Contenu du sommaire : Dynamique de l'intime
Revue | Socio |
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Numéro | n°7, décembre 2016 |
Titre du numéro | Dynamique de l'intime |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
EDITORIAL
- Michel Wieviorka p. 5DOSSIER
- Vie privée et démocratie : un couple en tension - Isabelle Berrebi-Hoffman et Arnaud Saint-Martin p. 7 L'intime est une catégorie moderne, et la frontière espace privé/espace public, une partition historiquement ancrée dans les États de droit et les démocraties naissantes aux XVIIIe et XIXe siècles. Cet article introductif au dossier argumente d'une redéfinition en cours des frontières entre l'intime et le politique, tandis que s'instituent des espaces intermédiaires entre les sphères publique et privée, nommés selon les auteurs, intime social ou « commun ». L'article examine successivement trois façons d'aborder la question en sciences sociales : l'histoire de l'évolution des frontières entre la sphère privée et la sphère publique d'abord ; une sociologie des controverses sur les possibilités d'Internet et du numérique qui convoquent de nouveaux termes, comme le « droit à l'oubli », à l'anonymat, la « protection des données personnelles » ou encore la privacy ; et enfin une sociologie des mouvements de globalisation des mœurs et des formes d'action collective pour l'égalité.Intimacy is a modern category and the frontier between the public and the private is a partition which has its historical origins in the States recognising the rule law and the democracies taking shape in the 18th and 19th centuries. This article, an introduction to the dossier, argues that the frontiers between the intimate and the political are being redefined, while intermediary spaces between the public and the private are being created which some authors refer to as “social intimacy” or “commons.” The article examines in turn three ways of approaching the question in the social sciences. We begin with the history of the evolution between the public and the private sphere. Secondly, we consider the sociology of the debates concerning the possibilities of the Internet and the digital world which give rise to new terms like the “right to oblivion,” anonymity, the “protection of personal data,” or again “privacy.” Finally, we turn to the sociology of movements for the globalisation of habits or morals and forms of collective action for equality.
/ INÉDIT DE NORBERT ELIAS
- L'espace privé : Privatraum ou privater Raum ? - Norbert Elias p. 25 Les significations différentes du mot français « espace » et du terme allemand « Raum » ainsi que des expressions « espace privé » et « Privatraum » (ou « der private Raum ») montrent que les réalités désignées sont différentes – comme toute réalité humaine psychosociale – selon les époques et les dynamiques propres à chaque configuration donnée de relations humaines. Autrement dit, on ne peut parler d'« espace privé » qu'en rapport avec le développement d'une norme sociale de comportement et de sensibilité spécifique. Et il convient de reformuler le problème en termes de « privatisation » de certaines sphères d'activité et normes de comportement et de conscience des êtres humains. Les faits témoignent ainsi à foison d'un long processus diachronique de « civilisation », par exemple l'évolution, à partir du début du XVIe siècle, des manières de dormir dans le sens d'une privatisation/individualisation de plus en plus poussée, ou la privatisation croissante des toilettes. L'observation des rituels d'invitation à Londres et à Paris incite enfin à prendre en compte les différences culturelles inhérentes à ce processus.The difference in meaning between the French word “espace” or space and the German term “Raum” as well as the expressions “espace privé” (private space) and “Privatraum” (or "der privateRaum") demonstrate that there is a difference in the realities referred to. As in any psycho-social human reality this depends on periods in time and dynamics specific to each given configuration in human relations. In other words, one can only speak of “private space” in the context of the development of a social norm in behaviour and a specific form of awareness. It would be more appropriate to reformulate the problem in terms of the “privatisation” of certain spheres of activity and norms in behaviour and awareness of human beings. Thus, there is considerable evidence of a long diachronic process of “civilisation”; for example, the evolution, as from the beginning of the 16th century, of ways of sleeping, moving towards an increasing privatisation/individualisation or the rise in the privatisation of toilets. In conclusion, the observation of the rituals of invitations to London and to Paris encourages consideration of the cultural differences inherent to this process.
- Éclairage - Marc Joly
- Le travail diplomatique et l'intime - Marc Loriol p. 45 Dans le milieu hospitalier, l'intimité fait référence au corps, à la subjectivité de la personne, à la cellule familiale et au domicile du patient. Pour les professionnels de santé, elle est une valeur à protéger et à respecter. Mais la manière dont elle est conçue et perçue donne lieu à des pratiques variables selon les contextes. Elle implique, entre autres, l'image d'un corps « convenable » qui, soumise au passage de nombreuses frontières, est maintenue, tant que faire se peut, lors des soins de personnes vivantes ou décédées. Au travers de trois terrains, nous montrons ce que les pratiques des soignants vis-à-vis de l'intimité révèlent sur leur conception du patient et du statut de sa personne. Paradoxalement, les opérations destinées à préserver l'être humain en tant que « soi », inscrit dans son intimité corporelle et domestique, sont effectuées en large partie dans des lieux publics par des professionnels extérieurs à la famille.In the context of hospital care the notions of privacy and intimacy may be used with reference to the body, to individual subjectivity or to the home and family of the patient. Health care professionals consider that privacy and intimacy should be protected. But the way in which they are defined and translated into practice is variable, involving among other things a bodily image deemed as “acceptable”, which the professionals attempt to maintain during the passages over the different stages of illness and towards death. With reference to three studies conducted in different hospital services, we will show what the different altitudes of the professionals toward privacy/intimacy reveal about their conception of the patient as a person. Rather paradoxically, we have observed that the actions aimed at the preservation of the patient as a human being, which imply bodily and domestic privacy/intimacy, are largely carried out in public spaces by professionals outside the family circle.
- Dessiner les frontière de l'intime dans le cadre ses soins - Cherry Schrecker et Lauréna Toupet p. 65
- L'éducation à l'égalité des sexes et des sexualités au risque de l'altérisation de certaines familles - Gaël Pasquier p. 83 À partir des pratiques déclarées d'enseignant-e-s travaillant avec leurs élèves sur l'égalité des sexes et/ou des sexualités, cet article s'intéresse à la manière dont est mise en mot la porosité entre l'espace de la classe et ce qui se passe au sein des familles. Les propos des enseignant-e-s interrogé-e-s montrent que, loin de constituer un univers clos, l'école est traversée par des questions intimes, ou relevant de la vie privée des élèves et de leurs familles. Si le travail en faveur de l'égalité des sexes et des sexualités peut accentuer ce phénomène, il n'en est pas à l'origine. Il pose en revanche clairement la question des normes : celles qu'il entend promouvoir, celles que les enfants sollicitent et auxquelles la société, et notamment leur famille, les a confrontés, qu'un tel travail contribue à rendre visible en interrogeant leur évidence supposée. Il construit également bien souvent un clivage, parfois à l'œuvre dans les représentations enseignantes, entre des familles supposées être en connivence avec les valeurs de l'école et d'autres qui ne le seraient pas, en raison de leur origine, de leur confession ou de leur milieu social, que ceux-ci soient réels ou supposés. Ce sont ces processus et la manière dont ils s'expriment dans le discours des personnes rencontrées qu'examine cet article.This article examines how teachers (whether male or female) deal with the question of equality of the sexes and sexualities in class and the interaction between the classroom and what happens in families at home. The replies of the teachers questioned show that, far from constituting a closed world, school is traversed by personal issues or issues related to the private life of pupils and their families. While promotion of equality of the sexes and sexualities may accentuate this phenomenon, it is not the origin. On the other hand, it does clearly pose the question of norms: those which it is intended to promote, those which the children want to hear and those with which society, and their families in particular, are confronted. Work of this sort helps to make these norms explicit by questioning assumptions. It is also frequently the source of a cleavage between the families who are assumed to agree with the values promoted by the school and others who do not, either on the grounds (whether real or imagined) of their origin, their beliefs or their social class. This article focuses on these processes and the way in which they are expressed in the discourse of the people interviewed.
- L'invention des commémorations homosexuelles - Régis Schlagden hauffen p. 101 Cet article s'intéresse à la construction d'une mémoire collective homosexuelle fondée sur les persécutions subies durant la Seconde Guerre mondiale. L'étude de ce processus permet de saisir la manière dont un groupe social, originellement stigmatisé, est parvenu en un temps relativement court à renverser sa perception au sein d'une même société. Le processus d'inversion du stigmate, que la commémoration des victimes homosexuelles du nazisme révèle, est tout particulièrement visible dans les projets de monuments et dans les demandes d'inclusion des homosexuels dans la commémoration publique des martyrs et victimes de la déportation. Cet article propose d'en reconstruire les modalités, de 1946 à nos jours.This article focuses on the construction of a homosexual collective memory based on the persecution suffered during World War Two. The analysis of this process shows how a social group, originally stigmatized, succeeded in a relatively short time in reversing its perception within the same society. The reversal process of the stigma, revealed by the commemoration of homosexual victims of nazism, is especially visible in the monuments and requests for inclusion of gays and lesbians in the public commemoration of the martyrs and victims of the Deportation. This article proposes to reconstruct the terms of this process, from 1946 until today.
- L'espace privé : Privatraum ou privater Raum ? - Norbert Elias p. 25
/ INÉDIT DE MARIANNE WEBER
- Marianne Weber et la femme nouvelle - Michèle Dupré, Gwenaëlle Perrier, Isabelle Berrrebi-Hoffman et Michel Lallement p. 119
- La femme nouvelle - Marianne Weber p. 131 « La femme nouvelle » est une traduction inédite de « Die neue Frau », texte que la sociologue allemande Marianne Weber rédige à la veille de 1914. Celui-ci constitue une réponse aux thèses de Georg Simmel sur les femmes. Marianne Weber axe toute son argumentation d'inspiration kantienne sur l'égalité de toute personne humaine. Elle avance une revendication première : faire sortir les femmes de la sphère privée, de l'espace domestique, et leur ouvrir l'accès à la parole politique et à l'espace public. La femme moderne est capable de solidarité et de créer une communauté. Elle est capable d'autonomie morale, que seule la participation pleine et entière au monde objectif et à la vie publique peut lui permettre d'atteindre.“The New Woman” is an unpublished translation of “Die neue Frau”—a text which the German sociologist, Marianne Weber, wrote shortly before 1914. It constitutes an answer to Georg Simmel's theses on women, published in La mode. Marianne Weber bases her whole argument, which is Kantian in inspiration, on the equality of all human persons. Her first demand was for women's issues to be moved from the private sphere and domestic space by opening access to the political sphere and public space. The modern woman is capable of solidarity and creating a community. She is capable of the moral autonomy which she can only achieve through full participation in the outside world and public life.
/ ENTRETIEN
Construire un monde commun
- Entretien avec Amitai Etzioni - Mené par Isabelle Berrebi-Hoffman p. 141
- Vie privée et démocratie : un couple en tension - Isabelle Berrebi-Hoffman et Arnaud Saint-Martin p. 7
VARIA
Nommer l'autre
Aujourd'hui omniprésent dans le débat public français, le terme communautarisme a subi d'importantes transformations sémantiques à partir de la fin des années 1980 lorsque son usage devient péjoratif et se limite à la société française. Alors que le phénomène du communautarisme est considéré depuis les années 1990 comme l'ennemi de la République, le mot lui-même est l'apanage des défenseurs du républicanisme. Au cours de ces mêmes années il sert ainsi à désigner toute forme de revendication jugée particulariste. Plus qu'un désignant descriptif, il devient une forme d'accusation politique courante.If the term communautarisme has by now invaded the French public debate, it has known dramatic semantic transformations since the late 1980s. By that time its usage became pejorative and limited to the French situation where it was not the case before. While the phenomenon of “communautarisme” has been considered as the main enemy of the French Republic since the 1990s, the word itself is only used by those who defend republicanism. During the 1990s it denotes any possible form of claim judged to be particularistic. More than being a mere descriptive designator, it has become a very common form of political accusation.- L'émergence du terme communautarisme dans le débat français - Stéphane Dufoix p. 163
The Welfare State, Globalization and Internal Sociopolitical Dynamics
- The case of North America - Ilàn Bizberg p. 187 Cet article analyse la transformation du système de protection sociale dans les trois pays de l'Amérique du Nord sous la mondialisation et l'ALÉNA (Accord de libre-échange nord-américain). Contrairement à ce qui a été prévu, il n'y a pas eu de processus unique d'homogénéisation de l'économique et des configurations de sécurité sociale des trois pays sur le modèle de ce qui existe aux États-Unis. Bien que l'on puisse noter quelques éléments d'homogénéisation, de nombreuses différences persistent. L'explication repose essentiellement sur le fait que la mondialisation n'est pas une force impersonnelle qui s'impose aux pays, mais un arrangement socio-économique que des acteurs réels, externes comme internes, essaient de faire respecter. La plupart des études expliquent les causes internes du statu quo des systèmes de protection sociale par leur dépendance aux voies institutionnelles. Cet article se concentre non seulement sur des institutions, mais aussi sur les façons dont les acteurs engagent des changements ou leur résistent.This article analyses the transformation of the social protection system in the three countries of North America under globalization and NAFTA. Contrary to what was predicted would happen, there has not been a unique process of homogenization of the economic and the social security configurations of the three countries to conform with those existing in the United States. Although there have been some homogenizing tendencies, many differences persist. The explanation is basically due to the fact that globalization is not an impersonal force that imposes itself on countries, but a socioeconomic arrangement that real actors, both external and internal try to enforce. Most studies analyze the internal causes of the status quo preservation of a welfare system through dependence on institutional paths. This article not only centers on institutions but also on the ways in which actors pursue changes or resist them.
- The case of North America - Ilàn Bizberg p. 187
- Ce que l'économie fait au travail - Olivier Cousin p. 217 Comment les acteurs, dans le cadre de leur travail, définissent-ils et perçoivent-ils l'économie-efficience et la place qu'elle occupe dans le rapport au travail. L'économie-efficience peut être considérée comme une variable qui entre dans la composition du travail au même titre que des règles et des normes, que des références à des savoirs et des manières de faire, que le droit ou des codes éthiques. Le plus souvent la référence à l'efficience est présentée sous un versant critique : la gestion des coûts, la pression des délais, l'emprise de la gestion sont autant d'éléments qui contraignent l'activité et obligent éventuellement à contrevenir aux règles de l'art. L'économie abîme alors l'image du travail et semble toute-puissante. Cependant, dans l'expérience du travail, elle prend aussi deux autres formes tenant l'une à son caractère réversible : elle offre des marges d'action et de liberté, l'autre à sa dimension de clôture permettant de mettre fin au travail et de l'inscrire dans la réalité sociale en conférant une utilité sociale aux activités.How do actors in the context of their work define and perceive economy and efficiency measures and the role these play in their relation to work? Economy and efficiency measures can be considered as variables which are part of the work task, as are rules and norms, references to knowledge and processes, and laws or ethical codes. In most instances, the reference to efficiency is evaluated from a critical point of view: cost management, delivery dates, control by management are all elements which act as constraints and may in the last resort mean contravening the proper procedures. In these instances, economy measures tarnish the image of work and appear as all-powerful. However, in the course of work, given their reversible nature, they may also assume two other forms: they afford a leeway for action and liberty and they also play a role of closure, enabling the task to be ended and to be set in a context of social reality by conferring on the task a dimension of social utility.
CHANTIERS
- Nature et pertinence de la sociologie - Yves Gingras p. 247 Cet article propose une réflexion, par moments grinçante, sur les défis théoriques et pratiques d'une discipline à prétention scientifique. Se méfiant des grands problèmes éternisés de l'épistémologie et de la méthodologie des sciences sociales – ainsi que de la complaisante position de surplomb qu'ils autorisent –, l'auteur préfère concentrer ses analyses sur les problématiques les plus ordinairement structurantes de l'enquête sociologique. La nécessité d'adhérer à une forme de cumulativité en est une. Il est important de s'y référer car cet idéal régulateur est malmené, voire anéanti par la tentation, encore si présente, de réinventer la roue par la grâce de « nouvelles » terminologies et théories. L'auteur ne s'arrête pas à la critique et propose d'expliquer cette fuite en avant.This article offers some consideration, at times rather disgruntled, of the theoretical and practical challenges of a discipline which claims to be scientific. Suspicious of the major long-term problems of the epistemology and methodology of the social sciences—as moreover of the complacent stance of imposition to which they lead—, the author prefers to focus his analysis on the everyday problems structuring sociological surveys. The need to adopt some form of cumulativity is one of these. It is important to refer to this because this regulatory ideal is mistreated, one might even say shattered, by the temptation which is still very prevalent, to re-invent the wheel by using ‘new' terminology and theories. The author is not merely critical but attempts to explain this relentless pursuit.
- Nature et pertinence de la sociologie - Yves Gingras p. 247
RÉSUMÉS / ABSTRACTS
- p. 265AUTEURS
- p. 275