Contenu du sommaire : Les partitions du goût musical
Revue | Actes de la recherche en sciences sociales |
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Numéro | no 181-182, mars 2010 |
Titre du numéro | Les partitions du goût musical |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
- La fabrique des goûts - Lizé Wenceslas, Roueff Olivier p. 4-11
- Hédonismes et ascétismes musicaux au prisme de l'histoire - Lizé Wenceslas, Roueff Olivier p. 12-17
- Le savant et le général. Les goûts musicaux en France au XVIIIe siècle - Weber William p. 18-33 Faire l'histoire des connaisseurs, c'est faire l'histoire des manières par lesquelles les sociétés ont valorisé le savoir dans les arts et lettres. Les membres des classes privilégiées avaient quant à eux développé depuis longtemps un sens – une disposition aussi enracinée que leurs manières de table – de ce que les connaisseurs ou les gens en général étaient censés comprendre des arts et de l'importance qu'il fallait accorder au savoir. On appellera donc goût « général » la conception selon laquelle certains livres, certains tableaux, certaines œuvres musicales ne requerraient pas de connaissance particulière pour être compris – « savant » désignant par conséquent le contraire. Les deux formes de goût sont traversées par le pouvoir. Le savoir est un pouvoir tout autant que la popularité, et le système social et intellectuel complexe, souvent contradictoire, qui définit leur équilibre relatif est l'un des aspects les plus fondamentaux de toute culture. Être un connaisseur de musique plutôt que de littérature ou de peinture avait un sens très particulier dans la France du XVIIIe siècle. En effet, en vertu de croyances rarement explicitées et souvent méconnues comme telles, les aficionados musicaux ne disposaient pas d'une tradition savante ou « élevée » aussi imposante que leurs collègues des autres arts. Cet article se concentre sur la période comprise entre 1700 et les années 1770, car durant le dernier quart du siècle les conceptions traditionnelles commencèrent à se déliter.The history of connoisseurs is the history of how societies have valued learning in letters and the arts. Members of the upper social orders have long had a sense, a disposition as ingrained as their table manners, about what connoisseurs or people in general understood about the arts, and how important learning might seem. Let us call “general” taste the assumption that certain books, paintings, or works of music did not require special knowledge to be understood; “learned” is accordingly the opposite. Power was present in both manners of taste. Knowledge is power; popularity is power. The balance struck between them, a complex, often contradictory, social and intellectual system, has been one of the most fundamental aspects of any culture. It meant something very different to be a connoisseur of music rather than of letters or painting in eighteenth-century France. Musical aficionados did not have as powerful a learned or “high” tradition as did their colleagues in the other arts. The reasons why this was so sprang from assumptions that were taken for granted, rarely expressed, and probably often not understood. We will look into the period between about 1700 and the 1770s, since during the last quarter of the century the old social assumptions began to break down.
- La montée des intermédiaires. Domestication du goût et formation du champ du jazz en France, 1941-1960 - Roueff Olivier p. 34-59 Cet article analyse la formation du champ du jazz français à partir des activités des intermédiaires qui prennent en charge la définition et la mise en relation pratique des producteurs et des consommateurs (impresarios, producteurs, programmateurs, journalistes, éditeurs). Leur activité consiste à tenter de contrôler les conditions de la réception, c'est-à-dire d'anticiper, d'orienter et de capter les effets de la réception par la prescription des catégories d'évaluation incorporées (les formes légitimes d'expériences du jazz) et objectivées (les dispositifs stabilisés d'appréciation). L'enquête s'attache aux processus classiquement décrits lorsqu'on s'intéresse à la formation d'un champ artistique (émergence d'un marché spécifique, spécialisation des producteurs et affirmation d'instances de consécration indépendantes), mais aussi aux logiques spécifiques des deux processus qui concernent les « perdants » de l'autonomisation, à savoir la disqualification des amateurs et la domestication des audiences.This article analyzes the formation of the field of French jazz by looking at the activities of the intermediaries who define and connect in practice the producers and the consumers (impresarios, producers, programmers, journalists, publishers). Their activities are essentially an attempt at controlling the conditions of reception, i.e. at anticipating, orienting and capturing the reception effects by prescribing evaluative categories that are both incorporated (the legitimate forms of the jazz experience) and objectified (the stabilized modes of enjoyment). The study focuses on the processes that are traditionally described when one analyzes the formation of an artistic field (emergence of a specific market, specialization of the producers, and instantiation of independent consecration authorities), but also on the logic of the two specific developments involving the “losers” of the process of autonomization: the disqualification of the amateurs and the disciplining of the audiences.
- Le goût jazzistique en son champ. L'espace parisien de la jazzophilie - Lizé Wenceslas p. 60-87 Aux styles de jazz apparus à différentes périodes de l'histoire du genre correspondent tendanciellement des goûts et des amateurs qui occupent des positions distantes voire opposées dans l'espace des classes moyennes et supérieures. Ce sont ces correspondances que l'article met en évidence au sein de l'espace parisien du jazz au début des années 2000, en reliant les deux moments de la sociologie du goût, « production » et « réception », que la division du travail scientifique conduit généralement à séparer. L'espace de la jazzophilie est décrit au travers des formes socialement différenciées d'expériences musicales qui prennent place au sein des jazz-clubs et lieux assimilés, eux-mêmes distribués selon les clivages qui organisent l'espace urbain de la capitale. Il ne s'agit pas seulement de faire apparaître les homologies entre des pôles stylistiques, des instances critiques, des lieux de diffusion et leurs publics, mais aussi d'en rendre compte en décrivant les médiations qui organisent la rencontre et favorisent la correspondance entre des catégories de biens musicaux appréhendés dans leurs cadres de réalisation pratique et des catégories de consommateurs qui se les approprient comme élément de styles de vie distinctifs.Each jazz style that has emerged during the different periods of the history of this musical genre tends to be associated with tastes and fans who occupy distant if not opposed positions in the social space defined by the middle and upper classes. This article focuses on these associations within the Paris jazz scene at the beginning of the 21st century, by keeping together the two moments of the sociology of taste – “production” and “reception” – that the division of scientific labor usually tends to keep dissociate. Jazzophilia is described as a social space through a focus on the socially differentiated forms of musical experience that are made available in jazz club or assimilated venues, these venues being in turn distributed according to the cleavages that organize the urban space of the city. The purpose is not only to make visible some homologies between stylistic poles, critical authorities, diffusion spots and their publics, but also to explain them by describing the mediations that structure the encounter and foster the correspondence between categories of musical goods apprehended in their practical setting and categories of consumers who appropriate them as elements constitutive of alternative lifestyles.
- Les métamorphoses de la légitimité. Classes sociales et goût musical en France, 1973-2008 - Coulangeon Philippe p. 88-105 Les enquêtes sur les pratiques culturelles des Français du ministère de la Culture suggèrent que la différenciation sociale des goûts musicaux, autrefois fortement structurée par l'opposition des registres « savants » et « populaires », dépendrait aujourd'hui davantage d'un gradient de diversité des préférences. Cette évolution n'est cependant pas tant le signe d'une « moyennisation » des goûts que d'une recomposition de la norme de légitimité culturelle. L'éclectisme des goûts apparaît largement comme l'attribut des classes supérieures éduquées, et la diversité des habitudes d'écoute musicale des catégories socialement et culturellement les mieux dotées se déploie dans des configurations où les genres légitimes continuent de figurer. Les attitudes demeurent en outre d'autant plus étroitement définies par la familiarité avec les registres savants que la dotation en capital scolaire se combine avec une origine sociale moyenne ou supérieure plutôt que populaire. Ces transformations modifient ainsi la nature des rapports de domination symbolique qui s'exercent dans l'espace des goûts musicaux sans nécessairement en atténuer la force.The survey of the Ministry of Culture on the cultural practices of the French suggest that the social differentiation of musical tastes, which in the past used to be deeply structured by the opposition between “learned” and “popular” repertoires, could be today more dependent on a degree of diversification of preferences. Yet, this evolution is not so much the symptom of a “leveling” of tastes as the sign of a reconfiguration of the norm of cultural legitimacy. Eclecticism in one's tastes appears to be largely the prerogative of the educated upper class, and the diversification of the musical consumption habits of groups who benefit from better social and cultural endowments is taking place within configurations in which legitimate genres still exist. Attitudes remain all the more strictly defined by the familiarity with learned repertoires when the endowment in educational capital is combined with social origins in the middle or upper classes rather than in the lower-middle class. These transformations therefore modify the nature of the relationships of symbolic domination that characterize the field of musical tastes without necessarily attenuating their power.
- Quand le goût ne fait pas la pratique. Les musiciens amateurs des orchestres d'harmonie - Dubois Vincent, Méon Jean-Matthieu, Pierru Emmanuel p. 106-125 Pratique musicale collective et amateur, la musique d'harmonie représente un terrain propice pour penser les relations entre goûts et pratiques musicales. La population des harmonies est constituée de musiciens aux profils de mobiles sociaux ascendants d'origine populaire. Leurs goûts musicaux témoignent de l'effet de rémanence exercé par ces origines. Les goûts exprimés sont en effet proches de ceux des catégories populaires, c'est-à-dire qu'ils relèvent principalement d'un éclectisme indistinct ou, pour les jeunes musiciens, d'un éclectisme jeune. L'éclectisme éclairé n'y est que marginal. Les oppositions qui structurent l'espace des musiciens ne renvoient alors pas à des différences de goûts mais plutôt à des rapports différenciés à la pratique (valorisée pour ses dimensions musicales, de pratique instrumentale, ou pour ses dimensions associatives, de sociabilité). Les sujets de conversation entre musiciens le confirment : ni la musique ni les goûts musicaux ne sont des sujets privilégiés de discussion au sein des sociétés de musique. Ces sociétés sont des lieux où l'on pratique la musique bien plus qu'on en parle. En ce sens, le lien entre préférences esthétiques et pratique apparaît ici comme absent, sinon inversé (la pratique définissant les goûts et non l'inverse).As a collective musical practice performed by amateurs, harmonic music provides a test case for studying the relationships between musical tastes and practices. Harmonic orchestras tend to comprise upwardly mobile musicians of modest origins. The tastes they express are indeed close to those of the lower classes, to the extent that they reflect an undiscriminating eclecticism or, in the case of younger musicians, a youthful eclecticism. Enlightened eclecticism remains marginal. The oppositions that structure this musical space do not reflect differences in tastes, but rather differentiated approaches to practice (valorized for its musical dimension, for the practice of an instrument, or for its dimension of sociability). This is confirmed by the topics of conversation between musicians: neither music nor musical tastes are privileged topics of conversation within musical societies. The latter are places where one practices music much more than one talks about it. As a result, the relationship between esthetic preferences and practice seem to be lacking, when it does not seem to be inverted (with practice defining tastes rather than the other way round).
- Le goût de ces choses bien à nous. La valorisation de la samba comme emblème national (Brésil, années 1920-1940) - Rivron Vassili p. 126-141 L'article analyse, à partir de l'activité radiophonique brésilienne et de son environnement, les processus qui permirent à la samba de passer de symbole de la stigmatisation d'une population métissée à celui d'emblème national. Après avoir explicité les horizons d'attente des prescripteurs culturels qui, jusqu'aux années 1930, ont disqualifié la samba, on s'intéresse au rôle économique du carnaval dans la consolidation d'une rationalité économique « industrielle » autour de la samba. On aborde ensuite, à travers les trajectoires de quatre professionnels de la radio des années 1920-1940, les stratégies par lesquelles des radios commerciales ont légitimé une programmation musicale dominée par la samba, ainsi que les processus de valorisation de la samba comme patrimoine et genre « esthète ».Based on the study of Brazilian radio broadcasting and its environment, this paper analyzes the processes that led samba, from being the symbol of the discrimination of mixed-blood populations, to become a national symbol. The paper first describes the cultural prescriptions which, until the 1930s, have disqualified samba. It then looks at the economic role of the carnival in consolidating an “industrial” economic rationality around the samba phenomenon. Finally, it analyzes the trajectories of four radio professionals of the period 1920-1940, in order to outline the strategies used by commercial broadcasting stations to legitimize musical programs dominated by samba, as well as the processes that have valorized samba as a legacy and an esthetic “genre.”
- Lectures critiques - p. 142-156