Contenu du sommaire : Savoirs de la littérature

Revue Annales. Histoire, Sciences Sociales Mir@bel
Numéro vol. 65, no 2, avril 2010
Titre du numéro Savoirs de la littérature
Texte intégral en ligne Accessible sur l'internet
  • Introduction - Étienne Anheim, Antoine Lilti p. 253-260 accès libre
  • Exemplarité

    • Une « réalité à mi-hauteur » : Exemplarités littéraires et généralisations savantes au XIXe siècle - Jérôme David p. 263-290 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      L'histoire comparée de la littérature et des sciences sociales proposée ici ne se donne pas pour objet les formes textuelles, la rigueur documentaire ou les représentations collectives, mais le degré d'abstraction auquel les descriptions littéraires et savantes du XIXe siècle instituent la réalité sociale. Pittoresque, nomologique, typologique : l'étude de ces trois formes historiques de généralisation montre que certaines œuvres romanesques sont alors plus proches des travaux des historiens ou des statisticiens, par exemple, que des autres romans publiés à la même époque. Et pourtant, au sein même de ces trois « familles » épistémologiques, des différences subsistent entre les ambitions littéraires et les exigences savantes : leur analyse contribue à résoudre l'énigme de la fascination exercée sur les chercheurs des sciences sociales par les romanciers réalistes du XIXe siècle.
      A ‘halfway reality' : Literary exemplarities and scientific generalizations in nineteenth-century France The kind of comparative history of literature and social sciences proposed here does not focus on textual forms, documentary content or collective representations, but rather on the level of abstraction at which literary as well as scientific descriptions operate in the nineteenth century. Picturesque, nomological, typological : the study of these three historical forms of generalization shows that some novels are closer in many ways to works by historians or statisticians than to the productions of other novelists of the time. And yet, among these three epistemological “families”, there remains differences between literary ambitions and scholarly criteria : analyzing them explains why the realist novel of the nineteenth century has exerted such an enduring fascination on social scientists.
    • Mimesis littéraire et connaissance morale : La tradition de l'« éthopée » - Barbara Carnevali p. 291-322 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Cet article vise à expliquer la valeur cognitive de certaines œuvres littéraires grâce au concept d'« éthopée » (mimesis morale, peinture de mœurs). Cette notion d'origine rhétorique peut être élargie pour indiquer un genre transversal qui se situe au point d'intersection idéal entre littérature et connaissance, et qui peut être pratiqué par toutes les « sciences morales » – l'histoire, l'anthropologie, la sociologie, la psychologie, etc. – se rapportant à la réalité humaine par le biais d'une représentation phénoménologique de l'ethos (caractère/ mœurs au double sens individuel et collectif). On présentera donc cette conception de l'éthopée, dont on retracera la fortune à travers quelques jalons marquants de la tradition « moraliste » occidentale, d'Aristote et Théophraste aux romanciers réalistes modernes, en soulignant les continuités et les discontinuités qui ont caractérisé cette tradition, ainsi que les relations entre littérature et sciences humaines.
      Literary mimesis and moral knowledge : The tradition of “ethopoiia” The aim of the article is to explore the cognitive value of certain literary works through the notion of “ethopoiia” (moral mimesis). Originally a rhetorical notion, “ethopoiia” may be developed into a transversal literary genre, ideally situated at the crossroads between literature and knowledge, which may be practiced by any of the “moral sciences”–history, anthropology, psychology, sociology, etc.–which approach human reality through the phenomenological representation of ethos (character/custom, either individual or collective). Having illustrated the theoretical framework of Ethopoiia, I will discuss the development of this long-standing “moralistic” tradition through a number of significant examples from the Western canon, from Aristotle and Theophrastus down to the realist novel of the nineteenth and twentieth centuries, stressing continuities and discontinuities, and focusing on the relationship between literature and the human sciences.
  • Fiction

    • Penser le ciel à l'âge classique : Fiction, hypothèse et astronomie de Kepler à Huygens - Frédérique Aït-Touati p. 325-344 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Cet article traite de l'usage de la fiction par les astronomes à l'époque de la révolution astronomique. Il s'agit de réinterpréter la relation entre fiction et astronomie en analysant les techniques littéraires dans des ouvrages de Johannes Kepler et de Christiaan Huygens. Des historiens des sciences tels que Albert van Helden ont montré que l'observation astronomique demeurait au XVIIe siècle une occupation privée, difficile à présenter comme savoir public. L'analyse proposée rend compte de la nécessité pour la pratique astronomique d'avoir recours à différents degrés de fictionnalité : c'est en construisant des récits de voyage dans lesquels des « délégués » fictionnels sont envoyés dans l'espace du cosmos que la vraisemblance de l'hypothèse copernicienne a pu être développée.
      Thinking the cosmos in the seventeenth century : Fiction, hypothesis and astronomy from Kepler to Huygens This article offers an account of the ways in which astronomers used fiction in the great age of telescopic discovery. The aim is to reinterpret the relation between fiction and astronomy, using close readings of the literary techniques in the works of Johannes Kepler and Christiaan Huygens. Recent historians of the telescope such as Albert van Helden have rightly argued that observatory work remained a private occupation, and was thus hard to present as public knowledge. The analysis presented here explains the need for such astronomical work to be linked with various forms of fiction : by constructing narratives of displacement and journeying, in which specially qualified delegates were imagined as travelling between Earth and space, the verisimilitude of Copernicanism could be developed.
    • Quelle science pour quelle démocratie ? : Lu Xun et la littérature de fiction dans le mouvement du 4 mai - Sebastian Veg p. 345-374 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Le mouvement du 4 mai 1919 est généralement associé aux appels en faveur de « Monsieur Science et Monsieur Démocratie » d'activistes comme Chen Duxiu, dont les théories restent souvent prisonnières d'une vision à la fois scientiste et instrumentale, conduisant directement du darwinisme social au marxisme. L'appel à la littérature comme vecteur de diffusion des idées nouvelles a cependant donné naissance à un autre courant de réflexion dont Lu Xun est le représentant central. Cet article cherche à montrer comment Lu Xun, dans ses nouvelles, a rejeté l'instrumentalisation aussi bien de la littérature que du savoir sur l'homme que celle-ci véhicule. Se détournant de la morale comme du culturalisme biologique, il traite les difficultés rencontrées par la démocratie en Chine à travers une analyse des mécanismes sociaux qui entravent une plus grande autonomie individuelle. Par ce tournant épistémologique, et par sa volonté de thématiser de façon réflexive la position de l'écrivain comme observateur du social, Lu Xun peut être considéré comme un pionnier dans l'émergence du discours des sciences sociales modernes en Chine.
      What sort of science for what sort of democracy ? Lu Xun and his fiction in the May Fourth movement The May Fourth movement of 1919 is generally associated with calls by activists like Chen Duxiu in support of “Mr Science and Mr Democracy.” However, their theories often remain within the framework of a scientistic and instrumental understanding of science, leading directly from Social Darwinism to Marxism. On the other hand, the call to literature as a vector for the “new thinking” resulted in a distinct current of thought that can be associated with writer Lu Xun. This essay attempts to show how, in his fiction, Lu Xun rejected the instrumentalisation both of literature and of the knowledge on human society that it encapsulates. Turning away from both moralism and biological culturalism, Lu Xun discussed the difficulties encountered by democracy in China by analyzing the social mechanisms through which individual autonomy was repeatedly repressed. By virtue of this epistemological turn, and of his systematic attention to the reflexive position of the writer as an observer of social reality, Lu Xun can be considered as a pioneer in the emergence of a discourse of modern social sciences in China.
  • Historicité

    • Julien Gracq : L'oeuvre de l'Histoire - Étienne Anheim p. 377-416 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      En confrontant ses romans et ses livres ultérieurs, souvent constitués de recueils de notes, l'auteur montre que s'élabore chez Julien Gracq une véritable pensée de l'histoire. Il examine tout d'abord le goût de Gracq pour l'histoire et la place de son expérience historique dans son écriture, avant de constater, à la manière de Vincent Descombes avec Marcel Proust, que c'est peut-être dans son écriture romanesque plutôt que dans ses réflexions que se révèle la profondeur d'une réflexion sur l'histoire. À travers l'examen des figures de la temporalité et de son écriture du changement, il tente de mettre en évidence la manière dont les fictions de Gracq mettent en scène l'attente et l'événement, sur le mode paradoxal de la remémoration. Ce qui va arriver est toujours déjà connu : l'écriture est réflexion a posteriori, faisant de l'œuvre le laboratoire dans lequel l'auteur essaie de retrouver l'effet produit par la détermination de l'histoire sur les individus et les sociétés. En mettant en perspective les romans de Gracq par les débats des historiens de son époque sur l'événement, ainsi que par les réflexions sociologiques ou philosophiques sur le temps et sa perception, l'auteur essaie enfin de comprendre comment ses livres peuvent être considérés comme une contribution à la conception de l'histoire et de l'historicité.
      Julien Gracq : The work of History Novelist Julien Gracq constructed throughout his work an elaborate reflection on History, as confronting his fiction with his later writing shows. This article first examines Gracq's taste for History, and the place of historical experience in his writing. As Vincent Descombes suggested for Proust, it is in his novels, more than his theoretical musings, that Gracq exhibited the depth of his thinking : his use of figures of temporality and his writing of change underpinned, in his fiction, his staging of wait/expectancy, and events, paradoxically presented through recollection. What will happen is always already known : through writing, Gracq attempted to encapsulate the effect the determinism of History had on individuals and societies. Then, this article puts Gracq's work in the larger context of contemporary debates, among historians on the concept of the “event”, and among sociologists and philosophers on time and its perception : in this perspective, Gracq's books can be understood as a contribution to our understanding of History and historicity.
    • Exercice des mémoires possibles et littérature « à-présent » : La transcription de l'histoire dans le roman contemporain - Emmanuel Bouju p. 417-438 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Cet article propose d'explorer les enjeux d'une écriture romanesque contemporaine définie comme douleur fantôme de l'histoire et exercice de ses mémoires possibles : deux séries complémentaires d'exemples – liées pour l'une à la réinvention d'une mémoire du bourreau par un narrateur « sosie » de l'historien (Manuel Vázquez Montalbán et Jonathan Littell), et pour l'autre à la saisie de l'historicité des temps présents sous l'angle conjoint de la mélancolie et de l'ironie (David Albahari, Aleksandar Hemon et Dubravka Ugrešić) – permettent d'éclairer l'ambition romanesque de transcription de l'histoire dans l'exercice « à-présent » (ou « au temps-maintenant », selon l'expression de Walter Benjamin) de ses mémoires possibles. En courant le risque d'une rivalité ou d'une confusion trompeuse entre les statuts du discours historiographique et du récit romanesque, et en s'exposant à la récusation par le lecteur de sa légitimité en la matière, le roman contemporain choisit de s'établir dans les plis du savoir historien et ainsi d'engager ses moyens propres dans l'entreprise d'une écriture en palimpseste du texte virtuel, ou idéal, de l'expérience historique.
      Possible memories of history and “to-day” literature : On transcription of history in contemporary novel This article sets out to investigate those aspects of the contemporary novel in which fiction writing delves into the ghost pains of history and experiments with its would-be memories. Two sets of complementary examples will allow us to shed light on this particular novelistic ambition, i.e. transcribing history into a “to-day” (or “now-time”, to use a phrase coined by Walter Benjamin) experimentation with its virtual memories. The first set of texts (by Manuel Vázquez Montalbán and Jonathan Littell) illustrates the reinvention of the executioner's memory courtesy of a narrator passing himself for a double of the historian. The second series of novels (by David Albahari, Aleksandar Hemon and Dubravka Ugrešić) features several attempts to grasp the historical quality of present times at the articulation of melancholy and irony. Despite the dangers of falling into the traps of a misguided rivalry or a troubling confusion between historiographical discourse and fictional narrative, and thus risking the reader's rejection for its perceived lack of legitimacy, contemporary fiction nonetheless sets its dwelling place in the folds of historical science while enlisting its own specific attributes in order to achieve a palimpsest-like writing of the virtual, or even the ideal text of historical experience.
  • Chronique

    • « Toute littérature est assaut contre la frontière » : Note sur les embarras historiens d'une rentrée littéraire - Patrick Boucheron p. 441-467 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Les romanciers d'aujourd'hui écrivent-ils l'histoire ? Telle est l'une des questions qui occupa la critique lors de la rentrée littéraire 2009. Cet article propose une mise en perspective de cette construction discursive, qui met en scène un conflit frontalier entre l'histoire et la fiction romanesque, celle-ci étant caractérisée par un appel du réel. On y analyse en particulier la réception du roman de Yannick Haenel, Jan Karski, décrivant l'emballement médiatique d'une polémique mettant en jeu la difficile question des limites de la représentation de la Shoah dans le cinéma et la littérature. Au-delà de la question des temps du récit et de la mémoire, il s'agit également de comprendre de quoi la littérature porte témoignage. Car l'embarras des historiens provient aussi de l'épreuve révisionniste qui les amène à se faire les gardiens vigilants d'une frontière entre réel et fiction que tout pourtant, dans leurs pratiques d'écriture comme dans leur épistémologie, contribue à faire trembler.
      “Literature as an assault against borders” : Reflections on the uneasiness of historians towards the new literary season in France Are novelists becoming historians nowadays ? Journalists and literary critics hotly debated this question throughout the 2009 “literary fall season”. This paper aims at analyzing the discourses which highlighed a conflict of borders between professional historians and novelists. In this perspective, the reception of Yannick Haenel's novel, Jan Karski, is of particular interest. My article describes the various aspects of the controversy on Jan Karski, which raised the delicate issue of the representation of the Holocaust in literature and on-screen. Beyond the conflicting temporalities of storytelling and memory, my purpose is to understand the embarrassment of historians with novels with historical content. It originated from their fight against denialism in the 1980s, which encouraged them to consider themselves as vigilant guardians of the border between fiction and reality, which their own writing practices and their epistemology undermine at the same time.
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