Contenu du sommaire : Critiques numériques

Revue Réseaux (communication - technologie - société) Mir@bel
Numéro no 231, janvier-février 2022
Titre du numéro Critiques numériques
Texte intégral en ligne Accessible sur l'internet
  • Présentation

    • Une sociohistoire des critiques numériques - Olivier Alexandre, Jean-Samuel Beuscart, Sébastien Broca p. 9-37 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Cet article de présentation du dossier thématique rappelle que la multiplication des remises en cause de la Silicon Valley s'inscrit dans une histoire plus longue des mobilisations sociales et des théories critiques de l'informatique et des réseaux. L'objet du dossier est de relire l'histoire du numérique à travers les lunettes de la critique. L'historiographie et la sociologie de ces critiques permettent de reconstituer les étapes de construction du numérique en tant qu'objet homogène, en dépit d'une multitude de pratiques, d'espaces et de sens. Elles éclairent également les thèmes qui ont accompagné ce développement. Cette introduction présente ce faisant les grandes lignes d'une sociohistoire des critiques du numérique depuis la fin des années 1970 ; elle souligne à la fois la continuité et le renouvellement des motifs critiques depuis cette période jusqu'au techlash actuel. À partir de quoi, le dossier propose des outils analytiques, qui témoignent de l'influence de lignages philosophiques et politiques plus anciens tels que la critique sociale, la critique libérale et la critique écologique. L'étude des critiques numériques rejoue ainsi l'opposition classique entre critique interne et critique externe. L'article propose enfin une réflexion sur les « numérisations de la critique ».
      This article presenting the thematic dossier reminds us that the multiplication of challenges to Silicon Valley is part of a longer history of social mobilization and critical theories regarding information technology and networks. The purpose of the dossier is to review the history of the digital age through the lens of critique. The historiography and sociology of this critique allow us to examine the stages of construction of digital technology as a homogeneous object, despite a multitude of practices, spaces and meanings. They also shed light on the themes attending this development. This introduction presents the main lines of a socio-history of critique of digital technology since the late 1970s, highlighting both the continuity and the renewal of critical motifs from that time, up to the current techlash. On this basis, the dossier proposes analytical tools that testify to the influence of older philosophical and political lineages such as social critique, liberal critique or ecological critique. The study of digital critique thus re-enacts the classical opposition between internal and external critique. To conclude, the article proposes reflection on the “digitizations of critique”.
  • Dossier : Critiques numériques

    • Mouvement syndical et critique écologique des industries numériques dans la Silicon Valley - Christophe Lécuyer p. 41-70 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      La critique écologique des industries numériques apparaît à la fin des années 1970 et au début des années 1980. S'appuyant sur l'examen d'un corpus d'archives et sur des entretiens avec les activistes qui l'ont initiée, cet article démontre que la critique environnementale du numérique nait d'un effort de syndicalisation de l'industrie des semi-conducteurs dans la Silicon Valley. Afin de syndicaliser les fabricants de puces électroniques, des militants syndicaux et des activistes du mouvement ouvrier s'attaquent aux dangers chimiques que rencontrent les ouvrières dans les usines. Cette campagne ayant échoué, ils dénoncent ensuite la pollution des nappes phréatiques par l'industrie microélectronique. Quand au milieu des années 1980 les syndicats se retirent de la Silicon Valley, les activistes abandonnent leur objectif de syndicaliser les travailleurs de l'électronique et se focalisent sur le combat contre les substances toxiques. Ils surveillent la décontamination des aquifères, s'attachent à la prévention des accidents industriels et combattent la pollution atmosphérique causée par la fabrication d'ordinateurs et de composants électroniques. Ces luttes ont l'effet paradoxal de faciliter la reconversion de la Silicon Valley vers des industries immatérielles et de favoriser l'éclosion du capitalisme du web.
      The environmental critique of digital industries emerged in the late 1970s and early 1980s. Based on an examination of archival collections and on interviews with the activists who initiated it, this article shows that the environmental critique of digital technologies stemmed from an effort to unionize the semi-conductor industry in Silicon Valley. Seeking to unionize chipmakers, union organizers and labour activists focused on the chemical hazards that female workers encountered in factories. When this campaign failed, they went on to denounce the pollution of the water table by the micro-electronics industry. As unions withdrew from Silicon Valley in the mid-1980s, the activists abandoned their goal of organizing electronics workers and focused instead on the fight against toxic substances. They monitored the clean-up of aquifers, worked to prevent industrial accidents, and fought against air pollution caused by the manufacture of computers and electronic components. These struggles had the paradoxical effect of facilitating the conversion of Silicon Valley to immaterial industries and fostering the emergence of web capitalism.
    • Des luttes éthiques aux luttes sociales : Les mouvements de contestation critique des salariés des GAFAM aux États-Unis (2015-2021) - Isabelle Berrebi-Hoffmann, Quentin Chapus p. 71-107 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Depuis quelques années, les salariés des GAFAM et les contractuels et indépendants de la Tech californienne développent des modes de contestation qui empruntent des formes variées, virtuelles ou physiques sur leur lieu de travail – pétitions, arrêts de travail, marches et manifestations, création de coalitions et collectifs sur les réseaux sociaux, tentatives de syndicalisation. Ces actions collectives regroupent le plus souvent une minorité d'employés, mais reçoivent une attention publique marquée tout en suscitant des réactions fortes des employeurs. Prenant appui sur l'analyse empirique d'un corpus de 275 actions menées au sein du capitalisme High Tech – essentiellement les GAFAM et leurs filiales et sous-traitants – depuis 2015, cet article vise à poser de premières analyses et interprétations de ces mobilisations, inédites par leur ampleur dans la Silicon Valley. Le mouvement de syndicalisation est resitué dans l'histoire syndicale et anti-syndicale des États-Unis. L'hypothèse d'une double convergence de l'action collective que permettrait le capitalisme numérique : entre luttes éthiques et luttes sociales d'une part entre cols blancs et cols bleus d'autre part est avancée. Ces convergences interrogent la façon dont les sciences sociales ont coutume de classer et distinguer entre différents types de mouvements sociaux d'une part et entre différentes formes de critique d'autre part.
      For the past few years, GAFAM employees and the contract workers and freelancers working for Californian tech companies have been developing various forms of virtual or physical protest in their workplaces, ranging from petitions to walkouts, marches and demonstrations, the creation of coalitions and collectives on social networks, and attempts to unionize. These collective actions usually involve a minority of employees but receive significant public attention while eliciting strong reactions from employers. This article, based on an empirical study of 275 actions of unprecedented scale in Silicon Valley, carried out since 2015 at the heart of High Tech capitalism – essentially GAFAM and their subsidiaries and subcontractors –, offers an initial analysis and interpretation of these mobilizations. The unionization movement is resituated in the history of unions and anti-unionism in the United States. The article posits a dual convergence of collective action allowed by digital capitalism, between ethical and social struggles on the one hand, and between white-collar and blue-collar workers on the other. These convergences raise the question of how the social sciences are used to classify and distinguish between different types of social movements and between different forms of critique.
    • La critique du numérique par les « travailleurs du milieu » : Identité collective et mobilisation par projet au sein de la communauté « Onestla.tech » - Clément Mabi, Irénée Régnauld p. 109-136 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Cet article rend compte d'une enquête sur le collectif “Onestla.tech” qui rassemble des développeurs, designers, chefs de projets, “agilistes” et toutes ces fonctions qui contribuent à façonner la réalité du numérique en entreprise. Ces “travailleurs du milieu” se sont d'abord mobilisés contre la réforme des retraites en 2019, contribuant à rendre visible la critique portée par cette catégorie de travailleurs souvent invisibilisée. L'article montre que le collectif a permis de créer une dynamique collective pour sortir du trouble ressenti par certains d'entre eux en rapport avec le monde de la tech et particulièrement la “startup nation”. Une communauté s'est rapidement agrégée autour d'une vision critique du numérique et de la technologie. Cependant, d'importantes divergences idéologiques et stratégiques traversent le collectif. L'enquête montre que ces fragilités sont, pour le moment, compensées par le partage de la culture du numérique et de modes d'action que nous qualifions de “mobilisation par projets”.
      This article reports on an inquiry on the “Onestla.tech” collective, made up of developers, designers, project managers, “agilists” and everyone that contributes to shaping the digital reality in companies. These “workers from the middle”, a category that is often invisibilized, helped to bring to the fore critique of the industry when they first mobilized against the pension reform in 2019. The article shows that the collective initiated a dynamic to resolve the disquiet experienced by some of them in relation to the tech world and particularly the “startup nation”. A community quickly aggregated around a critical vision of technology and digital technology in particular. Significant ideological and strategic divergences do nevertheless run through the collective. The study shows that these weaknesses are currently offset by the sharing of a digital culture and modes of action that we call “project-based mobilization”.
    • Penser le sabotage à l'ère du capitalisme numérique - Samuel Lamoureux p. 137-165 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Cet article propose d'envisager la thèse suivante : le sabotage en tant que pratique de résistance qui consiste à endommager, perturber ou subvertir les opérations d'une machine ou d'une organisation, se retrouve à chaque forme institutionnelle du capitalisme. Trois types de sabotage sont envisagés pour penser cette pratique à l'ère du capitalisme numérique : le sabotage classique, le sabotage subtil et la résistance aux technosciences. Si le premier sabotage tend à disparaître des lieux de travail, le deuxième type consiste plutôt en la réappropriation des outils numériques pour des fins alternatives. La résistance aux technosciences correspond quant à elle au sabotage de l'idéalité cybernétique associée aux nouvelles machines algorithmiques, notamment le droit à la déconnexion et les pratiques de non-usage des technologies numériques.
      This article argues that sabotage, an act of resistance which consists in damaging, disrupting or subverting the operations of a machine or an organization, adapts to each institutional form of capitalism by developing new tactics. Three types of sabotage are introduced to explore this practice in the current age of digital capitalism: classic sabotage, subtle sabotage, and resistance to techno-sciences. While the first type of sabotage is tending to disappear from the workplace, the second type consists in the reappropriation of digital tools for alternative purposes. Resistance to techno-sciences is the sabotage of the cybernetic ideality associated with new algorithmic machines, including the right to disconnect and the practices of non-use of digital technologies.
    • Le capitalisme numérique comme système-monde : Éléments pour une métacritique - Sébastien Broca p. 167-194 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Cet article analyse l'actuel capitalisme numérique grâce aux notions de « système-monde » et d'« échange écologiquement inégal ». Il vise ainsi à en fournir une métacritique (L. Boltanski) articulant deux aspects : une description des relations économiques et matérielles entre espaces centraux et espaces périphériques ; une théorie de l'exploitation réalisée par les premiers au détriment des seconds. Cette approche replace le capitalisme numérique dans une histoire et une géographie globales du capitalisme. Elle se montre attentive aux interdépendances qui unissent la côte Ouest des États-Unis, et notamment la Silicon Valley, avec le reste du monde. Du point de vue empirique, elle engage à quantifier les flux de ressources biophysiques qui nourrissent l'innovation technologique et les réussites entrepreneuriales au sein des espaces centraux. Du point de vue normatif, elle ouvre la voie à une conception de l'exploitation alternative à celle proposée par les théoriciens du digital labour. L'article propose ainsi l'hypothèse selon laquelle, au sein du capitalisme numérique, la valeur économique qu'un territoire retire d'une activité tend à être inversement proportionnelle aux dommages environnementaux subis du fait de cette même activité.
      This article analyses current digital capitalism through the notions of “world-system” and “ecologically unequal exchange”. It aims to provide a metacritique (Luc Boltanski) articulating two aspects: a description of the economic and material relations between central and peripheral spaces; and a theory of the exploitation carried out by the former at the expense of the latter. This approach sets digital capitalism in a global history and geography of capitalism, focusing particularly on the interdependencies linking the West Coast of the United States, and Silicon Valley in particular, with the rest of the world. From an empirical perspective, it engages in quantifying the biophysical resource flows that fuel technological innovation and entrepreneurial successes within core spaces. From a normative point of view, it paves the way to an alternative conception of exploitation to the one articulated by digital labour theorists. The article thus posits that, within digital capitalism, the economic value that a territory derives from an activity tends to be inversely proportional to the environmental damage suffered as a result of that same activity.
  • Varia

    • La justification des pratiques de co-création sur les plateformes de crowdsourcing - Damien Renard p. 197-224 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Les plateformes de crowdsourcing d'idées favorisent le travail de co-création. Pour les internautes, elles se révèlent comme des espaces d'expression reflétant leur pouvoir d'agir. De manière paradoxale, elles peuvent être considérées comme des espaces de mise au travail, la pu-blicisation de l'idée impliquant un transfert de propriété au profit de l'entité organisatrice. L'objectif de cette recherche, basée sur l'analyse empirique d'une plateforme, est de mieux comprendre le système des valeurs et les arrangements mis en œuvre par les acteurs pour justifier leurs pratiques. En nous appuyant sur le modèle conventionnaliste des « Economies de la grandeur » de Boltanski et Thevenot, nous mettons en avant la juxtaposition de différentes cités. Si le principe de rivalité constitue un puissant levier de captation des internautes, le registre de justification de la cité par projets s'impose comme modèle de référence chez les acteurs les plus centraux.
      Ideas crowdsourcing platforms promote co-creation work. For Internet users, they present as spaces of expression reflecting their power to act. Paradoxically, they can also be considered as working spaces, as the publicization of the idea implies a transfer of ownership to the organizing entity. The objective of this research, based on the empirical analysis of a platform, is to better understand the value systems and the arrangements implemented by the actors to justify their practices. Using Boltanski and Thevenot's conventionalist model of the “economies of worth”, we highlight the juxtaposition of different cities. While the principle of rivalry constitutes a powerful lever for capturing Internet users, the register of justification of the city by projects has clearly become a reference model among the core actors.
    • La proximité à distance : Comment les `ibagri-youtubeurs`/ib communiquent sur leurs pratiques - Louis Rénier, Aurélie Cardona, Frédéric Goulet, Guillaume Ollivier p. 225-257 accès libre avec résumé avec résumé en anglais
      Peu de travaux ont étudié les reconfigurations en cours dans les modes de communication en agriculture à l'heure des médias sociaux. Cet article s'intéresse à l'émergence d'une communauté d'agriculteurs vidéastes se filmant au travail : les agri-youtubeurs. À partir d'une enquête articulant entretiens semi-directifs, observations ethnographiques menées in situ et en ligne (analyse d'un corpus de vidéo), ainsi qu'une analyse de réseaux appliquée aux relations entre youtubeurs, nous analysons la manière dont ces acteurs rendent intelligibles leurs activités quotidiennes à l'attention d'un public aussi distant qu'incertain. Après avoir resitué ces pratiques de communication dans l'histoire d'une communauté de vloggers visant une reprise en main de la médiatisation de l'image des agriculteurs auprès du grand public, nous montrons comment les agri-youtubeurs procèdent à une mise en scène de leurs pratiques au format d'une chronique située et familière. Celle-ci leur permet d'instaurer une relation de proximité à distance avec leurs abonnés.
      Few studies have investigated the reconfigurations taking place in the modes of communication in agriculture in the age of social media. This article focuses on the emergence of a community of farmers filming themselves at work: the agri-youtubers. Based on a survey combining semi-structured interviews, ethnographic observations conducted in situ and online (analysis of a video corpus), as well as a network analysis applied to the relationships between youtubers, we look at how these actors make their daily activities intelligible to an audience that is both distant and unknown. After situating these communication practices in the history of a community of vloggers aiming to regain control of the mediatization of farmers' image among the general public, we show how agri-youtubers stage their practices in the format of a situated and familiar chronicle. This allows them to establish proximity relationships with their subscribers.
  • Notes de lecture