Contenu du sommaire : Ethnographies politiques de la violence
Revue | Cultures & conflits |
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Numéro | no 103-104, automne-hiver 2016 |
Titre du numéro | Ethnographies politiques de la violence |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
Dossier
- Ethnographies politiques de la violence : Introduction - Chiara Calzolaio, Pamela Colombo, Chowra Makaremi p. 7-13
- « États d'urgence ethnographiques » : Approches empiriques de la violence politique - Chowra Makaremi p. 15-34 Depuis les années 2000, une série d'études ont proposé les contours, les thèmes, les méthodes et les modalités d'écriture d'une ethnographie de la violence politique, c'est-à-dire de la violence dans son rapport au pouvoir et au conflit. À travers une démarche ancrée empiriquement, celle-ci s'attache à décrire et comprendre des phénomènes de violence collective dans leurs rapports aux structures de pouvoir et aux institutions, aux dynamiques et structures sociales, mais aussi à travers leur empreinte et leur expérience dans la vie quotidienne, et les modes de subjectivation qui s'y négocient. Cet article se veut une présentation et une discussion des enjeux qui traversent cette littérature, en interrogeant les limites et les apports d'une approche ethnographique des formes de violence contemporaine.
Since the 2000s, a series of ethnographic studies have explored the outlines, themes, methods and procedures for writing an anthropology of violence, that is violence and its relationship to power and conflict. These empirical approaches seek to describe and understand phenomena of collective violence in their relationship to power dynamics, institutions and social structures. They also look at how these phenomena are experienced in the everyday, the traces they leave behind and the modes of subjectivation that are negotiated through them. The article presents and discusses the issues that run through this literature, questioning the limits and contributions of an ethnographic approach to contemporary forms of violence. - Ethnographier la violence d'État : récits et expériences des victimes de la lutte contre le narcotrafic à Ciudad Juárez, Mexique - Chiara Calzolaio p. 35-61 Avec un bilan de plus de dix mille victimes, Ciudad Juárez, ville mexicaine à la frontière avec les États-Unis, a été l'un des théâtres les plus violents de la « guerre contre le narcotrafic » lancée par l'ex-président mexicain Felipe Calderón pendant son mandat (2006-2012). L'article met en parallèle la manière dont le gouvernement a problématisé cette escalade d'homicides avec les expériences et les récits de personnes ayant été victimes de violences de la part des forces de l'ordre. À partir de matériaux ethnographiques recueillis pendant une enquête de terrain réalisée entre 2008 et 2011, les pratiques de la violence d'État qui ont accompagné l'opération militaire sont ici abordées dans leur dimension expérientielle, mais aussi narrative.
With over ten thousand victims, the Mexican city of Ciudad Juárez was one of the most violent theatres of the war against drug trafficking, which was initiated by the former Mexican president, Felipe Calderón, during his 2006-2012 mandate. This article draws parallels between, on the one hand, the manner through which the government problematized the rise in homicides and, on the other hand, the experiences of some of the victims of violence inflicted by law enforcement agencies. Drawing from ethnographic material collected between 2008 and 2011, the practices of state violence implemented during the last military operation are approached here through the experiences and narratives of victims. - La fabrique des indésirables : Pratiques de contrôle aux frontières dans un aéroport européen - Andrew Crosby, Andrea Rea p. 63-90 Basé sur une recherche ethnographique réalisée dans un aéroport européen, cet article analyse les pratiques de contrôle des gardes-frontières auprès des voyageurs ressortissants de pays tiers, proposant une anthropologie du pouvoir des contrôles aux frontières qui examine l'usage de la violence symbolique et du pouvoir étatique discrétionnaire. En nous appuyant sur les théories des « street-level bureaucracies » et celles des interactions sociales, nous analysons les pratiques de travail, les routines professionnelles et l'organisation du travail des gardes-frontières en démontrant que ce sont ces dernières qui activent et constituent la frontière et la politique du contrôle de la mobilité. Nous soutenons que le contrôle au sein de l'aéroport est basé à la fois sur l'influence de la frontière-réseau, ainsi que sur une performance dramaturgique de gestion bureaucratique qui créent les voyageurs légitimes et les passagers indésirables, évitent de potentielles protestations de ces derniers et feignent une responsabilité (accountability), destinée à un public plus large de citoyens. En tant que tel, le contrôle de la frontière serait dès lors plus un acte politique symbolique qu'un outil efficace de politique de mobilité et d'immigration.
Based on empirical research in a European airport, this article analyses how border guards control third-country nationals by advancing an anthropology of the power of border control as exhibited by the use of symbolic violence and discretionary state power. Leaning on the theories of street-level bureaucracies and organizations, we analyze the work practices, professional routines and organization of the work of border guards in order to show how border guards activate and constitute the border and the control of mobility. We argue that control at the airport is based both on the influence of the network-border and on a dramaturgical performance of bureaucratic governance, which is meant to create legitimate travelers and undesirable passengers, while circumventing potential protests of the latter and simulating accountability toward the broader public of citizens. As such, border control is more of a symbolic act than an efficient tool of immigration policy. - L'urbanisation forcée comme politique contre-insurrectionnelle : La vie au sein des villages stratégiques construits en Argentine (1976-1978) - Pamela Colombo p. 91-110 Le programme militaire de création des « villages stratégiques » – qui émerge au début de la guerre froide – a pour objectif la création d'espaces urbains ex nihilo pour y déplacer la population rurale qui habite dans des zones sous influence de groupes guérilleros. Cet article analyse le Plan de relogement rural mené dans la province argentine de Tucumán (1976-1978) qui a donné naissance à quatre villages stratégiques. Quelles sont les reconfigurations que ce programme a produites dans l'espace social et quelles sont celles qui perdurent ? Comment se déroule la vie quotidienne au sein de ces espaces où monde militaire et monde civil coexistent ? Quelles sont les caractéristiques d'un espace urbain pensé et conçu pour empêcher les populations de soutenir la guérilla ? L'analyse d'entretiens approfondis réalisés avec des habitants des villages stratégiques de Tucumán permet d'examiner l'impact social et politique de l'urbanisation forcée comme technique de contre-insurrection.
The military program for building “strategic villages”, which emerged at the beginning of the Cold War, sought to develop ex nihilo urban spaces to displace rural populations living in zones influenced by guerrilla groups. This article analyses the Rural Relocation Plan implemented in the Argentinian province of Tucumán between 1976 and 1978 that led to the construction of four strategic villages. In doing so, it seeks to establish whether or not space has the power to transform a community's political and social life in the long term. This article equally addresses the following three questions: What is everyday life like in spaces where military and civil worlds cohabit and hybridize? What are the characteristics of urban spaces designed to dissuade populations from rising up in support of the guerrillas? The analysis of in-depth interviews conducted with the inhabitants of strategic villages in Tucumán allows for an examination of the social and political effects of forced urbanization as a counter-insurgency technique. - Écrire (sur) un massacre : Acteal 1997-2008 (Mexique) : Enjeux d'écriture, enjeux d'interprétations - Sabrina Melenotte p. 111-129 Cet article revient sur les enjeux politiques et herméneutiques du massacre d'Acteal, survenu le 22 décembre 1997 dans la municipalité de Chenalhó (État du Chiapas, Mexique) dans le cadre du conflit armé qui débuta après le soulèvement zapatiste de 1994. Il se penche sur les différents récits émis par les acteurs politiques (gouvernementaux et non-gouvernementaux), universitaires et judiciaires qui, en dix ans, ont érigé le massacre en un paradigme de l'État persécuteur. L'analyse des controverses et de la double affaire produite sur le massacre met en exergue la bataille discursive entre ces acteurs gouvernementaux et non-gouvernementaux. Dix ans après les faits, une notable concurrence des victimes consista en une inversion rhétorique, relayée sur les scènes judiciaire et médiatique, faisant des « auteurs matériels » du massacre des « prisonniers innocents ». En outre, le caractère performatif de la violence, qui s'adosse à une reconstruction postérieure des faits par les acteurs concernés, permet d'examiner l'évolution du traitement du paramilitarisme au Mexique et d'analyser quelques spécificités du régime mexicain par rapport à d'autres pays latino-américains.
This article reviews the policies and hermeneutical issues of the Acteal massacre, which occurred on the 22nd of December 1997 in the municipality of Chenalhó (Chiapas, Mexico) and took place in the context of an armed conflict that began after the Zapatista uprising of 1994. It examines the different accounts issued by both governmental and non-governmental political actors alongside academic and judicial actors who, in ten years, have established the massacre as being in the paradigm of the persecuting state. An analysis of the controversies and the two-sided story produced on the massacre underlines the discursive battle between those aforementioned governmental and non-governmental actors. Ten years after the fact, noteworthy competition between the victims consisted of a rhetorical inversion, relayed on judicial and media scenes, turning the “material authors” of the massacre into “innocent prisoners”. Moreover, the performative nature of the violence that leans against a subsequent reconstruction of events from concerned actors enables an examination of the evolution of the issue of paramilitarism in Mexico and an analysis of some of the specific features of the Mexican regime in comparison to other Latin American countries. - Désarmer le sujet : souvenirs de la guerre et citoyenneté imaginée au Pérou - Kimberly Susan Theidon p. 131-149 La guerre et l'après-guerre sont de puissants modèles pour l'élaboration et la transmission d'histoires individuelles, collectives et nationales. Ces histoires reflètent l'expérience humaine mais elles la forment aussi, en traçant les contours de la mémoire collective et en produisant des effets de vérité. Ces histoires utilisent le passé de manière créative, en en combinant et recombinant les éléments au service d'intérêts du présent. Dans ce sens, l'appropriation délibérée de l'histoire implique à la fois mémoire et oubli – tous deux processus dynamiques imprégnés d'intentionnalité. Cet article explore les usages politiques des récits élaborés dans les villages ruraux du département d'Ayacucho au sujet de la guerre civile qui a déchiré le Pérou durant quelque quinze années. Chaque récit a un dessein politique et s'adresse à une audience à la fois interne et externe. En effet, le déploiement des récits de la guerre a beaucoup à voir avec la création de nouveaux rapports de pouvoir, d'ethnicité, de genre qui sont des composantes essentielles des redéfinitions contemporaines du politique dans cette région. Ces nouveaux rapports influencent la construction des pratiques démocratiques et les modèles de citoyenneté élaborés dans le contexte actuel.
War and its aftermath serve as powerful motivators for the elaboration and transmission of individual, communal, and national histories. These histories both reflect and constitute human experience by contouring social memory and producing truth effects. These histories use the past in a creative manner, combining and recombining elements of that past that serve to interests in the present. In this sense, the conscious appropriation of history involves both remembering and forgetting—both being dynamic processes permeated with intentionality. This essay explores the political use of the narratives being elaborated in rural villages in the department of Ayacucho regarding the internal war that convulsed Peru for some fifteen years. Each narrative has a political intent and assumes both an internal and external audience. Indeed, the deployment of war narratives has much to do with forging new relations of power, ethnicity, and gender that are integral to the contemporary politics of the region. These new relations impact the construction of democratic practices and the model of citizenship being elaborated in the current context.
Hors thème
- Les veines ouvertes de l'héritage : Les mandats familiaux de la mémoire de l'exil chilien - Fanny Jedlicki p. 151-167 Plus de quarante années ont passé depuis le coup d'État militaire du 11 septembre 1973 qui renversa le gouvernement d'Unité Populaire, présidé par Salvador Allende, incarnant à ce moment de la guerre froide l'espoir d'un modèle d'alternative socialiste susceptible de se propager dans le monde. Si l'année 2013 a été l'occasion d'importantes commémorations de l'événement, en particulier en France, il s'agira ici d'analyser les effets de ce dernier sur les mémoires familiales d'exilés et retornados (littéralement retournés) chiliens, ayant vécu principalement en France. Autrement dit, il sera question d'héritage et de construction de soi, à partir d'un cas sociologique spécifique : l'exil et son corollaire le retour, expériences migratoires forcées marquées par des engagements politiques sur la gauche de l'échiquier politique et par la violence extrême, traumatisant au moins deux générations.
More than forty years have passed since the military coup of the 11th of September 1973, which overthrew the Government of Popular Unity headed by Salvador Allende and incarnating at that point of the Cold War the only hope of an alternative socialist model capable of spreading throughout the world. If 2013 marked an important moment of commemoration of the coup, notably in France, this article proposes an analysis of the effects of that event on the family memories of Chilean exiles and the retornados (literally “the returned”) who predominately lived in France. In other words, this article addresses the issues of inheritance and construction of the self in the framework of a specific sociological case: exile and its corollary of return, alongside experiences of forced migration marked by political engagements with the left of the political spectrum and extreme violence, which has traumatized at least two generations. - « Danses macabres » : Une technologie culturelle du massacre des Tutsi au Rwanda - Thomas Riot, Nicolas Bancel, Herrade Boistelle p. 169-186 Au cœur de l'important répertoire chorégraphique du Rwanda républicain, les danses dites imihamirizo composent une technologie guerrière qui marque les corps de « l'animation politique » du pays. La souillure et l'irrégularité constituent les principaux éléments adverses contre lesquels combat le groupe. Dans le cadre de la sédimentation d'une hexis guerrière purificatrice, l'ennemi est rigoureusement identifié à la chair tutsi, prétendument responsable de l'infection des organes hutu. Du combat des danseurs à l'action de couper les inyenzi (serpents), danses guerrières et techniques des pogroms fabriquent une technologie culturelle du massacre des Tutsi au Rwanda.
At the center of the large choreographic repertoire of Republican Rwanda, the so-called imihamirizo dances constitute a technology of war that marks the bodies of the “political animation” of the country. The group of dancers mainly fights two major opposing components: filth and irregularity. Within the frame of the sedimentation of a purifying war hexis, the enemy is closely identified with the Tutsi flesh, which is allegedly responsible for the infection of Hutu organs. From the dancers' fights to the slicing of inyenzi (snakes), war dances and pogrom techniques build a cultural technology of Tutsi slaughter in Rwanda.
- Les veines ouvertes de l'héritage : Les mandats familiaux de la mémoire de l'exil chilien - Fanny Jedlicki p. 151-167
Regards sur l'entre-deux
- Marronnages érotiques : le dancehall jamaïcain entre culture et slackness : Entretien avec Carolyn Cooper - Jérôme Beauchez, Carolyn Cooper p. 189-206 Cousin jamaïcain du rap américain, le dancehall est souvent présenté comme l'enfant terrible du reggae. À l'instar du rap, c'est d'abord une musique qui porte l'expérience de la pauvreté. Elle résonne comme l'écho de la dureté des conditions de vie dans les ghettos de Kingston. Ainsi le dancehall fait-il souvent scandale auprès de la « bonne société », tant par ses mises en scène du sexe, de la violence et de l'argent – autant de sujets qui renvoient au domaine du slackness (i.e. de la débauche) – que par les critiques sociales proférées par ses artistes à l'encontre des valeurs de la classe dominante auxquelles sont opposés les principes de leur culture : celle des exclus de la société jamaïcaine. À partir d'un entretien avec Carolyn Cooper, professeure à l'Université des West Indies, ce dossier propose une lecture des codes du dancehall en dialogue avec une chercheuse qui a initié son étude en Jamaïque. Entre culture et slackness, un tel regard dépasse les limites de la scène musicale pour ouvrir une perspective originale sur la culture populaire jamaïcaine, ses résistances et ses conflits.A Jamaican cousin of American rap, dancehall is often described as the enfant terrible of reggae. Like rap, dancehall is first and foremost a music that conveys the experience of poverty. It provides an echo of the harsh living conditions of the Kingston ghettos. Dancehall often scandalizes “polite society,” both by its staging of sex, violence and money – issues that all relate to slackness (i.e. debauchery) – and by the social criticism voiced by its artists, who challenge the values of the ruling class who are opposed to the principles of their culture, that is of the excluded of Jamaican society. Through an interview with Carolyn Cooper, a professor at the University of the West Indies, this article offers a reading of dancehall codes in dialogue with a researcher who initiated its study in Jamaica. Between culture and slackness, such a perspective goes beyond the boundaries of the music scene and opens up an original perspective on Jamaican popular culture, its resistances and its conflicts.
- Marronnages érotiques : le dancehall jamaïcain entre culture et slackness : Entretien avec Carolyn Cooper - Jérôme Beauchez, Carolyn Cooper p. 189-206