Contenu du sommaire : Le poids des corps
Revue | Actes de la recherche en sciences sociales |
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Numéro | no 208, juin 2015 |
Titre du numéro | Le poids des corps |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
- Haro sur les gros - José Luis Moreno Pestaña, Séverine Rosset p. 4-13
- Distinctions charnelles : Obésité, corps de classe et violence symbolique - Dieter Vandebroeck, Françoise Wirth p. 14-39 Le discours alarmiste qui entoure l'augmentation marquée du poids corporel moyen que l'on observe dans la majorité des sociétés « post-industrielles » et que concentre la notion d'une « épidémie d'obésité » masque trop aisément le fait que les chances d'être catégorisé comme personne « obèse » sont loin d'être aléatoirement distribuées dans l'espace social. Les études épidémiologiques montrent en effet que l'obésité affecte de façon disproportionnée ceux qui occupent les positions sociales les plus précaires. Dans la mesure où la perspective épidémiologique dominante sur l'obésité tend à faire du poids corporel presque exclusivement un indicateur de pathologie organique, elle tend à ignorer la stigmatisation sociale et en particulier, morale, de la corpulence. En s'appuyant sur des données produites par une enquête sanitaire récente, ainsi que sur les recherches personnelles de l'auteur, cet article explore le rôle des distinctions de classe à la fois dans la production et dans la perception des différences de poids contemporaines. L'analyse statistique révèle que non seulement il existe un large consensus, traversant l'espace social, au sujet de ce qui constitue le physique masculin et féminin « légitime », mais aussi que les chances d'avoir l'apparence la plus valorisante et la plus valorisée s'accroissent systématiquement à mesure que l'on s'élève dans la hiérarchie sociale. Par ailleurs, il montre que la taille et la forme du corps sont un élément intégral de la perception sociale des différences de classe, ce qui confère aux agents dominés l'apparence (corpulente) la plus stigmatisée, tandis que les physiques les plus valorisés se concentrent de façon disproportionnée parmi les membres de groupes dominants. Ces résultats suggèrent que la discrimination pondérale, loin d'être une forme de stigma interpersonnel, est une forme de violence symbolique qui affecte les acteurs dominés dans l'un des aspects les plus intimes et les plus fondamentaux de leur identité sociale, à savoir leur relation à leur propre corps.The alarmist discourse surrounding the strong increase in average body weight observed in the majority of “post-industrial” societies and condensed into the notion of an “obesity epidemic” all too easily obscures the fact that the chances of being labeled “obese” are not randomly distributed across social space. Epidemiological studies show that obesity affects disproportionately those who occupy the most precarious social positions. Since the dominant epidemiological perspective on obesity tends to construe body weight almost exclusively as an indicator of organic pathology, it tends to overlook the social and especially moral stigmatization of corpulence. Drawing on data from a recent health survey and on the author's own research, this article explores the role of class divisions in both the production and the perception of contemporary weight differences. Statistical analysis reveals that there is a considerable consensus, across social space, as to what constitutes the “legitimate” male and female physique. It shows that the chances of realizing the most valued and valorizing appearance increase systematically as one rises in the social hierarchy. In addition, it suggests that body size and shape are an integral element of the social perception of class differences. This endows dominated agents with the most stigmatized (i.e. corpulent) appearance, while disproportionately attributing the most valued physique to members of dominant social groups. These results suggest that far from being only a form of interpersonal stigma, weight discrimination constitutes a form of symbolic violence that affects dominated agents in one of the most intimate and fundamental aspects of their social identity, namely their relationship to the body.
- De l'urgence sociale à l'utopie sanitaire : La construction sociale de l'obésité et l'occultation de la faim dans les villes américaines, Knoxville, 1981-1985 - Nicolas Larchet p. 40-61 L'obésité est-elle une « maladie urbaine » ? Partant du constat que les quartiers populaires où se rencontrent les plus forts taux d'obésité des États-Unis présentent une offre limitée en produits frais, philanthropes, entrepreneurs et militants se sont récemment lancés à la conquête de ces « déserts alimentaires » pour y établir des supermarchés et autres marchés de producteurs sous le patronage de Michelle Obama. À partir d'une enquête sur les archives d'une institution locale spécialisée dans le traitement de ces questions d'approvisionnement, le Conseil de politique alimentaire, cet article interroge les conditions d'émergence d'une épidémiologie officielle de l'obésité comme problème d'accès aux « aliments sains ». Institué dans l'urgence à Knoxville en 1982 sous la forme d'une commission municipale pour faire face au désengagement de l'État et à une recrudescence de la faim au lendemain de l'arrivée au pouvoir des Républicains, le premier Conseil de politique alimentaire américain allait en quelques années réorienter sa mission vers la prévention de l'obésité, annonçant la réforme alimentaire contemporaine et occultant le diagnostic concurrent d'une « épidémie de faim », dont la prise en compte permet pourtant d'éclairer les problèmes d'obésité des plus pauvres.Is obesity an “urban disease”? Taking note that the lower middle class neighborhoods with the highest obesity rates in the U.S. offer a very limited range of fresh groceries, philanthropists, entrepreneurs and activists have recently launched a campaign against these “nutritional deserts” in order to open supermarkets and farmers markets under the sponsorship of Michelle Obama. This article is based upon the archives of a local institution specialized in issues of supply logistics, the Food Policy Council. It focuses on the conditions that fostered the emergence of an official epidemiology framing obesity as a question of access to “healthy products.” Hastily established in Knoxville in 1982 as a municipal commission tasked with addressing the retreat of the state and the recrudescence of hunger in the wake of the Republicans victory, the first Food Policy Council soon reoriented its mission towards the prevention of obesity. It thus became a precursor of today's food reform by concealing the alternative diagnosis of a “hunger epidemics,” even though the latter would shed light on the obesity problem affecting the poorest populations.
- Deux poids deux mesures : Les personnes obèses et l'obésité dans l'information télévisée - Matthieu Grossetête p. 62-73 À partir de l'examen statistique d'un corpus des reportages sur l'obésité diffusés dans les éditions des journaux de 20 heures de TF1 et France 2 entre 1998 et 2009 et d'une dizaine d'entretiens réalisés avec les journalistes en charge de cette actualité, cet article part du constat que la contribution des personnes obèses à l'information qui les concerne s'amoindrie considérablement au moment même où la médiatisation de cette question de santé publique bat son plein. L'analyse explique ce paradoxe en abordant successivement la politisation de l'obésité, les transformations intervenues dans la division du travail journalistique puis la multiplication des risques de stigmatisation des populations concernées. Ce faisant, elle montre comment le traitement de l'obésité dans l'information télévisée fait exception à la dynamique d'individualisation de la responsabilité des problèmes sociaux ainsi qu'à la montée en puissance des malades dans la sphère publiques.This article is based on the statistical analysis of a corpus of documentaries dealing with obesity broadcasted during the primetime news programs of the channels TF1 and France 2 between 1998 and 2009, and on ten or so interviews with journalists covering this issue. It starts with the observation that the contribution of obese people to the information about their condition diminishes significantly as obesity is increasingly presented as a public health issue. It explains this paradox by addressing successively the politicization of obesity, the evolution of the division of journalistic labor, and the multiplication of the risks of stigmatizing the populations concerned. It shows that the treatment of obesity as a news topic is an exception to two general trends: the tendency to individualize the responsibility for social problems, and the empowerment of people suffering from various health conditions in the public sphere.
- L'ambivalence du contrôle du poids chez les mères de famille des classes populaires - Enrique Martín-Criado, Séverine Rosset p. 74-87 Pour analyser les pratiques de contrôle de poids parmi les mères des classes populaires il est nécessaire de les situer dans un double jeu de tensions. Tout d'abord, tension entre un habitus alimentaire populaire qui privilégie les aliments caloriques, et une norme corporelle qui encense la minceur. Cette tension pousse vers des pratiques de contrôle du poids. Mais celles-ci ont une légitimité fluctuante et ambivalente due à la seconde tension entre le modèle traditionnel de bonne mère qui encense la soumission de la mère à la famille, et un nouveau modèle légitime, plus égalitaire dans les relations de genre, qui élargit les possibilités de soin de soi de la mère. La majorité des pratiques de contrôle du poids peuvent être vues comme des formations de compromis entre la norme corporelle de la minceur et la légitimité de la mère sacrifiée.In order to analyze weight control practices among lower middle class mothers, these practices must first be resituated within two sets of tensions. First, a tension between a lower middle class nutritional habitus rich in caloric foods, and a social norm that values slim bodies. This tension creates incentives for weight control practices. However, the legitimacy of these practices is ambivalent and in flux, because of a second tension between the traditional role model of the “good mother,” which registers the subordination of the mother to the family, and a new form of legitimacy, built around more egalitarian gender relations, which broadens the possibilities of self-care for the mother. Most of the weight control practices can be seen as compromise formations between slimness as a bodily norm and the legitimacy of the self-sacrificing mother.
- Souci du corps et identité professionnelle : Enquête sur les « jeux esthétiques » au travail et les troubles alimentaires - José Luis Moreno Pestaña, Séverine Rosset p. 88-101 Dans cet article on analyse le lien entre exigences esthétiques au poste de travail et troubles alimentaires. L'article se concentre sur deux professions, serveuses et vendeuses (mode ou cosmétique). On montre les effets de deux dynamiques sur leurs corps : des exigences élevées d'apparence physique (avec ses jeux de distinction et de compétence avec les autres employées et la clientèle) et des conditions de travail très dégradées (horaires longs et imprévisibles, travail physique fatigant, faibles salaires, emploi précaire). L'article contribue ainsi à une sociologie de l'usage du capital érotique dans le marché de travail.This article analyzes the relationship between esthetic requirements in the workplace and eating disorders. It focuses on two professions: waitresses and salespersons in cosmetics and fashion stores. It sheds light on the effect of two dynamics on the bodies of the workers: the requirement for an elite physical appearance (with its strategies of distinction vis-à-vis other workers and the clients), and extremely deteriorated work conditions (long and unpredictable hours, physically taxing work, low pay, precarious jobs). The article intends to contribute to a sociology of the use of erotic capital on the labor market.