Contenu du sommaire : Les langages de l'intersectionnalité
Revue | Raisons Politiques |
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Numéro | no 58, mai 2015 |
Titre du numéro | Les langages de l'intersectionnalité |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
Éditorial
- Les langages de l'intersectionnalité - Éric Fassin p. 5-7
Dossier : Les langages de l'intersectionnalité
- D'un langage l'autre : l'intersectionnalité comme traduction - Éric Fassin p. 9-24 C'est au milieu des années 2000 qu'est introduit dans le champ des études de genre françaises, depuis les États-Unis, le concept d'intersectionnalité. La chose préexiste bien sûr au mot : non seulement le croisement entre les logiques de domination, mais aussi leur théorisation féministe en France. Toutefois, la traduction permet de déplacer le centre de gravité, de l'articulation entre classe et sexe à celle entre race et genre. C'est que la question raciale s'impose alors dans le débat public, et tout particulièrement en termes sexualisés – des « tournantes » au « voile islamique ». Restituer ces contextes, c'est penser en termes de « savoirs situés ». La seconde partie de l'article est donc consacrée à un retour sur les travaux menés par l'auteur depuis le début des années 1990, sur les États-Unis et la France, pour préciser une démarche qui consiste à penser l'intersectionnalité non pas seulement en termes de catégories, d'identités ou de propriétés, mais de langages : au même titre que le genre, la classe et la race « signifient les rapports de pouvoir » (Scott). La conclusion souligne combien cette approche de l'intersectionnalité comme langage, que les contextes de traduction invitent à développer, permet de réintroduire, dans l'étude des logiques de domination, des rhétoriques – et donc des acteurs politiques.One language into another. Intersectionality as translation
In the middle of the 2000s, coming from the United States, the concept of intersectionality was introduced in the French field of gender studies. Of course, the thing preexists the word – not only the intersection of logics of domination, but also their feminist theorization in France. However, the translation makes it possible to focus, not on the articulation of class and sex so much as race and gender. This corresponds to the rise of racial issues in the French public sphere, especially in sexualized terms – whether discussing “gang rapes” or the “Islamic veil”. Paying attention to such contexts is a way to emphasize “situated knowledges”. The second part of the article is devoted to revisiting the author's work since the early 1990s on the United States and France to delineate an approach that implies thinking of intersectionality not only in terms of categories, identities, or properties, but as languages: just like gender, class and race “signify relations of power” (Scott). The conclusion emphasizes how this approach of intersectionality as a language, which is encouraged by the various contexts of translation, helps replace rhetorics in the study of the logics of domination, and thus political actors. - From Methodology to Contextualisation. The Politics and Epistemology of Intersectionality - Urmila Goel p. 25-38 Dans les études de genre allemandes, le concept d'intersectionnalité fait l'objet de nombreuses discussions. Cet article analyse certains de ces débats pour ensuite présenter l'intersectionnalité comme une perspective d'analyse, ce qui peut aider la recherche à rester ouverte à la complexité du sujet, à élargir le champ d'investigation, et à prendre en compte ce à quoi on n'avait pas pensé au départ. En particulier, l'intersectionnalité permet de révéler les points aveugles de sa propre recherche et de conceptualiser les ambiguïtés. Une enquête sur les infirmières indiennes en Allemagne (de l'Ouest) vient illustrer les avantages, et plus largement les conséquences d'une approche intersectionnelle.Intersectionality is a much-discussed concept in German Gender Studies. The article describes some of these debates and then proceeds to develop the idea of intersectionality as a perspective of analysis, which can help the researcher to be open to the complexities of the research topic, to be willing to expand the scope of the research question and to deal with aspects not thought about initially. In particular the article describes how intersectionality can help to discover blind spots in the own research and to conceptualise ambivalences. A research project about Indian nurses in (West) Germany is used to illustrate the consequences and advantages of an intersectional approach.
- L'intersectionnalité au prisme du féminisme latino-américain - Mara Viveros Vigoya p. 39-54 Dans cet article, j'explore le sens du « tournant intersectionnel» dans la théorie féministe depuis l'Amérique Latine et à partir d'une politique de la connaissance ancrée dans l'histoire locale et l'expérience vécue des femmes et des hommes de ce sous-continent. Pour ce faire, je reviens sur la généalogie des approches dites intersectionnelles, en incluant dans ce récit les apports des pensées féministes latino-américaines. J'identifie quelques unes des grandes lignes du débat sur l'intersectionnalité afin de montrer sa portée et ses limites, liées en grande partie à sa large diffusion et, enfin, je me sers de mes propres recherches pour mettre en avant la portée théorique et critique d'une approche intersectionnelle localisée et contextualisée.Intersectionality through the prism of Latin American feminism
In this article I explore how the “intersectional shift” in feminist theory looks from Latin America and how can we rethink intersectionality from a politics of knowledge anchored in local Latin American history, as well as in the experience lived by men and women on this continent. In order to do so, I retrace the genealogy of approaches called intersectional, including the contributions of Latin American feminists; I identify some of the main lines of the debate around intersectionality to show its influence, but also its limits, associated largely with its spread and lastly, I use my own research to emphasize the theoretical and critical significance of a localized and contextualized intersectionality. - L'intersectionnalité contre l'intersection - Sébastien Chauvin, Alexandre Jaunait p. 55-74 La notion d'intersectionnalité est-elle condamnée à faire partie du problème qu'elle décrit ? Le terme a permis de mettre en lumière la façon dont les systèmes de représentation de certaines catégories dominées de la population, tant dans le droit que dans les mouvements sociaux, construisaient leur appréhension des discriminations à partir des cas particuliers des moins démunis au sein des catégories victimes, rendant la position de certaines minorités artificiellement plus complexes et juridiquement plus insaisissables. Loin de faire pléonasme avec l'idée d'intersection, à laquelle on la réduit souvent, l'intersectionnalité en est donc la déconstruction critique. Cet article propose d'analyser les processus sociaux qui construisent certains cas comme simples et d'autres comme compliqués et de rendre compte des contraintes objectives qui en découlent pour les groupes et individus considérés. Dans un premier temps, il revient sur l'histoire des théories de l'intersectionnalité comme critiques de la hiérarchie de la représentativité au sein des mouvements sociaux et des catégories de la jurisprudence antidiscrimination. Dans un deuxième temps, il examine les questions suscitées par ces théories dans l'espace propre des sciences sociales lorsqu'elles cherchent à décrire des situations concrètes dans le langage de l'intersectionnalité. Enfin, il revient à la question politique pour examiner les débats soulevés par la perspective d'un programme normatif intersectionnel, notamment si ce dernier était constitué en impératif universaliste de prise en compte permanente de toutes les dominations.Intersectionality against intersection
Is the notion of intersectionality doomed to being part of the problem it describes? Intersectionality theory was not developed to merely point at intersections but to capture subject positions made invisible by dominant systems of normative representation. It shined the spotlight on processes that reduce disadvantaged population groups to the particular experience of the least oppressed among category members, making other members appear as if they were at the intersection with another group. Rather than dividing between complex and simple oppressions, intersectionality theory thus invites us to reject the intersectional metaphor and problematize every subject position as complex. Yet, abstract categories and asymmetrical constructions of complexity carry real-life challenges for the individuals and groups concerned. But how can these challenges be described in the language of intersectionality without reinforcing the asymmetry? The article examines this conundrum both in the social scientific sphere of analytic description and in the normative sphere of political strategizing. We first briefly trace the history of intersectionality theory as a critique of hierarchies of representativeness both in social movements and in antidiscrimination jurisprudence. Second, we examine the social scientific challenge of describing concrete situations in the language of intersectionality without attributing intersection to the groups affected by it. Finally, we return to politics by examining the limits of turning intersectionality, originally a critique of political domination, into a positive political program, in particular if the latter would take the form of a universalistic imperative for all emancipation movements to give the same priority to all issues all the time. - Faire des différences. Ce que l'ethnographie nous apprend sur l'articulation des modes pluriels d'assignation - Sarah Mazouz p. 75-89 Cet article s'inscrit dans l'héritage de travaux états-uniens et français qui posent que la réalité est toujours déjà intersectionnelle et qui proposent d'analyser la réalisation située des imbrications possibles entre la classe, la race et le genre. Tirant les leçons des critiques adressées à la notion d'intersectionnalité, il analyse ce que la méthode ethnographique apporte à l'étude de l'imbrication des rapports de pouvoir que sont la classe, le genre et la race. Dans un premier temps, cet article revient sur les principaux apports des travaux qui s'appuient sur une méthode ethnographique. Il prend ensuite appui sur des observations réalisées pendant ma recherche doctorale pour montrer comment l'ethnographie sert à complexifier l'approche intersectionnelle. Enfin, il s'attache alors à montrer comment l'approche ethnographique permet de fonder des formes de théorisation de l'imbrication des rapports de pouvoir, la circulation des outils théoriques d'une discipline à une autre (dans ce cas précis du droit à la sociologie et à l'anthropologie) opérant un déplacement dans la manièremême d'appréhender la notion d'intersectionnalité qui devient un objet de recherche davantage qu'une méthode.Doing differences. Race, gender and class through ethnography
This paper is based on an approach that considers reality as always intersected. It also analyses the articulation of class, race and gender as a situated and ongoing interactional accomplishment. It integrates the critics directed toward the notion of intersectionality to show how ethnography helps to examine the situated and ongoing interactions of class, race and gender. First, it examines the contributions of the main writings that have promoted an ethnographical analysis of this articulation. Secondly, drawing on ethnographic fieldwork, it shows how ethnography expands the study of the articulation of race, class and gender by analyzing it in a more complex way. Thirdly, addressing the theorizations based on an ethnographic approach, it demonstrates how the circulation of theoretical tools from law to anthropology shifts the perspectives on intersectionality, which becomes an object of study rather than a method. - Situated Intersectionality and Social Inequality - Nira Yuval-Davis p. 91-100 Cet article introduit et discute certaines des manières dont l'analyse intersectionnelle située peut aider à décrire, et même à expliquer, différentes sortes d'inégalités sociales – économiques, politiques et personnelles. L'intersectionnalité située est un cadre théorique qui comprend différentes formes d'inégalités, de manière à la fois simultanée (ontologiquement) et imbriquée (pratiquement). Ce cadre est fondé sur une épistémologie dialogique qui incorpore des regards sur ces inégalités situés en différents lieux. L'article s'achève sur quatre domaines différents où se jouent la production et la reproduction des inégalités – politique, économique, communautaire et intersubjectif.In this article I introduce and discuss some of the ways situated intersectional analysis can help to describe – and even explain – different kinds of social, economic, political and personal inequalities. Situated intersectionality is a theoretical framework that can encompass different kinds of inequalities, simultaneously (ontologically), but enmeshed (concretely), based on a dialogical epistemology which incorporates differentially located situated gazes at these inequalities. The end of the paper introduces four different domains in which production and reproduction of inequalities take place – political, economic, communal and intersubjective.
- D'un langage l'autre : l'intersectionnalité comme traduction - Éric Fassin p. 9-24
Varia
- Vérité du pouvoir et puissance de l'autorité Foucault et les voies de la critique - Thomas Boccon-Gibod p. 101-118 Pour comprendre exactement la portée politique de l'analyse des relations de pouvoir chez Foucault, il convient paradoxalement de la réinscrire au sein d'une oeuvre essentiellement préoccupée par la question traditionnelle de la vérité. On peut alors comprendre la manière dont se trouve précisément élaborée la notion de critique par Foucault, à travers l'abandon du schème marxiste de la lutte des classes comme grille d'analyse des rapports de pouvoir. La notion d'autorité peut alors servir à désigner la manière dont les rapports de pouvoir sont constamment préoccupés de leur vérité. Le charisme des individus et des institutions peut alors être compris de manière plus adéquate, par le bais de l'épreuve subjective de leur légitimité, ce qui ouvre des voies originales à l'analyse critique de la politique.Truth, power and authority : Foucault and the paths of critique
In order to properly understand the political implications of Foucault's analysis of power relations, it is paradoxically necessary to situate them in the context of a research constantly preoccupied by the traditional problem of truth. The notion of critique then appears to be precisely defined through the abandon of the Marxist scheme of class struggle. The notion of authority can thus be used to designate the way through which power relations are constantly preoccupied by the problem of their own truth. Individual and institutional charisma can then be accurately understood through the subjective trial of their own legitimacy, which opens original ways to the critical analysis of politics.
- Vérité du pouvoir et puissance de l'autorité Foucault et les voies de la critique - Thomas Boccon-Gibod p. 101-118
Recensions critiques
- Savoirs de gouvernement. Circulation(s), traduction(s), réception(s) : Paris, Economica, 2013 - Corinne Delmas p. 119-121
- Kafka en colère : Paris, Seuil, 2011 - Federico Tarragoni p. 122-125
- L'économiste, la cour et la patrie. L'économie politique dans la France des Lumières d'Arnault Skornicki : Paris, CNRS Éditions, 2011 - Isabelle Gouarné p. 126-128