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Revue | Actes de la recherche en sciences sociales |
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Numéro | vol. 19, no. 1, 1978 |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
- Juges rouges et droit du travail - Pierre Cam p. 2-27 Juges rouges et droit du travail Jusqu'en 1936, les rapports entre employeurs et salariés n'ont pas fait l'objet, au niveau du Droit, d'une définition spécifique et restent régis par le Droit commun, sauf au niveau contentieux, où des tribunaus spéciaux, les conseils de prud'hommes, composés paritairement d'employeurs et de salariés élus, sont chargés de concilier plutôt que de juger les conflits pouvant naître à l'occasion de ces rapports. Largement dominées au niveau de son recrutement, par des petits artisans et des ouvriers hautement qualifiés, souvent militants syndicaux, ces juridictions ont un aspect original que l'on retrouve dans leur cadre simple et sévère. Justice populaire, l'institution prud'homale a une clientèle composée d'ouvriers et d'apprentis des secteurs traditionnels de la production (le bois, le bâtiment, etc.) dont les attentes sont moins d'ordre juridique -pour condamner le patron- que d'ordre pratique -tenter de récupérer les sommes dues-. A partir de 1936, cette justice du travail se transforme. Sous l'influence d'un petit groupe de juristes se constitue tout d'abord une doctrine juridique originale qui analyse désormais moins les rapports entre ouvriers et patrons en termes de rapports individuels qu'en termes de rapports collectifs. Cette doctrine juridique qui entretient des relations avec les milieux aussi bien syndicaux, politiques qu'universitaires est à l'origine d'un mouvement de juridicisation du Droit du travail qui se constitue après-guerre en discipline autonome. Parallèlement à ce phénomène, l'augmentation des conflits individuels du travail opposant des employés ou des cadres moyens à leurs employeurs amène devant les conseils de prud'hommes des agents d'un type nouveau, avocats ou défenseurs syndicaux. Ces spécialistes du Droit introduisent dans ce tribunal, tourné jusque-là vers la conciliation, une dimension juridique «dire le Droit» que celui-ci en raison de sa composition même ne peut assumer. Le syndicat CFTC peu implanté dans les prud'hommes se détourne de la juridiction et recherche d'autres voies, dont la voie pénale. Les juges répressifs se trouvent alors à un moment charnière, cherchant à redonner à leur fonction une nouvelle définition. Les problèmes de conflits syndicaux qu'ils vont dès lors avoir à traiter serviront d'enjeu et de tremplin juridique dans la lutte qu'ils mènent à l'intérieur du champ juridique.Red Judges and Labor Law Until 1936, the relations between employers and wage-earners were not defined by a specific jurisprudence ; they were regulated, instead, by common law, except in the case of disputes. These were handled by special tribunals, the conciliation boards (conseils de prud'hommes), composed equally of elected employers and wage-earners, charged with reconciliation, rather than with judging the conflicts which might occur in this area. Recruited largely from among the small artisans and highly skilled workers (who were often militant unionists), these bodies had an unusual side, as can be seen from the simple and relatively informal settings of their meetings. A form of popular justice, the institution of the conciliation boards had a clientele consisting of workers and apprentices in the traditional economic sectors (woodworking, building trades, etc.) ; their expectations were not so much juridical in character (e.g. finding the employer guilty of some crime) as practical (e.g. recovering monies due to workers). Starting in 1936, this kind of work-related justice underwent a major transformation. Under the influence of a small group of jurists, there developed, at first, a new juridical theory in which the relations between workers and employers were analyzed less in terms of individual relations than in terms of collective relations. This theory, which was elaborated with the aid and advice of the unions, the political parties, and the law schools, was the basis of a movement for the creation of a labor law in the proper sense of the term. And since the war, this subject has become an independent branch of jurisprudence. Simultaneously, the increasing number of labor disputes between wage-earners and white-collar workers, on the one hand, and their employers, on the other hand, led to the appearance before the boards of two new personages, the union lawyer and union legal adviser. These legal specialists introduced into the tribunals, which previously were oriented toward reconciliation, a new juridical dimension, that of «stating the law». But, because of their very composition, these bodies were unable to undertake this task. The union CFTC which had little foothold in the arbitration boards, turned away from this institution and sought other ways of putting its ideas into effect, notably in the domain of the penal System. The more repressive judges then found themselves at a critical juncture and attemtped to endow their office with a new definition. The problems stemming from union disputes, which would henceforth corne before their courts, served them as an expedient and a stepping stone in the struggle they were carrying on within the judicial field itself.
- L'établi - Robert Linhart p. 29-45
- La "guerre à la pauvreté" aux États-Unis : le statut de l'indigence dans une société d'abondance - Robert Castel p. 47-60 La «guerre à la pauvreté» aux Etats-Unis : le statut de l'indigence dans une société d'abondance. Deux constatations font du problème de la pauvreté aux Etats-Unis un paradoxe. De tous les pays industriels avancés, les USA sont parmi ceux qui traitent le plus mal leurs malades et leurs pauvres. Depuis les rapports des Commissaires aux pauvres du début du XIXe siècle jusqu'à Galbraith, la pauvreté est généralement présentée comme un phénomène atypique dans la société américaine, une afterthought selon le mot de Galbraith, une sorte de donnée latérale, archaïque ou exotique. C'est qu'une société dite d'abondance n'est pas une société où la misère n'existe pas, mais une société où la misère n'a pas de statut ; ce n'est pas une société où règne universellement la richesse, mais une société où domine le discours justificateur de la richesse. Ce déni de la pauvreté comme phénomène social et politique commande aux pratiques assistancielles à l'égard des malades et des pauvres. Certes la pauvreté pose bien un problème social, en ce sens qu'à partir d'un seuil critique les difficultés qu'elle suscite doivent être gérées à un niveau collectif. Mais elle ne peut pas être sociale dans sa genèse et sa signification. Fondement du paradoxe de la pauvreté dans une société d'abondance : la pauvreté à proprement parler n'existe pas, il n'y a que des pauvres, c'est-à-dire des individus qui portent en eux la raison principale de leur misère. La politique de l'assistance devient alors la gestion sociale des déficiences individuelles. Cette interprétation permet une lecture cohérente des principales stratégies américaines de lutte contre la pauvreté (ou contre les pauvres), de la construction des almshouses dans la première moitié du XIXe siècle à la War on Poverty du président Johnson, en passant par la politique du New-Deal. Deux constantes : le refus de reconnaître un droit des pauvres dont l'interprétation ne serait pas laissée aux agences dispensatrices de secours ; la prédominance des conceptions individualisantes (moralisantes puis psychologisantes) sur lesquelles reposent les pratiques du travail social. C'est cette liaison organique entre la dénégation politique d'un statut de la pauvreté et l'inflation des techniques psychologisantes au niveau de sa prise en charge que l'on s'efforce d'élucider à travers l'examen des différentes politiques assistancielles qui se sont succédées aux Etats-Unis depuis un siècle. Si presque toutes les institutions américaines spécialisées dans la gestion de la pauvreté (y compris les récentes bureaucraties fédérales) fonctionnent en dernier recours à la psychologie, c'est qu'elles fondent leur travail sur une définition de l'assisté auquel un statut social est refusé d'emblée.The War on Poverty in the United States : The Status of Poverty of an Affluent Society. Two observations suffice to illustrate the paradox of poverty in the United States. Of all the advanced industrial countries, the United States is among those which provide the worst treatment for their ill and poor. From the reports of the Commissioners on the Poor at the beginning of the nineteenth century to J.K. Galbraith, poverty has generally been viewed as an atypical phenomenon in American society, an «afterthought», to use Galbraith's term —a kind of incidental, archaic, or exotic fact. This is because a so-called affluent society is not a society in which poverty does not exist but one in which poverty has no proper status ; it is not a society in which wealth is universal but one in which the justification of wealth dominates discussion of the subject. This denial of poverty as a social and political phenomenon determines the way that welfare agencies handle the ill and the poor. Naturally, poverty does pose a serious social problem in the sense that beyond a certain critical threshold the difficultes it engenders must be dealt with on a collective basis. However, it cannot be admitted that poverty might be social in its origins and significance. The paradox of poverty in an affluent society rests on the foliowing notion : poverty, properly speaking, does not exist : there are only poor people. In other words, the poor are individuals who themselves bear the chief responsibility for their condition. As a result, the politics of welfare centers around the management of individual deficiencies. This interpretation makes it possible to provide a coherent account of the principal strategies in America's struggle against poverty (or against the poor), from the construction of alsmhouses in the first half of the nineteenth century to President Johnson's «War on Poverty», not forgetting the politics of the New Deal. Two historical constants may be noted in this regard : first, the refusal to recognize that the poor have rights whose interpretation is independent of the views of the agencies charged with dispensing assistance ; and second, the fact that the practices of social work are based primarily on individualistic conceptions (which at first were moralistic and later became «psychologistic»). Accordingly, there exists an organic relationship between the denial, in the political realm, of a status to poverty and the proliferation of «psychologistic» techniques on the level at which poverty is actually handled. The present essay attempts to elucidate this relationship by examining the different approaches to public assistance which have succeeded each other in the United States in the last century. It is found that almost all the American institutions specialized in the management of poverty (including the recently established federal bureaucracies) operate with notions which are ultimately psychological in nature, for the very reason that their definition of the person receiving assistance is one which denies him a social status right from the start.
- Les "exclus" - Jeannine Verdès-Leroux p. 61-65
- Réflexions critiques sur la thérapie comportementale - Françoise Parot-Locatelli p. 67-76 Réflexions critiques sur la thérapie comportementale La notion de santé mentale est aujourd'hui l'enjeu d'un combat qui oppose ceux qui prétendent se servir de la science moderne pour réadapter et normaliser à ceux qui refusent la «société thérapeutique» et le contrôle au nom d'une problématique liberté individuelle. Dans ce combat, le quadrillage thérapeutique, la floraison d'éducateurs de tout acabit, la médicalisation des déviances bénéficient de l'apport récent d'un auxiliaire précieux : la thérapie comportementale. Avec un impressionnant arsenal de techniques aseptisées, elle se présente volontiers comme la thérapie efficace, son principal argument résidant dans son origine scientifique. En se fondant en effet sur l'étude expérimentale du comportement et sur les «lois» que les behavioristes ont formulées, elle permet de faire à peu de frais «disparaître» les symptômes névrotiques qui, pour les thérapeutes comportementalistes, sont la maladie. En réalité, cette efficacité doit être rapportée à l'origine de la «clientèle» que redressent ces thérapeutes ainsi qu'au caractère éphémère des «guérisons» obtenues. Skinner, chef de file du mouvement behavioriste et inspirateur de nombre de méthodes de rectification, a le mérite d'exprimer clairement la vocation idéologique de ces expérimentations sur le comportement. Le libéralisme de façade par lequel les classes dominantes tentent de conserver leur pouvoir trouve en elles, pour le maintien de l'ordre social, des instruments discrets que des fondements «scientifiques» rendent inattaquables.Critical Reflections on Behavior Therapy. The notion of mental health is currently the subject of a lively debate. The parties involved are, on the one hand, those who claim to employ modem science for the purpose of rehabilitating people and allowing them to lead normal lives and, on the other hand, those who reject, in the name of individual liberty (the nature of which is itself problematical), the «therapeutic society» and its tendency towards ever-increasing control. In this debate, the panoply of therapeutic methods, the rapid increase in the number of educators of all sorts, and the «medicalization» of deviant practices have recently been strongly re-inforced by a new ally : behavior therapy. With an impressive arsenal of aseptic techniques, it confidently presents itself as the efficient therapy, its principal argument residing in its scientific origins. Since it is, in fact, founded upon the experimental study of behavior and the «laws» that the behaviorists have formulated, it enables its practioners, at little cost, to make neurotic symptoms «disappear». And for the behavior therapists, these symptoms are the disease. In reality, this efficacy must be examined in a way which brings to light the background of the «clientele» treated by these therapists and the ephemeral nature of the «cures» they obtain. The head of the behaviorist movement, Skinner, who has inspired numerous methods for aiding people to readapt to normal life, deserves credit for clearly voicing the ideological aim of these experiments on human behavior. The cosmetic liberalism by which the dominant classes seek to preserve their power has been quick to adopt such experiments. For they provide it with unobtrusive instruments for maintaining the social order which, thanks to their scientific basis, are virtually immune to attack.
- Résumés - p. 77-81