Contenu du sommaire : De l'intérêt général
Revue | Astérion |
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Numéro | no 17, 2017 |
Titre du numéro | De l'intérêt général |
Texte intégral en ligne | Accessible sur l'internet |
Dossier
- De l'intérêt général : introduction - Pierre Crétois, Stéphanie Roza
- La formulation contractuelle de l'intérêt général entre droits et intérêts particuliers - Florence Perrin En faisant du sujet de droit la prémisse anthropologique de la société, la modernité bouleverse la nature de l'intérêt général qui se mesure désormais à l'aune des aspirations individuelles. L'intérêt général est moins un principe qu'une notion relationnelle, qui articule, par le moyen du contrat, la composition des droits et des intérêts particuliers. Pourtant, la réciprocité initiale entre le droit et l'intérêt débouche sur une tension contrariant le projet de composer un intérêt général apte à les satisfaire également. L'étude conjointe de deux auteurs, Thomas Hobbes et John Locke, permet de saisir que la priorité accordée à l'un des deux pôles, le droit et l'intérêt, aboutit à des pensées politiques radicalement divergentes, selon qu'elles portent l'accent sur l'exigence de la justice ou sur la poursuite de l'utilité sociale. Parce que la satisfaction des intérêts menace parfois de se retourner contre les droits, tandis que la protection des droits tend à discriminer les intérêts, la question se pose de savoir si l'univocité de la formule « intérêt général » ne masque pas une dualité dans sa nature, rendant problématique son statut d'idéal régulateur pour les sociétés modernes.By making the individual rights the anthropological premise of society, modernity subverted the essence of the common good which is now defined with regard to individual aspirations. The general interest can no longer be regarded as an end. Rather it is a means that reconciles individual rights and personal interests through the social contract. Therefore the project of a general interest complying with both individual rights and personal interests is compromised by their original reciprocity. Studying Hobbes and Locke, who focus respectively on general utility of society and on justice, allows us to understand that two radically different political philosophies emerge whether the author prioritizes one or the other when aiming at defining the general interest. As on the one hand the satisfaction of personal interests may threaten individual rights while on the other hand the protection of those rights tends to organize personal interests into a hierarchy, this paper discusses the dichotomous nature of the general interest which might explain why this notion is so hard to comprehend today.
- Intérêt commun ou intérêt général ? De l'enjeu d'une décision terminologique chez Rousseau - Théophile Pénigaud de Mourgues Dans cet article, je reviens sur un constat bien connu, mais jamais parfaitement élucidé : Rousseau n'emploie que très exceptionnellement l'expression « intérêt général », à laquelle il préfère celle d'« intérêt commun ». Je m'efforce d'y apporter une explication nouvelle, en partant d'un réexamen du concept même d'« intérêt » dans son œuvre, auquel il faut prêter un sens assez différent de celui auquel la philosophie politique nous a accoutumés : l'intérêt ne saurait être individuel, il ne saurait s'identifier à l'« avantage », il ne saurait faire l'objet d'un « calcul ». À ce titre, il existe une véritable antinomie entre la notion d'intérêt commun chez Rousseau et celle d'intérêt général qui se formalise chez les physiocrates de façon quasi contemporaine. L'intérêt commun est la base de formation démocratique d'une volonté politiquement orientée, qui prend comme telle le nom de « volonté générale », là où l'intérêt général est le langage normatif dans lequel une décision politique non nécessairement démocratique cherche à fonder sa légitimité en raison.In this article, I offer a new interpretation for Rousseau's surprisingly spare use of the phrase “general interest” in his works. My starting point is the very notion of interest in his political thought. For Rousseau, interest is not a matter of calculation but of experience; properly speaking, once we are in the state of society, there is nothing like an individual interest because all our interests are shared with somebody else. And our political interest (our sensitivity to society's general disorders) is shared with all our fellow citizens. In this regard, I bring to light a clear antinomy between the “common interest” in Rousseau's Social Contract and the “general interest” as conceptualized by the physiocrats a few years later. By “common interest” Rousseau means the material basis for the democratic formation of a general will (that is, a political will) among the citizens, whereas by “general interest” physiocrats mean the normative language in which a non-democratic political decision claims its legitimacy by appealing to reason.
- L'intérêt général au crible de l'intérêt commun - Pierre Crétois L'intérêt général (contrairement à l'intérêt commun) se présente comme une position de surplomb prenant le point de vue de la société et des exigences de rationalisation supposées la structurer. Nous nous proposons d'examiner trois options différentes concernant la nature et la détermination de cet intérêt en suivant, par facilité, une démarche chronologique qui, en réalité, se rapporte à des distinctions conceptuelles et thétiques de premier plan. L'approche du physiocrate, Lemercier de La Rivière dégage un intérêt général comme simple épiphénomène de l'intérêt des membres de la société qui cherchent tous à voir leurs gains individuels maximisés. L'approche de Saint-Simon, étudiée ensuite, renverse celle-ci car, pour ce dernier, les droits des individus dépendent entièrement de leur fonction sociale dans le système industriel de telle sorte que le seul intérêt commun des individus est leur intérêt d'industriel qui converge dans une coopération universelle, de telle sorte que l'intérêt général assumé par l'État exprime les exigences générales de l'industrie, c.-à-d. de la production et de la distribution optimale des ressources dans tout le corps de la société. Enfin, l'approche de Léon Bourgeois permet d'articuler une thèse basée sur les droits et la protection des individus avec une thèse fondée sur la promotion d'intérêts sociaux irréductibles aux intérêts individuels. L'intérêt général incarné par l'État vise alors à réinscrire l'individu dans les exigences et les obligations civiques notamment par des devoirs comme celui de payer l'impôt.The general interest (by opposition to the common interest) presents itself as a position of overhang, taking the point of view of society and the requirements of rationalization supposed to structure it. We propose to examine three different options concerning the nature and the determination of this interest. We follow a chronological approach which, in fact, refers to essential conceptual distinctions. Lemercier de La Rivière's approach shows general interest as a mere epiphenomenon of the interest of the members of society who are all seeking to see their individual gains maximized. The approach of Saint-Simon overturned it because, for him, the rights of individuals depend entirely on their social function in the industrial system in such a way that the only common interest of individuals is their interest as member of the industrial society. The general interest assumed by the State expresses the general requirements of industry, i.e. the production and optimum distribution of resources throughout the whole body of society. Finally, Leon Bourgeois' approach allows to articulate a thesis based on the rights and protection of individuals with a thesis based on the promotion of social interests irreducible to individual interests. The general interest incarnated by the State aims to reinstate the individual in the requirements and the civic obligations in particular by duties like that of paying the tax.
- Économie politique et nouvelle organisation industrielle : la priorité à l'intérêt général dans l'analyse des saint-simoniens - Gilles Jacoud À la mort de Saint-Simon en 1825, ses disciples s'efforcent de développer et de diffuser ses idées. Ils dénoncent un ordre économique et social dans lequel les travailleurs sont exploités par une minorité d'oisifs qui détiennent les instruments du travail. Les saint-simoniens défendent un projet visant à privilégier l'intérêt général plutôt que celui d'un petit nombre de propriétaires dans une économie qui fonctionne à leur profit. La recherche de cet intérêt général passe par une amélioration du sort des travailleurs qui doit se fonder sur une nouvelle approche de l'économie politique conduisant à une nouvelle organisation industrielle.Upon the death of Saint-Simon in 1825, his disciples endeavoured to develop and diffuse his ideas. They denounced an economic and social order in which workers were exploited by an idler minority in possession of the instruments of labour. The Saint-Simonians championed a project aiming to favour the public interest rather than that of a small number of owners profiting from an economy which catered to their needs. The quest for this public interest involved an improvement of the lot of workers and required a novel approach to political economy, in turn, leading to a new industrial organisation.
- Intérêt général, intérêt individuel et raison collective : perspectives à partir de l'œuvre de Proudhon - Édouard Jourdain On ne retrouve nulle part dans l'œuvre de Proudhon la notion d'intérêt général, ni en termes positifs ni en termes négatifs. Ce n'est pas, je pense, que Proudhon refusait le terme en tant que tel, mais il prêtait à mon avis trop à confusion avec la notion de volonté générale de Rousseau, envers qui il était très critique. Je pense que nous retrouvons néanmoins chez Proudhon plusieurs façons de concevoir l'intérêt général, qu'il assimile, me semble-t-il, au problème de l'unité : nous verrons qu'il estime qu'il existe de fausses unités et une réelle unité. Il est important de noter que Proudhon, dans son premier mémoire, se réclame de l'anarchisme. Il récuse donc le qualificatif de monarchiste, de démocrate, etc., mais revendique celui de républicain dans la mesure où il désigne la chose publique.What Proudhon's work calls collective reason questions the notion of the general interest in order to distinguish itself from Rousseau's terminology. The former allows the articulation between individuals and groups through both an anthropological and a deliberative procedure approaches. This conception of socialization will produce the unity that could result from the check and balance in normative terms. Thus, collective reason englobes the totality of social interactions. In the political sphere, the concept allows the understanding of general or collective interest not as the monist unity embodied by the sovereignty of the state, but by a pluralistic unity marked by the autonomy of the collective beings subordinating the state to their service.
- Intérêt général, intérêt de classe, intérêt humain chez le jeune Marx - Stéphanie Roza L'article s'efforce, à partir de l'analyse des expressions allemandes employées par le jeune Marx, de vérifier la thèse communément admise selon laquelle on ne trouverait dans ce corpus qu'une critique de l'intérêt général tel qu'il a été formulé sous la Révolution française, censé dissimuler l'intérêt de la bourgeoisie. L'analyse fait apparaître qu'une telle critique côtoie un effort théorique pour penser un « intérêt commun » ou « humain » qui, dépassant l'antagonisme des classes, pourrait prendre en charge l'intérêt de tous et de chacun.The article aims to question a commonplace : Marx would only have criticized the idea of “general interest” because, in his view, it would have been created during the French Revolution in order to guarantee and in the same time veil the bourgeois interest. The analysis, based on an enquiry on the German terms used by the young Marx, reveals, beside this critique, a theoretical attempt to think a “common” or “human” interest. This common interest would overcome class antagonism, and take over the interests of all and of everyone.
- Critique des parlements et critique de l'intérêt général dans La théologie politique de Mazzini de Bakounine - Jean-Christophe Angaut Cette contribution examine les rapports entre le matérialisme des intérêts que revendique Bakounine dans ses derniers textes et la critique qu'il propose des notions d'intérêt général, de représentation politique et de centralisation dans La théologie politique de Mazzini et l'Internationale (1871). Son objet est de montrer que la prise en compte du rôle social et historique des intérêts rend caduque toute possibilité d'un intérêt général qui viendrait à son tour fonder la légitimité d'une représentation politique dans une assemblée centraliste. La première partie de l'article examine le rapport entre ce matérialisme des intérêts et la conception matérialiste de l'histoire proposée par Marx et Engels. La seconde insiste sur la critique de l'intérêt général comme fiction et sur l'impossibilité qui en découle de toute représentation dans le cadre d'un système centralisé, la reconnaissance de cette impossibilité débouchant même sur une critique du mandat impératif.This contribution deals with Bakunin's materialistic conception of human interests and its relationship to his harsh criticism of any idea of general interest, political representation and centralisation, especially in his late work Mazzini's Political Theology and the International. The purpose of the article is to show how, by considering human interests and their role in society and history from a materialistic point of view, Bakunin also thinks general interest as something impossible, so that any legitimate foundation for political representation in a centralist assembly. The first part of the contribution deals with this materialistic conception of interests and its relationship to Marx's materialistic conception of history. The second part is about the very criticism of general interest as a mere fiction, so that any legitimate representation in the framework of a centralised system becomes impossible, even if the members of such an assembly are limited by imperative mandates.
Varia
- L'inceste : filiations, transgressions, identités. Avec Spinoza et Freud - Isabelle Sgambato-Ledoux L'inceste, comme transgression en acte, et l'incestuel, comme séduction narcissique et aliénante, constituent des figures d'une causalité que Spinoza et Freud, dans des perspectives différentes, ont explorée. Appuyée sur les grands principes qui fondent leurs démarches respectives, la confrontation de leurs analyses du procès d'individuation, de la filiation et de la transgression conduit à un éclairage réciproque des deux doctrines : apparaissent alors nettement certains de leurs points de convergence théorique comme leurs dissemblances. Elle permet aussi la reconstitution théorique de la genèse et de la nature de l'inceste dans ses trois principales formes, en tant qu'objet d'interdit social, inceste psychique et inceste en acte. Loin d'être l'effet de désirs sexuels conduisant à la transgression de la loi, l'inceste résulte de son absence, et de la persistance de liens fusionnels qui manifestent à la fois les difficultés et l'immaturité des individus qu'ils unissent.Incest, as the acting of transgression and incestuality, as a psychic reality implying a narcissistic and alienating seduction, result of a causality explored by Spinoza and Freud, each in their own way. Founded on the main principles of their respective approach, the confrontation of their analyses of the individuation process, of filiation and of transgression, leads to each doctrine's shedding light on the other. Then, the theoric points of convergence and the differences clearly appear. This confrontation also allows the theoric reconstitution of the genesis and of the nature of incest in its three main forms : as an object of social prohibition, as psychic incest and as enacted incest. Far from being the effect of sexual desires paving the way to a transgression of the law, incest is fostered by the very absence of the law and by the survival of too intense links that show at the same time the difficulties and the immaturity of the individuals they bind.
- L'inceste : filiations, transgressions, identités. Avec Spinoza et Freud - Isabelle Sgambato-Ledoux