialisé ou qui interviennent sur son développement pour en modifier le cours peuvent être de tous ordres (scientifiques, techniques, économiques, politiques, etc.) et différents selon les sousespaces. 3) Le processus de division en sousespaces spécialisés est en partie déterminé par l'état existant des connaissances, des techniques, des institutions et de la structure des rapports de position des agents au sein du champ médical. 4) Ce processus, en introduisant de nouvelles divisions au sein du champ médical, en modifie la configuration (changeant de ce fait les conditions d'exercice de la médecine et les conditions de production du savoir médical) et tend donc à modifier les conditions mêmes de sa poursuite.The high level of specialization characteristic of modern medicine appears to be the resultant of a process of differentiation of medical activities, begun centuries ago and continually running deeper. The number of medical specializations is constantly growing, and the older ones in turn tend to divide into sub-specializations, each with a more narrowly defined object and calling upon a more and more specific range of competencies. The objective of the article is to lay out the on-going process of specialization in French medicine from the end of the XVIIIth to the first half of the XXth century. The approach taken articulates four “theoretical” presuppositions. 1) Specialization consists in a process of division of the medical field into sub-spaces of practices which may take various forms from the outset and leading or not to the constitution of a speciality established and recognized as legitimate by the institutions dominating the field. 2) The determining factors in the emergence of a specialized sub-space or in weighing on and modifying the course of its development may be of all sorts (scientific, technical, economic, political, etc.) and may differ from one sub-space to another. 3) The process of division into specialized sub-spaces is in part determined by the concurrent state of knowledge, techniques, institutions and of the relative positioning of the agents in the medical field. 4) This process, in ushering in new divisions in the medical field, modifies its configuration (thus changing the conditions of the exercise of medicine as well as those of the production of medical knowledge) and tends therefore to modify the very conditions of its pursuit.
- Naissance de la spécialisation médicale dans le monde germanophone - Georges Weisz p. 37 Il est couramment avancé que la spécialisation médicale aurait été engendrée dans la première moitié du XIXe siècle à cause des progrès rapides de la science. Cette vision ne peut cependant expliquer les premières phases de ce processus: pour bien comprendre l'essor de la spécialisation, il faut prendre en compte le changement fondamental de perspective intellectuelle qui l'avait rendue possible. Il faut faire l'hypothèse que, si la spécialisation en est venue à être considérée comme une nécessité incontestable pour la science médicale moderne, c'est en vertu de trois conditions préalables fondamentales. Premièrement, une des conditions sine qua non de cette évolution est le rapprochement de la médecine et de la chirurgie au sein de la formation et de la recherche médicales. Deuxièmement, ce sont bien moins les progrès rapides de la science que l'émergence d'un désir collectif d'étendre le champ de la science médicale qui, initialement, a poussé les médecins à se spécialiser. Troisièmement, l'apparition des spécialités doit être mise en relation avec les nouvelles conceptions de la rationalité administrative qui ont vu le jour dans l'État-nation du XIXe siècle.It is often advanced that medical specialization would have cropped up in the first half of the XIXth century due to the rapid progress of science. This view is never the less unable to explain the first phases of the process. To comprehend the prodigious development of specialization one must take into account the fundamental shift of intellectual perspective that made it possible. One must adopt the hypothesis that, if specialization has come to be considered an indisputable necessity for modern medical science, it is by virtue of three fundamental preliminary conditions. Firstly, one of the conditions sine qua non of the development is the closer connection between medicine and surgery within medical training and research. Secondly, it is not so much the rapid progress of science as the emergence of a collective desire to extend the field of medical science that initially pushed doctors to specialize. Thirdly, the advent of the specialities must be put in relation to the new conceptions of administrative rationality, which saw the light of day in the Nation-State of the XIXth century.
- Une spécialisation impossible - L'émergence et les limites de la médicalisation de la lutte antialcoolique en France (1850-1940) - Bertrand Dargelos p. 52 La philanthropie dominante, qui s'intéresse à de nombreux «problèmes sociaux» (lutte contre l'enfance abandonnée, contre la mortalité infantile, contre le crime, contre la tuberculose et la syphilis, contre la prostitution, etc.) et qui construit un regard spécifique sur les pauvres depuis le début du XIXe siècle, souhaite également combattre l'alcoolisme par le biais de politiques sanitaires et sociales. L'élaboration de catégories médicales au début des années 1850, centrées sur le cas de l'alcoolisme, rencontre, à partir des années 1870, une large publicité quand celles-ci sont réappropriées par un discours politique préoccupé des conséquences pour la population, et donc pour l'avenir de la « race », des fléaux sociaux. La théorie de la dégénérescence, qui s'élabore dès les années 1850, avec Benedict-Auguste Morel, est réappropriée par les partisans antialcooliques pour élever le fléau de l'alcoolisme au rang de « cause nationale », afin d'y associer l'État. Mais l'intense production discursive sur l'alcool contraste avec la difficulté que la lutte antialcoolique aura à s'inscrire dans des structures spécifiques et pérennes. Les principales raisons de l'échec d'une clinique spécialisée dans la lutte contre l'alcoolisme tiennent dans les transformations qui interviennent dans le champ médical et dans les difficultés économiques liées pour partie à la production viticole, celles-ci freinant l'institutionnalisation d'une « médecine alcoologique » autonome.The dominant philanthropy, which addresses a number of “social problems” (abandoned children, infant mortality, crime, tuberculosis and syphilis, prostitution, etc.) and which shapes a specific way of looking on the poor from the beginning of the XIXth century on, would like to combat alcoholism as well from the angle of sanitary and social policy. The development of medical categories centred on the case of alcoholism at the beginning of the 1850's became an object of great publicity beginning in the 1870's as these categories were taken over by a political discourse preoccupied with the consequences for the population, and thus for the future of the «race», of the social afflictions. The theory of degeneration, developed in the 1850's with Benedict-Auguste Morel, was taken up by the temperance partisans intent on raising the scourge of alcoholism to the rank of a “national cause” in order to force the State into action. But the plethoric diatribe against alcohol contrasts with the difficulty the antialcoholic struggle will have to become part and parcel of specific and lasting structures. The main reasons for the failure of a specialized clinic in the fight against alcoholism lie in the transformations taking place in the medical field and in the economic difficulties related in part to the production of wine and which tended to go against the institutionalisation of an autonomous branch of “alcohological medicine”.
- De la réparation des "gueules cassées" à la "sculpture du visage" - La naissance de la chirurgie esthétique en France pendant l'entre-deux-guerres - Nicolas Guirimand p. 72 C'est au lendemain de la Première Guerre mondiale, avec la réparation des « gueules cassées », que s'ébauche une chirurgie réparatrice intégrant à ses finalités la dimension de l'esthétique. Pendant l'entre-deux guerres, celle-ci se construit dans plusieurs espaces spécialisés du champ médical (services de chirurgie constructrice, d'ORL, d'orthopédie), tandis que sont mises au point des techniques (lifting, rhinoplastie, mammoplastie...) qui vont rendre possible l'émergence d'une chirurgie esthétique « pure », alors même que se développe un marché de la lutte contre le vieillissement. Si, à ses débuts, la chirurgie esthétique doit compter avec la concurrence des thérapeutiques de rajeunissement endocriniennes (greffes de testicules et de thyroïdes de singes sur l'homme), le discrédit qui frappe ces traitements à la fin des années 1920 lui permet de dominer ce marché. Le nombre de chirurgiens s'adonnant à des interventions de chirurgie esthétique « pure » augmente notablement jusqu'à la veille de la Deuxième Guerre mondiale, mais ceux qui s'y consacrent à titre exclusif restent l'exception. Parce que leur pratique ne bénéficie que d'une très faible légitimité aux yeux de la majorité des chirurgiens qui critiquent sa « futilité », les promoteurs de la chirurgie esthétique « pure » doivent s'attacher à la justifier en mettant en avant les bénéfices psychologiques et sociaux que leurs patient(e)s tirent des interventions. C'est ainsi qu'on verra le docteur Raymond Passot légitimer la correction des « disgrâces » au nom de la prévention du suicide et surtout du traitement des névroses. Tandis que Suzanne Noël, tout en inscrivant la chirurgie esthétique dans le combat féministe, lui assignera un rôle social comme facteur favorisant l'intégration ou le maintien dans certains secteurs d'activité professionnelle.It is just after the First World War, with the repair of facially injured veterans, that a reparative surgery taking the aesthetic aspect into account begins to arise. During the period between the two Wars it develops in several specialized areas of the medical field (in constructive surgery, orthopaedics, ENT) while techniques are being perfected (lifting, rhinoplasty, mammoplasty...) that will make it possible for a “pure” plastic surgery to emerge at the very time a market against aging is developing. If, in its beginnings, plastic surgery must face the competition of endocrinal rejuvenation therapies (monkey testical and thyroid transplants on man), the discredit falling upon these latter practices in the late 1920's makes way for the former to dominate the market. The number of surgeons doing “pure” plastic surgery operations grows notably up to the eve of the Second World War, but those devoting themselves entirely to these remain few. Because their practice is not held in great esteem by the majority of surgeons who criticize its futility, those who promote “pure” plastic surgery must strive to justify it in insisting on the social and psychological benefits their patients get from such operations. It is thus that Doctor Raymond Passot will be seen to justify the correction of “blemishes” in the name of suicide prevention and especially in that of the treatment of neuroses. At the same time Suzanne Noël, as well as enrolling plastic surgery in the feminist struggle, will asign it a social role as a factor facilitating integration and staying power in certain sectors of professional activity.
- Plasticité des spécialités - De la phtisiologie à la pneumologie et naissance de la réanimation - Eric Bret p. 88 Les succès obtenus par la biomédecine dans le traitement des maladies infectieuses (vaccinations, antibiotiques) renforcent sa légitimité et l'acceptation par le public d'une dynamique d'expansion soutenue. C'est dans ce contexte porteur que s'opère une extension des pratiques médicales aux « maladies chroniques », laquelle prend la forme d'une véritable mutation dans le cas de la phtisiologie et de la réanimation. Dans les années 1950, la première est une spécialité installée qui a bénéficié de l'essor du dispositif de lutte contre la tuberculose. À la même époque, la seconde ne fait qu'émerger sous la forme d'unités de ventilation artificielle des poliomyélites respiratoires. Mais toutes deux sont remises en question par le développement des nouveaux traitements (antituberculeux, vaccinations). La phtisiologie se transforme alors en pneumologie au cours d'un processus où elle joue de sa position dominante pour peser sur son environnement : sur le public, les tutelles, les médecins généralistes, les professions paramédicales et les malades. De son côté, la réanimation transforme son recrutement qu'elle élargit notamment aux maladies broncho-pulmonaires chroniques. Et ces évolutions parallèles convergent vers un appareillage à domicile des malades concernés. Ce processus peut être rapporté à une transformation très générale des pratiques, des infrastructures et des modalités d'organisation. Accéléré et poussé à la limite dans le secteur en crise considéré, il permet aussi de préciser la capacité du dispositif biomédical à définir et imposer ses champs d'intervention.The success obtained by biomedicine in the treatment of infectious disease (vaccinations, antibiotics) enhances its legitimacy and public acceptance of its continued expansionist thrust. It is in this buoyant context that an extension of medical practices to “chronic diseases” takes place — one amounting to a real mutation in the cases of phthisology and intensive care. In the 1950's the first was a recognized speciality that had benefited from the development of the campaign against tuberculosis. At the same time the second is just emerging in the form of artificial lungs for polio victims. But both are called into question by the development of new treatments (anti-tubercular, vaccinations). Phthisiology then becomes pneumology over the course of a process in which, relying on its dominant position, it brings its weight to bear on its environment: on the general public, the authorities, general practitioners, the paramedical professions and patients. On the side of intensive care the recruiting ground is enlarged to cover, among others, chronic broncho-pulmonary diseases. And these parallel developments converge towards a homecare equipping of the patients concerned. This process may be seen as a very general transformation of practices, infrastructure and mode of organization. Quickened and pushed to the limit in the sector in crisis considered, it also makes it possible to measure the capacity of the biomedical project to define and impose its fields of operation.
- L'anesthésie française entre reconnaissance et stigmates - Yann Faure p. 98 Cet article vise à éclairer le déplacement des positions occupées dans le champ médical par l'anesthésie réanimation, spécialité consacrée tardivement, mais devenue en peu d'années la première en effectifs. Encore dépréciée par une partie des autres catégories de praticiens, elle attire aujourd'hui des lauréats de l'internat gratifiés académiquement et à qui elle semble promettre carrières ouvertes et revenus confortables. Ces paradoxes s'expliquent par la trajectoire singulière de l'anesthésie, pratique définie au milieu du XIXe, attachée à un objet médicalement peu légitime et portée par des agents faiblement reconnus ou contestés. Confrontée aux résistances de la chirurgie, pôle dominant du champ, et à ses agents peu disposés au partage du pouvoir lié à la décision médicale, l'anesthésie profite d'un contexte plus favorable à son développement depuis les années 1970. Entre les progrès scientifiques et l'émergence de conceptions sur la sécurité des soins, les anesthésistes réanimateurs ont inventé des formes de mobilisations sociales modernes et efficaces. L'observation de terrain menée actuellement suggère que si le dédain initial s'affaiblit, la domination des chirurgiens sur ceux qui se perçoivent encore comme d'« humbles prestataires de service » s'atténue sans s'éteindre.This article aims to throw light on the displacement of the positions held in the medical field by anaesthesia-intensive care, a speciality recognized only late in the game, but which has become in a short number of years the one with the most practitioners. Still disparaged by a part of other practitioner categories, it does attract honours appointees to hospital internships who seem to see in it open-ended careers and a comfortable living. These paradoxes are to be explained by the extraordinary career of anaesthesia, a practice defined in the mid-XIXth century, attached to a barely legitimate medical object and exercised by agents poorly recognized or contested. Confronted with the resistance of surgery, dominant axis in the field, and its agents, little disposed to the sharing of power in matters of medical decision, anaesthesia benefits from a context more favourable to its development since the 1970's. Between scientific progress and the emergence of conceptions about the safety of treatment, anaesthetist-intensive care givers have invented forms of social mobilization that are both modern and effective. Present observation of the terrain suggests that if the initial disdain has weakened, the domination of surgeons over those who still see themselves as “humble service providers” is subsiding though not dying out.
- La composante universitaire dans la hiérarchie des disciplines hospitalières - Le choix d'un indicateur - Gabrielle Balazs et Sylvie Rosenberg-Reiner p. 115 Quelle est la place accordée aux différentes spécialités dans les hôpitaux universitaires (CHU) au regard des discours politiques et des besoins connus ? Il nous a semblé qu'un indicateur comme la part de professeurs agrégés par spécialité permettait de saisir la composante universitaire réelle des spécialités et partant l'intérêt qui lui est porté. Le pouvoir d'un chef de service, son aura et le prestige de sa spécialité peuvent se déduire du nombre de professeurs des universités-praticiens hospitaliers (PU-PH) qu'il réussit à faire nommer. C'est pourquoi le nombre de PU-PH d'une spécialité nous a paru intéressant à retenir comme indicateur de l'intérêt que la collectivité des hôpitaux universitaires porte aux différentes spécialités. Nous avons retenu de comparer le nombre de PU-PH dans les spécialités chirurgicales et en anesthésie-réanimation ainsi que le nombre de PU-PH dans les spécialités médicales et celui des urgences médicales et/ou chirurgicales dans des hôpitaux universitaires parisiens : quatre hôpitaux pédiatriques et quatre hôpitaux d'adultes. L'anesthésie-réanimation et les urgences font actuellement partie des spécialités où le nombre insuffisant de médecins est bien connu. Les premiers résultats montrent une persistance de la non reconnaissance des urgences et de l'anesthésie tandis que les spécialités médicales et chirurgicales restent l'« élite hospitalo-universitaire ». L'intérêt porté aux urgences ou aux disciplines où la désaffection est importante est le plus faible : elles ont le moins de PU-PH de toutes les spécialités.What is the place accorded the different specialities in university hospitals (CHU) with regard to political pronouncements and known needs? As the authority and aura of a clinical director and the prestige of his speciality may be deduced from the number of university professor-hospital practitioners (PU-PH) he has managed to get named, we have taken the number of PU-PH in a given speciality to be a good gauge of the interest of the university hospitals as a group in the different specialities. Comparison was made of the number of PU-PH in surgery and anaesthesia-intensive care specialities as well as of that in the medical and medical casualty specialities and/or surgery in Parisian university hospitals. Anaesthesiaintensive care and casualty are among those specialities today in which the number of doctors is well known to be insufficient. The first results of our study show the persistence of the nonrecognition of casualty and anaesthesia whereas the medical and surgery specialities remain the “university hospital elite”.
- Champ médical et processus de spécialisation - Patrice Pinell p. 4