Contenu du sommaire : Économie et littérature
Revue | L'Homme et la société |
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Numéro | no 200, décembre 2016 |
Titre du numéro | Économie et littérature |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
Éditorial
- « Nuit debout » - Sophie Wahnich p. 7-12
Question
Économie et littérature
- Économie et littérature - Pierre Bras, Claire Pignol p. 55-63
- Concordances et dissidences entre économie et littérature - Jean-Joseph Goux p. 65-78 Entre littérature et vie économique, deux grands types de rapports ont émergé en France à partir des années 1830, années du basculement dans l'ère de l'argent tout puissant. D'une part, un rapport de concordance ou de correspondance lorsque la littérature reconnaît l'importance centrale des affaires d'argent dans la société nouvelle, des passions et des intrigues qu'elles génèrent, et représente un monde dominé par les intérêts économiques. Le genre roman devient le genre littéraire majeur du XIXe siècle, en accord avec les énergies et les fins du libéralisme économique. Il y a d'autre part un rapport d'antagonisme, d'opposition, lorsque le romancier ou le dramaturge expose à travers ses personnages une attitude fortement critique envers les valeurs de cette nouvelle société. La littérature décline les figures les plus radicales et souvent les plus caricaturales de l'homo œconomicus, et elle campe aussi des personnages tout à fait contraires au postulat théorique des économistes, des personnages dont les ressorts profonds ne sont pas la satisfaction de l'intérêt pécuniaire, la maximisation de leur profit économique, mais d'autres ressorts comme l'amour, la foi, ou le goût pour l'influence politique. Parallèlement se révèlent les multiples rapports entre monnaie et langage.In the 1830s, which mark the beginning of the era of all-powerful money in France, two major relationships arose between literature and economic life. On the one hand, a relationship of agreement and correspondence occurred when literature recognized the central importance of monetary matters in the new society, with the passions and intrigues money brings about, and it represented a world ruled by economic interests. In the nineteenth century, the novelistic genre thus becomes the major literary genre in accord with the energies and purposes of economic liberalism. On the other hand, a relationship of antagonism, of opposition, also emerged when the novelist or playwright displayed, through her/his characters, a very critical attitude towards the values of this new society. Literature thus offers a variety of the most radical and even the most ridiculous forms of Homo oeconomicus, and it also portrays characters that run contrary to the theoretical postulate of economists, characters whose deep drives do not seek the satisfaction of pecuniary interest, or maximum economic profit, but love, faith, or the propensity for political influence. Simultaneously multiple relations between money and language disclose themselves.
- Capital de la douleur : la « littérature industrielle » et le marché, ou la dialectique de l'usure - Laure Lévêque p. 79-98 Engels, avouant avoir plus appris de Balzac que des théoriciens de l'économie, posait les bases de rapports dialectiques entre littérature et économie. Ce sont ces rapports qui sont ici interrogés, dans ces années post-révolutionnaires qui voient la formalisation de l'idéologie libérale et le développement du capitalisme où le capital, n'exceptant aucun champ d'investissement, s'insinue jusque dans le monde des idées comme l'enregistre Balzac dans L'illustre Gaudissart (1833) dont le héros, commis voyageur, marque « la grande transition qui […] soude le temps des exploitations matérielles aux exploitations intellectuelles » et fait la démonstration de ce que les idées sont devenues des marchandises. Si l'exploitation concerne ici les articles, ce sont bien ses mécanismes qui sont mis à nu, la « force niveleuse », « égalisant les produits » et les « jetant par masses, » qui alimentent la grande consommation des idées.Engels, who admitted having learnt more from Balzac than from economists, laid down the basis of the dialectal relationship between literature and the economy. It is this relationship which will be examined here regarding those post-revolutionary years that witnessed the formalization of liberal ideology and the development of capitalism. It was when capital, which left no field of investment unturned, went as far as penetrating the world of ideas. Balzac highlighted this development in L'illustre Gaudissart (1833), in which the hero, as a travelling salesman, identifies “the major transition which […] links the period of material exploitation to intellectual exploitation” and demonstrates how ideas had become merchandise. If exploitation is used in reference to articles here, it is precisely these mechanisms which will be highlighted: a “levelling-out process” which “puts all goods into the same category” and “throws them away in huge quantities”, thereby promoting the consumption of ideas.
- De la littérature comme industrie : Les Mystères de Paris et le roman-feuilleton à l'époque romantique - Catherine Nesci p. 99-120 À l'époque romantique, l'industrialisation des biens culturels et les prémices d'une démocratisation de la culture suscitent de vifs débats sur le roman-feuilleton. Violemment opposés au nouveau cadre médiatique de la littérature, les critiques, en pharmaciens et moralistes littéraires, tels Sainte-Beuve et Nettement, mettent en œuvre un imaginaire des bas-fonds et diagnostiquent la pollution morale qu'engendre à leurs yeux une représentation par le bas et par la presse, qui orchestre la « viralité » du feuilleton et la contamination fantasmée de l'espace public. Dans la décennie 1840, Les Mystères de Paris d'Eugène Sue entraînent des réactions passionnées sur la désacralisation de la littérature et la démoralisation du lectorat. Mais un poète ouvrier, Savinien Lapointe, défend le roman de Sue et renverse les déplorations élitistes de la critique bourgeoise. La stigmatisation de la littérature mercantile articule non seulement l'autonomisation d'un champ littéraire apparemment délesté de tout rapport à l'argent, mais aussi le face-à-face dualiste de la Littérature et de son autre (mercenaire).In the Romantic age, the industrialization of cultural goods and the rising democratization of culture spawned vehement debates on the serialized novel. Critics such as Sainte-Beuve and Nettement expressed violent attacks against the mediatization of literature. Turned into moralist and literary pharmacists, they referred to the imagery of a criminal underworld and diagnosed the moral pollution that a representation from below would spread via the new print media; the feuilleton would then turn viral and contaminate the whole public space. In the 1840s, Eugène Sue's Mysteries of Paris generated passionate reactions on the profanation of literature and the feuilleton's corrupting effect on readers. And yet, a worker-poet, Savinien Lapointe, took the defense of Sue's novel and reversed the elitist lamentations of bourgeois critics. These case-studies demonstrate that the stigmatization of mercantile literature testifies both to the advent of an autonomous literary field apparently severed from money and the dualistic confrontation of Literature with its (mercenary) other.
- Le discours romanesque face au capitalisme : mobilisation des affects et contingence de la représentation - Anne-Laure Bonvalot p. 121-138 Dans cette étude, on cherchera à appréhender les récentes modalités théoriques et esthétiques du traitement dont l'économie, saisie aussi bien dans sa dimension factuelle ou sociale qu'en tant que métarécit de légitimation et que langage théorique spécifique, fait l'objet dans le roman espagnol actuel. En effet, depuis quelques années, on repère l'émergence d'un véritable tropisme économique, manifeste notamment au sein desdits « récits de la crise », un mouvement de saisie par la littérature dont il importe de caractériser les formes, les contours et les enjeux à la lumière d'un examen par l'exemple. On verra que les univers poétiques et les dispositifs énonciatifs mis en œuvre par des auteurs comme Belén Gopegui ou Isaac Rosa sont emblématiques d'un tel phénomène, dont la vigueur vient invalider le diagnostic d'une inimitié historique entre deux sphères longtemps perçues comme disjointes, voire proprement antinomiques ou incompatibles.This study aims at examining the recent theoretical and aesthetic modes of treatment of Economics which are discernible in Spanish novels of today, the former being understood as both a fact and a social given on the one hand, and as a legitimising meta-narrative, a specific theoretical sphere of speech on the other. Indeed, over the last few years, a genuine economic inclination has become gradually more cogent, notably within the so-called “crisis narratives,” and it testifies to literature's willingness to apprehend such matters in ways the forms, delineations, and impacts of which must now be characterised through the study of examples. We mean to show how the poetical worldviews and narrative tools brought into operation by such authors as Belén Gopegui or Isaac Rosa emblematise this phenomenon, which, as vibrant as it appears, invalidates the notion of a historic enmity between two spheres long perceived as separate, and even truly contradictory and incompatible.
- Dialogue, confrontation, lutte ? Lorsque les textes littéraires s'emparent de la réalité néolibérale - Sonya Florey p. 139-149 Après avoir replacé brièvement le dialogue entre littérature et économie dans la filiation de différentes approches théoriques qui légitiment le fait de « penser ensemble » ces deux disciplines, cet article analyse trois postures d'auteurs : l'observation du monde économique (Jean-Charles Massera), l'appartenance à ce même monde (Thierry Beinstingel) et l'enquête qui y prend place (Eric Chauvier). On étudiera tout particulièrement le travail littéraire sur la langue économique, qui permet d'interroger le lien entre réel et fiction.This paper aims first of all to place the dialogue between literature and economics within several theoretical frameworks thinking of both disciplines as partners. Then, it analyses three authors' positions: observation of the economic world (Jean-Charles Massera), belonging to this world (Thierry Beinstingel) and investigation in the same context (Eric Chauvier). It will enable a questioning about the relation between reality and fiction.
- Littérature et économie politique : une analyse comparée des approches de Saint-Simon et Jean-Baptiste Say - Gilles Jacoud p. 151-170 Saint-Simon et Jean-Baptiste Say, qui rédigent l'essentiel de leur œuvre dans les premières décennies du XIXe siècle, ont l'un et l'autre une démarche qui les conduit à faire connaître leurs idées en matière d'économie politique en empruntant beaucoup à la littérature. Ils mettent tous les deux en avant la nécessité de promouvoir une nouvelle science en s'appuyant sur différents genres littéraires comme le genre épistolaire ou l'essai. Ils écrivent plusieurs ouvrages qui, en dépit d'un contenu qui se veut scientifique, ne recourent pas au formalisme mathématique. Ils sont même tous deux auteurs d'un catéchisme visant à toucher un large public grâce à un écrit prenant la forme d'une succession de brèves questions et réponses. L'article montre quels genres littéraires leur permettent d'exposer et de diffuser les idées qui sont au cœur de leur doctrine, présentant les similitudes entre les deux auteurs et les spécificités propres à chacun des deux.Saint-Simon and Jean-Baptiste Say, who wrote the bulk of their work during the first decades of the nineteenth century, both had an approach which led them to spread their economic ideas by borrowing a great deal from literature. Both emphasize the necessity of promoting a new science using different literary forms such as the epistolary genre or the essay. They wrote several works which, in spite of a mostly scientific content, do not give recourse to mathematical formalism. Both were also authors of a catechism aiming to reach a broad audience through wording in the form of a succession of brief questions and answers. The article demonstrates which literary genres allowed them to expose and diffuse the ideas at the heart of their doctrine, presenting similitudes between the two authors and the specificities of each of them.
- Économie amoureuse : Homologies structurales dans les comédies espagnoles et françaises du xviiie siècle (Moratín, Iriarte, Destouches et Marivaux) - Béatrice Schuchardt p. 171-187 Partant du concept des « homologies structurales » que Daniel Fulda (2005) a constatées entre la comédie et le secteur financier, l'article se concentre sur le « ménage à trois » dans la production théâtrale française des Lumières traitant de la négociation conjugale (Marivaux et Destouches), et la compare au triangle amoureux tel qu'il est représenté dans les comédies espagnoles (Moratín père et Iriarte). La présente étude analyse dans quelle mesure la comédie avec ses turbulences amoureuses, ses feintes et ses échanges (de biens et d'amants) reflète la dynamique de l'économie sur le plan de la configuration des personnages. D'un côté, les discours théâtraux des deux pays se recoupent dans leur mise en relation de l'amour et du commerce qui témoigne d'un même ethos civique inspiré par les Lumières ; de l'autre, l'étude met en relief les moments précis où les mises en scène de la recherche d'un conjoint et celles du mariage comme des processus dirigés par des intérêts économiques divergent en raison de contextes culturels et historiques différents.Departing from the concept of the “structural homologies” that Daniel Fulda (2005) identified in comparing the genre of the comedy and the financial sector, the article focuses on the ‘ménage à trois' as represented in French comedies of Enlightenment (Marivaux and Destouches) dealing with marital negotiations. In a second step, the above mentioned French theatrical oeuvres will then be related with triangular configurations of characters staged by Spanish comedies (Moratín the elder and Iriarte). The present study analyses in how far the comedy with its amorous entanglements, its tricks and its constant exchange (of lovers and goods) mirrors the dynamics of economics on the level of the configuration of characters. On the one hand, the article sketches in how far the dramatic discourses of both countries match in conceiving both love and commerce as a process of negotiation inspired by the same civic ethics of Enlightenment. On the other hand, the paper outlines those moments when, due to different cultural and historical contexts, the stagings of mating and marriage as processes driven by economic interests diverge.
- Les intérêts syncrétiques du roman - Alexandre Péraud p. 189-204 Bien qu'ils se tiennent loin des tumultes boursiers ou des grands appétits commerciaux, Eugénie Grandet de Balzac et La Joie de vivre de Zola sont deux romans qui décrivent avec rigueur les différentes pathologies de l'intérêt. Ces récits domestiques (et provinciaux) ne se contentent pas, en effet, de dépeindre les classiques « conflits d'intérêts » qui mettent en concurrence les personnages dans leur désir de capter les ressources (matérielles, financières, sexuelles…), mais ils font également coexister des comportements intéressés quasi contradictoires. Ici, l'intérêt conçu, au vieux sens du terme, comme une attirance ressentie à l'égard d'autrui (curiosité, amour…) ; là, l'intérêt entendu au sens moderne en termes de maximisation rationnelle de son utilité. Mais, alors que la combinatoire de ces conflits est à même d'engendrer l'indistinction et le chaos, le roman échappe dans les deux cas à cet écueil par la requalification fiduciaire. Tout se passe ainsi comme si l'intérêt et la logique créancière permettaient d'apprivoiser et de canaliser le conflit des intérêts inhérent à la compétition libérale.Although the stories are set far from the tumult of the stock exchange or big business appetites both Eugénie Grandet by Balzac and La Joie de vivre by Zola are novels which describe in detail the different pathologies linked to interest. These stories of everyday, provincial life do not merely put characters against one another in their goals to harvest resources (possessions, financial or sexual advantages) but they also encapsulate almost contradictory behaviour. At times, interest is used in the true sense of the word, as an attraction felt for those around us (curiosity, love…), and at other times it is used in the modern sense of the word as the rational utility maximisation. However, while the combination of these conflicts is sufficient to cause chaos and zones of indistinction, both novels avoid this pitfall through fiduciary requalification. It is as if interest and creditor logic were capable of taming and channeling the conflict of interests inherent in free competition.
- Le don, entre toute-puissance et pathologie - Christophe Reffait p. 205-222 Consacré à l'étude comparative d'Eugénie Grandet et de La Joie de vivre, cet article commence par rappeler en quoi ces deux romans présentent des exemples évidents de pathologie de l'intérêt, en particulier à travers les personnages du père Grandet et de Mme Chanteau : le premier prend place dans la galerie balzacienne des monomanes de l'or, la seconde est le sujet d'une véritable psychosomatique de l'intérêt déréglé. L'étude revient ensuite sur la macrostructure de ces romans : nous pouvons lire dans Eugénie Grandet le processus de vexation des sentiments par les intérêts passionnés qui se trouve décrit dans certains textes préfaciers balzaciens ; nous voyons se dessiner dans La Joie de vivre le phénomène de retournement du don sacrificiel en toute puissance qu'ont bien analysé Jean Borie et Jean-Louis Cabanès. Mais le présent article finit surtout par interroger la surestimation paradoxale de l'argent qui caractérise les dons faits par les protagonistes féminines Eugénie et Pauline à leurs amants : on reconnaît la classique métaphorisation du pucelage en trésor ; on constate que l'amour est informé par le langage de l'argent ; on se demande enfin si la pathologie de ces héroïnes ne consiste pas à surestimer les pouvoirs de leur don, cette relation pathologique constituant l'envers de la relation de crédit.Eugénie Grandet and La Joie de vivre both show characters exemplifying what the pathology of interest can be : Grandet father is one of the money monomaniacs of La Comédie humaine and Madame Chanteau shows psychosomatic disorders linked to her greed for Pauline's inheritance. Both novels have a macrostructure showing clearly the power of interest : Eugénie Grandet is one of the Balzacian novels describing the destruction of feelings by passionate interests and La Joie de vivre demonstrates how the sacrifice of Pauline can ironically turn itself into almightness, according to Jean Borie's and Jean-louis Cabanès'analyses. Further, we should wonder if Eugénie or Pauline do not tend to overestimate their own gift or sacrifice : money becomes a metaphor for virginity ; their love language uses the idioms of money and exchange ; and above all, both heroines expect too much from their gift.
- Les pathologies de l'intérêt dans Eugénie Grandet : richesse, déraison et despotisme - Claire Pignol p. 223-238 On s'appuie sur le roman de Balzac, Eugénie Grandet, pour questionner les formes de l'intérêt qui s'y trouvent représentées dans les personnages du père Grandet et de sa fille Eugénie, et faire apparaître, au-delà d'une rationalité économique, les pathologies à l'œuvre dans la recherche de l'intérêt. Le père Grandet, qui incarne l'avare habile, n'échappe aux impasses du thésauriseur que pour être dévoré d'un désir d'argent qui oscille entre raison et déraison. Eugénie, qui d'abord oppose au délire de l'avare l'obstination d'une jeune femme amoureuse, échoue à s'émanciper du despotisme de son père. Les deux personnages expriment les contradictions du désir d'argent et des discours rationnels sur ce désir. En contrepoint de la thèse libérale selon laquelle le désir d'argent canalise le despotisme, ils font apparaître que le despotisme à l'égard d'autrui, entendu comme la manipulation du désir d'autrui, peut être le motif le plus profond de la recherche de l'argent.We use Balzac's novel, Eugenie Grandet, to question the forms of the interest represented in the characters of the père Grandet and of his daughter Eugénie, and reveal, beyond economic rationality, diseases at work in research interest. Grandet, who plays the miser clever enough to escape the impasses of the hoarder, is however devoured by a desire for money that oscillates between reason and unreason. Eugenie, who at first opposes to the delirium of the miser the stubbornness of a young woman in love, fails to break free of his father's despotism. Both characters express the contradictions of desire for money and of rational discourse on this desire. As a counterpoint to the liberal view according to which the desire of money channels despotism, they show that despotism towards others, understood as handling the desire of others, may be the deepest reason for the research of money.
Comptes rendus
- Comptes rendus - p. 239-272